Que crève (enfin) le capitalisme d'Hervé Kempf

La colère de moins en moins froide d’un observateur attentif depuis longtemps face à l’inaction climatique engendrée par un capitalisme tardif arc-bouté sur ses obsessions de profitabilité.

« Ôôôôôôô, quelle violence ! Quelle faute de goût, quelle brutalité, quelle horreur ! Ne peut-on pas s’exprimer, euh, paisiblement, raisonnablement, entre gens de bonne compagnie ? Mais là… pouah… »
Que crève le capitalisme, mes amis ! Que crève cette baudruche immonde, ce monstre stupide, cet ivrogne insatiable, ce meurtrier insensible, ce violeur impénitent, cette ganache ventripotente, ce concept délirant, cette histoire subclaquante, mais oui, qu’il crève, ce fatum puant, ce cauchemar de toxicomane, qu’il disparaisse, le capitalisme, corps malade éventré des plaies de la Terre, ver immonde qui ne survit que de l’anéantissement de la vie, tumeur métastatique, élixir trompeur des rêves impossibles, virus mortifère, gredin, chenapan, criminel, boudin gras et suintant, bulldozer métallique et sans pitié, cyber caché et pervers, qu’il crève, et que vivent les sans-abri, que dorment les sans-logis, que se rassasient les affamés, que coure le léopard, que transpire la jungle, que sourie la mère, que vive enfin le monde, que l’horizon s’éclaire, que la lumière revienne, que se lève un avenir qui ne serait pas de catastrophe, de chaos, d’étouffement, de lutte pour une survie misérable, que vive enfin l’humanité libérée des rets tentaculaires de l’argent qui veut décider de tout.
Que crève le capitalisme pour que nous vivions. Titubants, comme l’alcoolique désespéré de savoir se détruire et qui pourtant reprend un verre, groggy, vaporeux, nous avançons dans le brouillard de la consommation en sachant qu’il détruit tout et pourtant incapables de dire stop, d’arrêter, de bifurquer, addicts au dernier, pour la route, la route qui conduit à l’abîme.
Que crève le capitalisme, que finisse cette histoire qui eut son aube, son aurore, sa jeunesse, sa maturité, ses tournants, ses phases folles, criminelles, énergiques, créatives, et qui maintenant n’est plus que mécanique absurde, vampirique, qui ne peut maintenir l’apparence du normal qu’en suçant à l’os la peau et la chair et les nerfs et le cœur de la Terre, et des humains qui tentent, comme depuis un million d’années, d’y vivre, simplement.
Que crève le capitalisme, mes amis, et n’ayez crainte de proférer l’imprécation interdite pour qu’en leurs palais moroses les puissants incertains voient se fissurer leur monticule de papier, pour qu’en leurs tours phalliques les spéculateurs sentent le souffle du cyclone, pour qu’en leurs prisons dorées les opulents tremblent d’appréhension, n’ayez crainte de leur pouvoir évanescent, de leurs alibis sans valeur, de la peur qu’ils distillent, n’ayez crainte de l’avenir. Et que crève le capitalisme pour que s’ouvre le monde nouveau, le monde d’une humanité réconciliée avec le cosmos.

Publié au Seuil en 2020, treize ans après « Comment les riches détruisent la planète », « Que crève le capitalisme » (souvent sous-titré officieusement « Ce sera eux ou nous ») constitue une réaction salutaire – et légitimement emportée – à la radicalisation (éventuellement paradoxale) du capitalisme néo-libéral, « tardif », que toutes et tous peuvent hélas observer depuis le lendemain de la crise des subprimes de 2007-2008 (que l’on se souvienne par exemple du magnifique « Les effondrés » de Mathieu Larnaudie, publié en 2010). Contrairement à toutes les laborieuses promesses d’auto-réforme enregistrées à l’époque, la détermination d’une grosse poignée d’ultra-riches – et de leurs beaucoup plus nombreuses troupes, directes et indirectes, (grassement) rémunérées – à poursuivre la course à l’abîme s’est non seulement révélée intacte, mais dans certains domaines, s’est même accélérée : c’est ce constat implacable que rappelle d’abord Hervé Kempf, depuis son poste d’observateur privilégié à la rédaction en chef de Reporterre, le quotidien de l’écologie. En une grosse centaine de pages, il recense ici les principales obstinations délétères de ce capitalisme arc-bouté sur son unique indicateur réel, celui du profit arraché à la Terre et aux humains, confisqué pour sa majeure partie en accumulation insensée et sans avenir – les principales seulement, car une étude exhaustive de tous ces combats retardateurs, pratiqués chaque semaine en tous lieux de décision par les lobbyistes du capital,  à tout propos (ou presque) pouvant ralentir leur course folle, demanderait naturellement plusieurs dizaines de milliers de pages. Au fond, et malgré tous les discours que l’auteur, comme nous, lectrices et lecteurs, a pu entendre, rien n’a vraiment changé depuis le « Printemps silencieux » (1962) de Rachel Carson, et la remontrance du fictif vice-président des États-Unis, Raymond Becker, dans « Le jour d’après » (2004) de Roland Emmerich (« L’économie est tout aussi fragile que l’environnement, pensez-y avant de faire des annonces sensationnelles »), demeure plus que jamais le seul discours à se traduire au quotidien en actions (et en inactions) décisives.

