A qui appartient l’Internationale ? Episode 5 : les lendemains qui déchantent

Suite et fin du feuilleton : Facebook m’a dit le 23 juillet 2017 que je ne pouvais pas diffuser une vidéo où des gens chantaient l’Internationale parce que la musique n’était pas dans le domaine public. Jusqu’à demain.

A la fin du mois d’août, après avoir tiré les multiples fils qui racontaient le triste destin de auteurs de l’Internationale, je me suis résolue à contacter Le Chant du monde, qui en détient les droits. Claude Duvivier, son actuel patron, est réactif. En quelques jours, il me rappelle pour me livrer la clé de ce mystère – et même me donner l’autorisation de diffuser l’Internationale à titre gracieux. Je dispose désormais d’un courrier officiel qui me permettrait d’inviter les damnés de la terre à se lever urbi et orbi, comme on dit à Rome, sans risque de me faire mettre à l’amende. Les fantômes qui, le 22 juillet 2017, sont venus me mordre au mollet finiront-ils par me lâcher ? J’en doute.

Car si j’ai entrepris ce voyage « à l’Internationale » comme on dit dans le langage commercial, c’est d’abord en mémoire de mon père, Claude Thiébaut, qui devint par l’effet d’un concours de circonstance épique l’archiviste des films du Parti communiste français (après avoir été agent immobilier, musicien avec Catherine Ribeiro et cinéaste expérimental). A sa mort, en 1997, j’ai avec mes frères hérité de l’entreprise qui gérait ce fonds très particulier. Restituer ce patrimoine au Parti communiste fut une aventure ; elle supposait de renoncer à en tirer profit, ce qui est contraire au sens même des sociétés capitalistes. Mais c’était le sens même de son engagement, et le respecter nécessita d’une certaine façon de renoncer à notre héritage.

La fin du secret

Après bien des tracasseries et de multiples allers et retours de toutes sortes, la solution fut enfin trouvée : la Société à responsabilité limitée Zoobabel serait liquidée, tandis que serait créée une association sans but lucratif, donc, Ciné-Archives, chargée désormais de la sauvegarde et de la gestion du fonds. Dans « La Fin du secret : Histoire des archives du Parti communiste français » (Ed. de l’Atelier, 2012), Frédérick Genevée raconte cette transition en omettant un détail pourtant important : Zoobabel n’était pas une association. Et Thiébaut s’écrit avec un « t » à la fin, et non un « d ». Oui, je sais, le diable est dans les détails.

C’est Joëlle Malberg, fille d’Henri Malberg, qui eut la lourde tâche de créer puis d’animer Ciné-Archives. Notre rencontre autour de cet héritage fut le début d’une amitié sincère qui ne prit fin qu’à sa mort terriblement précoce, en 2008. Nous partagions bien sûr une histoire commune, et cet étrange destin des « filles et fils de », pris à leur corps défendant dans une logique de caste, quand bien même celle-ci avait pu se revendiquer du prolétariat et même de sa dictature. Pour Joëlle et moi, la politique était un sujet de débats mais aussi de tourments interminables. Comme Eugène Pottier qui se disait à la fois communiste et anarchiste, elle était libertaire et libertine. C’était une femme drôle, violente, audacieuse et d’une générosité rare qui se jugeait, je crois, beaucoup trop sévèrement. Elle me disait souvent « Toi, tu as de la chance, tu as su dire non à ton père ». Elle adorait le sien, que j’admirais de loin. Avec un esprit de contradiction touchant, elle était désespérément optimiste, comme son père se déclarerait "incorrigiblement communiste". Nous aimions plus que tout nous moquer de nous-mêmes.

Malgré tout, nous sentions bien que les vents ne nous seraient pas favorables. A l’exaltation révolutionnaire qui avait porté nos parents succédait le poids du désenchantement. Le mur était tombé. L’Union soviétique s’était effondrée. Le Parti continuait à se disloquer bien après la rupture du programme commun. Nous avions vu nos parents s'adorer puis se haïr brutalement, s'engueuler puis se réconcilier – qui sait ? – sur l’oreiller ou au ciné, autour d’un couscous ou d’une bouteille de rhum cubain, à la fin d’une édition toujours pluvieuse de la Fête de l’Huma. Nous ne savions pas que nous serions, nous, les enfants, comptables de ces ruines.

L'homme que nous aimions le plus

Lorsque j’étais petite, le week-end, j’allais souvent voir mon père au travail à Bagnolet. Il nous mettait avec mon frère dans une salle de projection où il nous passait des vieux Chaplin. Un jour, j’étais déjà adolescente, il projeta pour s’amuser un des fleurons du patrimoine communiste : « Staline, l’homme que nous aimons le plus ». Je me souviens avoir pensé en moi-même « comment peut-on aimer un inconnu plus que son propre père ? ». Il y avait aussi un film de propagande pour l’Humanité (le journal qui dit la vérité) avec Paul Préboist. Je somnolais, je traînais les pieds, je refusais d’adhérer aux Jeunesses communistes. J’étais l’exemple même de la fille ratée. Sur son lit de mort, mon père finirait même par me glisser : « Quel dommage que tu n’aies pas fait de politique ! »

