à qui appartient l’Internationale ? Episode 4 : de Beaumarchais au beau marché

Après avoir rappelé qui étaient les auteurs de l’Internationale, il serait temps de savoir pourquoi l’hymne révolutionnaire n’est pas dans le domaine public. Pour ce faire, il va falloir remonter à Beaumarchais et à la Révolution française. Non sans avoir appuyé un nombre incalculable de fois sur la touche étoile de mon téléphone.

S’il vous prend un jour la fantaisie de vouloir joindre la Sacem (Société des auteurs et compositeurs et éditeurs de musique), je vous souhaite bien du plaisir. Cette aimable société de droit privé créée en 1851 a cédé aux sirènes de la dématérialisation et il est à peu près impossible de discuter avec quelqu’un sans devoir d’abord subir les affres du labyrinthe virtuel.

Que vous soyez auteur, compositeur ou éditeur, c’est toujours une voix féminine qui vous guide dans l’obscurité des questions improbables, dans le seul dessein, semble-t-il, de ne jamais vous répondre. On a beau appuyer sur la touche étoile, la touche 1, 2, 3 ou revenir au menu, on finit par oublier pourquoi on est là. Je ne veux pas « organiser de manifestation », « diffuser une œuvre » ou « rejoindre la Sacem », je veux juste savoir pourquoi l’Internationale n’est pas dans le domaine public, mais ce choix ne m’est hélas pas proposé.

Dans ma navigation, je finis par trouver quand même les coordonnées d’un service de presse, qui suivant mon expérience se doit d’être toujours joignable. Lorsque je lui écris, durant cet été d’angoisse sur la paternité de notre hymne chéri, une personne répondant au titre ronflant de «directrice du service influence & presse, France & International » me fait savoir qu’elle est en vacances jusqu’au  24 août, ce dont je me réjouis pour elle, car je suis amie des congés payés et du Front populaire. D’autant que son répondeur automatique m’oriente vers une autre adresse du service de presse où, selon ses promesses, je devrais trouver un interlocuteur avisé.

Kafka de conscience

Le cœur gonflé d’espoir, j’envoie donc mon message à l’adresse indiquée, mais ma messagerie m’informe par retour qu’elle n’existe pas, ce qui est pour le moins contrariant. Je suis en pleine kafkaïte quand une personne de la Sacem finit par me rappeler pour répondre à mes questions. Malheureusement, elle parvient à me joindre alors que je suis en route pour d’autres funérailles (la loi des séries n’est pas une légende urbaine), et j’ai du mal à discuter avec elle alors que, dans une forêt allemande, une dame adorable de 96 ans m’invite à enterrer ses cendres sous une brassée de roses.

Finalement, après d’autres décès attristants et bien des messages échangés sur Internet et par téléphone, nous réussissons à nous parler de vive voix. Je lui explique mon histoire et lui fais part de mon indignation lorsque Facebook m’a laissé entendre que je n’avais pas le droit de diffuser l’Internationale. Elle me cueille à froid : « Comment ça, vous n’êtes pas pour la protection des auteurs ? » Elle défend à juste titre les auteurs, mais l'argument touche ma corde sensible et j'en savoure l'ironie, moi qui suis justement auteure, et même autrice puisque vous insistez, ce qui m’a permis de constater à mon grand désappointement que dans l’industrie du livre, les seuls à gagner leur vie sont les éditeurs et les libraires, tandis que les auteur.es, le cœur du réacteur, crèvent en général la faim.

Un malentendu dramatique

« Facebook a eu raison, l’Internationale n’est pas dans le domaine public et vous n’avez pas le droit de l’utiliser», finit par confirmer mon interlocutrice.  Elle a beau être juste, la phrase m’écorche les oreilles par son incongruité. Comme j’essaie d’expliquer à la dame que je n’ai pas l’impression de spolier des auteurs morts dans la misère il y a presqu’un siècle – surtout au détriment de Facebook – elle invoque Beaumarchais : « qui a inventé ce magnifique concept du droit d’auteur que le monde entier nous envie».