La transformation écologique du monde se poursuit à une vitesse sidérante. Le changement climatique fonce comme un troupeau de bisons lancés au galop, menaçant de tout dévaster sur son passage. Et nous continuons à tergiverser, soupeser, évaluer, fixer des objectifs à 2050, ratiociner, pendant que les nuées de la furie se rassemblent à l’horizon.
Ce livre est une interpellation dont le sens profond pourrait effrayer son auteur s’il ne savait que la poursuite de l’entre-deux actuel n’était pas plus effrayante encore.
Il y a près de quinze ans, dans Comment les riches détruisent la planète, j’ai expliqué l’articulation essentielle de la crise sociale, résumée dans la montée des inégalités, et de la catastrophe écologique, démontrant qu’il n’était pas possible d’éviter celle-ci si on ne résolvait pas celle-là.
Mais si le mouvement social et le mouvement écologique se sont, en grande partie, transformés pour converger et ont commencé à nouer des alliances, du côté des puissants, des dominants, de l’oligarchie, rien n’a vraiment changé. Pis encore, comme on va le montrer dans ce livre, la classe dirigeante s’est arc-boutée, s’engageant dans la foulée de l’ébranlement financier de 2008-2009 sur un nouveau chemin de radicalisation du capitalisme, niant la nécessité du changement et montant les pièces d’un apartheid planétaire. Nous sommes arrivés à un moment de l’Histoire où c’est eux ou nous. Il ne s’agit plus de convaincre les dominants, mais de détruire leur système de domination. Il s’appelle le capitalisme, et le capitalisme doit s’effondrer si nous voulons préserver les chances d’une société humaine en paix et assurant la dignité de ses membres.
Dire que le capitalisme a une histoire signifie qu’il a un début et une fin. En tant que phénomène historique, cette forme particulière d’organisation sociale va disparaître pour laisser place à une autre forme. Les historiens en situent le début au XVIe siècle. La fin, on peut maintenant l’envisager. Elle ne va pas advenir d’un coup, comme la mort d’un organisme vivant, mais selon un processus continu et prenant un certain temps, qui n’est prévisible qu’en partie, même si des trajectoires possibles se dessinent. Des scénarios cruciaux ont notamment été établis par le Giec (Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat) : ils mettent en rapport la hausse prévisible des émissions de gaz à effet de serre et le réchauffement de l’atmosphère moyenne. La traduction de ces trajectoires en évolutions concrètes de la société dépend de celle-ci, c’est-à-dire que nous sommes collectivement maîtres de notre destin. Nous pouvons influencer le processus, s’il n’a pas un chemin tout tracé.
En termes politiques, on peut traduire les cas extrêmes de ces scénarios en deux pôles : l’un est celui d’une société sobre, ayant rétabli l’équilibre avec la biosphère (le climat étant considéré comme le marqueur d’un comportement écologique général), l’autre est celui d’une société ayant laissé les émissions atteindre un niveau si élevé que le réchauffement rend la vie humaine (notamment) extrêmement pénible. Ces deux pôles représentent, l’un une société ayant largement résolu le déséquilibre fondamental des inégalités entre les humains et se trouvant en paix, l’autre une société en proie au chaos violent provoqué par la lutte incessante pour s’approprier les ressources dans un monde livré à la fournaise. Entre ces deux pôles s’étend une gamme de situations possibles, et il dépend de notre action que la réalité approche telle ou telle branche de l’alternative.
Chacun de ces pôles est l’aboutissement de la logique suivie par une configuration particulière d’intérêts. Autrement dit s’exprime ici un conflit que l’on doit assumer, en considérant que certains ont intérêt à aller vers le pôle désastreux et qu’ils entrent en lutte avec ceux qui veulent aller vers le pôle harmonieux. Il faut cesser de croire que tout le monde veut aller vers le pôle harmonieux : cela implique de tels changements que ceux qui profitent de forts avantages actuellement ne sont pas prêts à les abandonner au nom de l’intérêt général.
Il y a des gens qui ne veulent pas que ça s’arrange, et il faut définir les stratégies pour les empêcher d’orienter la décomposition du capitalisme sur une voie néfaste. C’est pourquoi la question stratégique est aujourd’hui centrale pour le mouvement écologique, pour le mouvement émancipateur, et en fait simplement pour toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté. L’écologie est l’enjeu politique central des premières décennies du XXIe siècle.

Face à la radicalisation capitaliste, désormais pleinement mortifère, écologiquement et humainement, Hervé Kempf, tout en restant, à son habitude, soigneusement analytique, est donc logiquement passé au stade de la colère assumée.

