Considérations sur l'autonomie

  1. Si l'on a tant parlé au printemps dernier de convergence des luttes, c'est bien qu'elle n'allait pas de soi, comme l'a démontré le Comité Vérité et justice pour Adama en prenant la tête du cortège de la manifestation contre Macron du 26 mai pour rappeler aux organisateurs qu'ils n'avaient jamais pris en compte dans leurs revendications l'existence des quartiers populaires, du racisme et des violences policières. Il faut admettre cette évidence : beaucoup des combats politiques et sociaux d'aujourd'hui désorientent une gauche traditionnelle pour qui toute revendication propre est un obstacle potentiel à la poursuite du grand objectif commun, pour les uns une victoire électorale (#tapezFI), pour d'autres la révolution prolétarienne (#tapezLO). Or poursuivre ces deux licornes, de plus en plus mythiques, presque oubliées, ne suffit plus à convaincre des gens contraints par l'urgence et résolus à agir de la nécessité de mettre sous le tapis leurs revendications propres. Ce qui ne signifie pas qu'elles s'opposent nécessairement entre elles - souvent elles se croisent, se recroisent, s'appuient les unes les autres - mais qu'on ne peut plus les ignorer en tant que telles. Dans leur singularité. Avec leurs méthodes d'action et leurs objectifs.

  2. Mauvaise nouvelle pour les leaders : il y aura de moins en moins de subordonnés. Mais il peut y avoir des alliés. A condition qu'on en accepte l'idée. La question de l'alliance est aujourd'hui centrale. Non plus au niveau des partis, mais des mouvements sociaux. Cela passe par la construction d'une entente, d'une écoute réciproque, du respect de la parole des uns et des autres, de l'admission franche et entière de son droit à être et à s'organiser comme il l'entend, et naturellement par des affrontements, des rapprochements et des éloignements. L'Autre Quotidien se fera l'écho de ces débats, dont l'issue est essentielle pour que la société change dans le bon sens. Comme dans toutes les intersections, la possibilité de collision existe. Il y aura donc des froissements, des coups de klaxon, des accidents, des énervements. Mais il faut qu'il y ait circulation, et que la circulation l'emporte.

  3. En remplissant l'espace, laissé vide des années par les syndicats et les partis, de la constellation des paroles singulières, l'existence d'un cortège de tête dans toutes les manifestations importantes s'est imposée ces trois dernières années comme une nécessité, et donc comme quelque chose que les organisateurs ne rêvent même plus de voir disparaître. Ce n'est pas la violence qu'on devrait d'abord y remarquer. Elle n'est pas automatique. Et la plupart du temps plus symbolique qu'autre chose. Mais la solidarité, dans l'adversité comme dans la joie d'être là, de compter enfin, de s'exprimer par eux-mêmes, de gens dont on pourrait penser, tant ils sont divers, qu'ils n'ont rien à faire ensemble, et qui soudain font corps. Ils ont en commun d'avoir retrouvé le goût d'écrire leur vie. De se dérober à la dictée de l'époque et des autorités. De penser que leur destin n'est pas déjà décidé. De sortir du scénario. Pour rendre compte de cette insurrection de ceux qui refusent d'être des figurants, mais revendiquent leur liberté d'être, de parler et de décider par eux-mêmes, L'Autre Quotidien ne peut être qu'un roman collectif et polyphonique.

    Christian Perrot