En effet, c’est Beaumarchais (1732-1799) auteur du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro qui, le premier, avança l’idée que les auteurs devraient être rémunérés pour la création de leurs œuvres et qui créa, en 1777, le bien nommé Bureau de législation dramatique, devenu, en 1829, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (Sacd). Je reconnais que je suis puérile, mais le terme « dramatique » me donne toujours envie de rire bêtement, comme quand on parle du cabinet du ministre. L’arrivée de la vieillesse ne s’accompagne pas toujours, j’ai le regret de vous le dire, avec celle de la sagesse.

Embarquée malgré moi dans cette incroyable enquête, je découvre alors que Beaumarchais et Eugène Pottier ont de nombreux points communs. Ainsi, il a 58 ans lorsqu’il décide de se rallier à la Révolution française, qui le nomme membre provisoire de la commune de Paris. Pendant la Terreur, il est emprisonné, mais il échappe à la guillotine et parvient à se cacher pendant quelques années, qu’il passe en exil à Hambourg. Lorsqu’il revient, en 1796, il a le temps d’écrire ses mémoires avant de succomber à une apoplexie. Comme Pottier, il est enterré au cimetière du Père Lachaise (division 28). Mais s'il est resté dans l'histoire en sa qualité d'écrivain, il fut aussi homme d’affaires, négrier, espion et marchand d’armes. Ces différents atours sont loin, évidemment, d'inspirer confiance. C’est à lui par ailleurs qu’on doit le nom du quotidien Figaro, dont il écrit la devise : « Sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur. » Et l'homme a même prétendu que l'Amérique lui devait sa libération.

Aux Ambassadeurs

J’apprends aussi au détour de mes recherches que la Sacem est née en 1847, lorsque trois auteurs et compositeurs, Ernest Bourget, Paul Henri et Victor Parizot décidèrent de partir sans payer après une bonne soirée aux Ambassadeurs, sur les Champs-Elysées. Ils voulaient ainsi protester contre le fait que le propriétaire du café-concert  exploitait leurs œuvres sans les rémunérer en retour. Le procès qui fait suite à cette addition basket leur a donné raison, et la société civile créée en 1840 pour collecter les droits d’auteurs était la première du genre dans le monde. Aujourd’hui, la Sacem revendique 161 000 membres, 118 millions d’œuvres françaises et étrangères de 166 nationalités différentes. Pour 1 euro collecté, elle affirme reverser 87 centimes aux auteurs, compositeurs et éditeurs. Cela permet néanmoins d’assurer de confortables revenus aux dirigeants de cette entreprise privée, de l’ordre de 400 000 à 600 000 euros par mois pour son président, d'après Wikipedia.    

L’idée que les droits de l’Internationale puissent contribuer à enrichir de tels personnages me laisse sans voix. Mais… après tout, peut-être y a-t-il des héritiers, des héritières de l’infortuné Degeyter qui ont pu en bénéficier ?

Alors que je me perds en conjectures, des ami.es, qui taquinent le droit comme d’autres le goujon, viennent à ma rescousse : les auteurs de l’Internationale sont morts, l’un en 1887, l’autre en 1932, donc les droits auraient dû tomber dans le domaine public 70 ans après. Soit en 2002, si je sais compter, et sauf erreur de ma part quinze ans se sont écoulés depuis. Comme me l’apprennent mes amis allemands que je croise dans la forêt où l’on enterre la vieille dame adorable, l’Internationale est libre de droits partout en Europe depuis 2008. Oui, mais dans Le Monde, l’article de 2005 « Siffloter l’Internationale peut coûter cher » affirme que l’Internationale devrait tomber dans le domaine public en 2014. Alors, quelle est la bonne date ?

C’est mon interlocutrice de la Sacem qui finit par me conseiller de m’adresser directement aux Chants du Monde, qui en a toujours la gestion. J'ai en effet fini par entrer en contact avec les dirigeants de cette entreprise, qui vient justement d’être rachetée par une multinationale. Je vous dirai demain la conclusion de cette enquête, qui prouve une fois encore qu’il serait bien temps, pour le monde, de changer de base.

Elise Thiébaut