Qu’ils semblent loin en effet, désormais, les cris d’alarme, en fiction, du John Brunner du « Troupeau aveugle » ou, en non-fiction, du « Les limites à la croissance » des époux Meadows, tous deux publiés en 1972… De même que l’on notera, chez un romancier pourtant aussi déterminé que le grand Kim Stanley Robinson, l’infléchissement notable – dans le sens de la radicalité désormais indispensable – entre son « SOS Antarctica » de 1997, sa « Trilogie climatique » de 2004-2007 et son « Ministère pour le Futur » de 2020, Hervé Kempf rappelle ici solennellement, et avec un énervement évident et logique, que le temps des demi-mesures est passé, et qu’il faudrait sérieusement songer à balayer ces obstacles si mortifères, et à en finir avec le tabou de la violence envers les biens – qui nous tuent. Andreas Malm, avec son « Comment saboter un pipeline » de 2020, ne dit pas autre chose, et c’est bien à nous toutes et nous tous d’en tirer désormais, enfin, les conséquences éventuelles.

Mais il faut repérer deux choses nouvelles au milieu de cette avalanche d’informations. D’abord, le processus de destruction s’est accéléré à tel point qu’en quelques décennies ce qui était objet de débat est devenu une réalité sensible en tout lieu de la planète. J’observe comme journaliste scientifique la crise écologique depuis trois décennies. Autour de 1990, l’alerte écologique avait été relancée depuis quelques années (à partir des pluies acides en 1983, des accidents de Bhopal en 1984 et de Tchernobyl en 1986, de la déplétion de la couche d’ozone connue en 1988, du premier rapport du Giec sur le climat en 1990). Cependant, le doute restait grand tant sur le changement climatique qu’à propos de la biodiversité, dont le concept n’avait été posé par les biologistes qu’en 1986. Si l’on savait que la destruction des espèces et des milieux naturels était en cours, les scientifiques avaient du mal à évaluer les taux d’extinction des espèces (le concept d’espèce était lui-même disputé), et former une vision globale des milliers de situations particulières était difficile. Quant au changement climatique, il restait incertain, comme le reconnaissait le Giec deux ans après son rapport de 1990 : la réaction de la température moyenne à la surface du globe au doublement du CO2 (gaz carbonique ou dioxude de carbone) ne dépasserait « probablement pas » la fourchette de 1,5 °C à 4,5 °C, écrivait-il ; il y avait « de nombreuses incertitudes dans [leurs] prédictions, particulièrement en ce qui concerne « le calendrier, l’ampleur et les effets régionaux » ; la hausse de la température depuis cent ans « est de même magnitude que la variabilité naturelle du climat » ; la détection sans équivoque de l’accroissement de l’effet de serre « n’est pas probable avant une décennie voire plus ».
Les climato-sceptiques, le plus souvent financés par les compagnies pétrolières, se sont engouffrés dans cette hésitation pour entretenir le doute et créer la confusion dans l’opinion publique. C’est tout à l’honneur des scientifiques d’avoir avancé avec prudence pour asseoir leurs conclusions avec le plus grand degré possible de certitude. Mais il a fallu des années pour parvenir au fait indiscutable que la sixième crise d’extinction des espèces s’amorce et que le changement climatique est lui aussi pleinement engagé. La connaissance scientifique, et c’est logique, est toujours en retard sur la réalité des phénomènes qu’elle tente de décrire. L’ennui, le gros ennui, est que la lente marche pour refermer peu à peu les interrogations a permis aux conservateurs de maintenir un statu quo destructeur. Si bien qu’en à peine trente ans réchauffement, recul de la diversité de la vie et pollution des écosystèmes ont atteint des niveaux effrayants.
Autre élément nouveau et crucial, les dégâts macro-écologiques affectent les pays riches, alors que jusqu’à récemment ils se manifestaient surtout dans les pays du Sud. Qui était réellement concerné en Europe ou en Amérique du Nord quand les Pygmées du Cameroun ou les Yanomami au Brésil constataient la destruction des forêts où ils vivaient, quand les Philippins ou les Guatémaltèques voyaient leur économie meurtrie pour plusieurs années par des cyclones, quand les Pakistanais étouffaient par une chaleur de 45 °C ? Cependant, depuis le coup de gong de l’ouragan Katrina qui a balayé La Nouvelle-Orléans en 2005, le souffle oppressant de la catastrophe atteint les rivages prospères. En Californie, avec des feux monstrueux à répétition, l’exception devient d’une banale normalité. En 2019, l’Australie a éprouvé pendant des mois des incendies de forêt au goût d’apocalypse. En 2020, un virus venu de la forêt profonde et disparue a plongé le monde dans la stupeur et la paralysie. Nous ne sommes plus à l’abri. Et le spectre de l' »effondrement » taraude les sociétés opulentes, qui oublient que cette situation a déjà été subie par d’autres cultures : Mayas, Incas et Aztèques exterminés par les maladies apportées par les Européens au XVIe siècle, sociétés africaines déprimées par l’esclavage des Européens aux XVIIe et XVIIIe siècles, peuples premiers des États-Unis d’Amérique quasiment détruits par un génocide au XIXe siècle. Le monde s’effondre, écrivait Chinua Achebe en 1958, face à la « modernisation ». Mais qui écoute un écrivain nigérian ?

Hugues Charybde le 10/04/2023
Hervé Kempf - Que crève le capitalisme - Seuil- Points Terre

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