Un jour, il entreprit de m’apprendre l’Internationale, que je me rappelle avoir chanté sans en comprendre les paroles. C’était comme les prières, qu’elles soient en français ou en latin, ou les mantras que je me répète depuis qu’à l’instar des damnés de l’artère, je me suis mise à la méditation pour calmer les soubresauts de mon cœur. L’Internationale m’était si intime que je n’aurais jamais imaginé devoir obtenir l’autorisation de la chanter. Et pourtant…

C’est en 1938 que la maison d’édition musicale Le Chant du monde a été créée par Léon Moussinac (1890-1964), pour diffuser des œuvres musicales d’avant-garde. Ecrivain, historien, journaliste, critique de cinéma, Léon Moussinac était entré au Parti communiste français en 1924. Avec Paul Vaillant-Couturier et Aragon, il a créé l’Association des écrivains et Artistes Révolutionnaires en 1932. Il serait probablement surpris de voir ce qu’il est advenu des œuvres qu’il a réunies au Chant du monde, et, surtout, d’apprendre que l’Internationale fait partie de son répertoire et peut faire l’objet de « royalties ». A sa création, Arthur Honegger, Charles Koechlin, Darius Milhaud et Francis Poulenc faisaient notamment partie de son comité de parrainage. Classée comme « bien juif » pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’entreprise rachète après la Libération les Editions sociales internationales et signe des contrats d’édition avec Prokofiev, Chostakovitch, Khatchatourian. Le Chant du monde verra aussi les débuts de Léo Ferré, Mouloudji, Cora Vaucaire et Colette Magny.

La Melodiya du bonheur ?

Dans les années 1950, Le Chant du Monde devient le représentant de la firme soviétique Melodiya et diffuse en France les grands compositeurs russes comme Rostropovitch. Melodyia était une entreprise d’Etat pour qui le droit d’auteurs et autres fantaisies à la Beaumarchais n’avaient aucun sens. Après la révolution d’octobre, « le droit civil entier avait été abrogé, y compris le droit d’auteur, explique un rapport du Conseil de l’Europe datant de 1998. L’accès des auteurs au public était considéré comme une récompense, aussi ne jugeait-on pas « convenable » d’en discuter les conditions. Il existait des tarifs uniques qui, en dépit d’une certaine modulation des coefficients, permettait en fait de niveler la rémunéation des auteurs de talent et des autres. Une œuvre publiée pouvait être utilisée par la suite sans l’autorisation de l’auteur et souvent même sans droits d’auteurs ». Je préfère ne pas imaginer la violence qui en résultait pour les auteur.es.

Claude Duvivier, éditeur de musique dans les années 80, se souvient d’un voyage qu’il avait fait en Union soviétique à l’époque de la glasnost : « A Moscou, quand je demandais à la VAAP (la société qui gérait les oeuvres et les artistes) à rencontrer des auteurs, on me disait : « Quels auteurs ? Il n’y a pas d’auteurs ! » 

Pendant que nous discutons au téléphone de l’Internationale, il avoue ne pas savoir grand-chose de l’histoire de son arrivée dans le répertoire, et ne parviendra pas à trouver d'ayants droits : les héritiers de Degeyter, s'il en avait, n'auraient donc jamais reçu un centime de l'exploitation. Car après avoir rejoint le groupe Harmonia Mundi après 1989, Le Chant du Monde a été racheté il y a six mois par le groupe international indépendant Sales Music dont Claude Duvivier dirige la branche française. « Pour moi, explique-t-il avec franchise, l’Internationale, ça rapporte rien. » Ce qui rapporte ? Les compositeurs russes – Prokofiev, Chostakovitch – ça, les publicitaires adorent. Ironie de l’histoire, en 1990, l’opéra Roméo et Juliette, de Prokofiev, servait d'ailleurs à lancer le parfum Egoïste, de Chanel. On ne peut trouver meilleur symbole d’un monde désormais voué au marché mondialisé et à la lutte de tous contre tous. Quel que soit le nom du parfum, pas à dire, ça sent surtout le sapin pour la classe ouvrière.

En guise de conclusion, Claude Duvivier me donne cependant le fin mot de l’histoire concernant l’Internationale. Selon la loi française, les œuvres composées avant le 31 décembre 1920 ne tombent dans le domaine public que 70 ans plus tard, prorogés de 14 ans et 274 jours correspondant à la durée cumulée des deux guerres mondiales. Cette disposition ne s’applique pas en Allemagne, c’est pourquoi l’Internationale y est libre de droits depuis 2008.

Alors ça nous fait arriver où, ces petits calculs ? Eh bien c’est tout simple : au 30 septembre 2017, c’est-à-dire demain. A partir du 1er octobre, pour fêter le centième anniversaire de la Révolution russe, on pourra donc chanter et diffuser l’Internationale sans risquer d’être rattrapé par la patrouille. A la dernière fête de l’Humanité, le bien nommé groupe Trust proposait donc une version de l’Internationale qui restera probablement dans l’histoire comme la dernière interprétation payante de l’hymne révolutionnaire. Je ne sais pas si on la chantera le 8 novembre 2017, à 18h30, lors de l'hommage national qui sera rendu à Henri Malberg au siège du Parti communiste français. 

En attendant, je profite de cette chute pour rappeler quelques vers de l'Internationale qu'on ne chante presque jamais parce qu'ils arrivent à la fin, mais qui restent bien d’actualité.

"L'État comprime et la Loi triche, 
L'impôt saigne le malheureux ; 
Nul devoir ne s'impose au riche ; 
Le droit du pauvre est un mot creux"

Salut Papa !

Elise Thiébaut