Sur l'anarchie aujourd'hui, par Giorgio Agamben

Créé à l'origine comme une mesure d'urgence face aux attentats perpétrés par la mafia dans les années 1980 et 1990, l'article 41-bis du code pénal est devenu une arme essentielle de l'arsenal de l'État italien contre le crime organisé. Les restrictions comprennent l'isolement dans des cellules individuelles, un temps de cour limité et une courte visite mensuelle avec les membres de la famille, derrière une paroi de verre. C’est le régime appliqué à un anarchiste italien, Alfredo Cospito, qui a fait trois mois de grève de la faim avant d’être transféré dans une autre prison.

Si pour ceux qui entendent penser la politique, dont elle est en quelque sorte le foyer extrême ou le point de fuite, l'anarchie n'a jamais cessé d'être d'actualité, elle l'est aussi aujourd'hui en raison des persécutions injustes et féroces dont l'anarchiste Alfredo Cospito est l'objet dans les prisons italiennes. Parler d'anarchie, comme on a dû le faire, sur le plan du droit, implique cependant nécessairement un paradoxe, car il est pour le moins contradictoire d'exiger que l'État reconnaisse le droit de nier l'État, de même que, si l'on entend pousser le droit de résistance jusqu'à ses ultimes conséquences, on ne peut raisonnablement exiger que la possibilité de la guerre civile soit juridiquement protégée.

Pour penser l'anarchie aujourd'hui, il vaudra donc mieux se placer dans une toute autre perspective et s'interroger plutôt sur la façon dont Engels la concevait, lorsqu'il reprochait aux anarchistes de vouloir substituer l'administration à l'État. En fait, cette accusation cache un problème politique décisif, que ni les marxistes ni peut-être les anarchistes eux-mêmes n'ont correctement posé.

Ce problème est d'autant plus urgent qu'on assiste aujourd'hui à une tentative de réaliser de façon quelque peu parodique ce qui était pour Engels le but déclaré de l'anarchie, c'est-à-dire non pas tant la simple substitution de l'administration à l'Etat, mais plutôt l'identification de l'Etat et de l'administration dans une sorte de Léviathan, qui prend le masque bon enfant de l'administrateur. C'est ce que Cass Sunstein et Adrian Vermeule théorisent dans un ouvrage (Law and Leviathan, Redeeming the Administrative State) où la gouvernance, l'exercice du gouvernement, dépasse et contamine les pouvoirs traditionnels (législatif, exécutif, judiciaire), en exerçant au nom de l'administration et de manière discrétionnaire les fonctions et pouvoirs qui étaient les siens.

Qu'est-ce que l'administratif ? Le ministre, dont dérive le terme, est le serviteur ou l'assistant par opposition au magister, le maître, le détenteur du pouvoir. Le mot vient de la racine *men, qui signifie diminution et petitesse. Le ministre est au magister ce que le moins est au magis, le moins au plus, le petit au grand, ce qui diminue à ce qui augmente. L'idée d'anarchie consisterait, du moins selon Engels, à tenter de penser un ministre sans magister, un serviteur sans maître. Cette tentative est certainement intéressante, car il peut être tactiquement avantageux de jouer le serviteur contre le maître, le plus petit contre le plus grand, et de penser à une société dans laquelle tous sont ministres et aucun n'est magister ou chef. C'est en quelque sorte ce qu'a fait Hegel, en montrant dans sa fameuse dialectique que le serviteur finit par dominer le maître. Il est cependant indéniable que les deux figures de proue de la politique occidentale restent ainsi liées l'une à l'autre dans une relation inlassable, qu'il est impossible d'élucider une fois pour toutes.

Une idée radicale de l'anarchie ne peut donc que s'affranchir de la dialectique incessante du serviteur et de l'esclave, du ministre et du magister, pour se placer résolument dans l'écart qui les sépare. Le tertium qui apparaît dans cet écart ne sera plus ni administration ni état, ni minus ni magis : il sera plutôt entre eux comme reste, qui exprime leur impossibilité de coïncider. L'anarchie, c'est-à-dire avant tout le désaveu radical non pas tant de l'État ni simplement de l'administration, mais plutôt de la prétention du pouvoir à faire coïncider État et administration dans le gouvernement des hommes. C'est contre cette prétention que l'anarchiste se bat, finalement au nom de cet ingouvernable, qui est le point de fuite de toute communauté parmi les hommes.

Giorgio Agamben
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