Dans les ruines, la nuit, avec cette femme qui ne criait plus. Par André Markowicz

Membres de la résistance juive dans une rue du côté aryen de Varsovie pendant la guerre (Simcha Rotem- Kazik Rathajzer est sur la gauche, Siewierski Stefan à droite, et Yitzhak Zuckerman en arrière-plan.

Membres de la résistance juive dans une rue du côté aryen de Varsovie pendant la guerre (Simcha Rotem- Kazik Rathajzer est sur la gauche, Siewierski Stefan à droite, et Yitzhak Zuckerman en arrière-plan.

Simcha Rotem, 
Kazik.

C’est le 19 avril. Le quatrième 19 avril de ces chroniques. Le 19 avril, ceux qui me suivent depuis un certain temps le savent, c’est un jour spécial. Ce n’est pas que je pense, aujourd’hui, à ce qui va se passer le 23, mais c’est que, le 19, c’est l’anniversaire du début de la révolte du ghetto de Varsovie — un anniversaire que je marque, tous les ans, d’une façon ou d’une autre.

J’ai parlé de Marek Edelman dans mes « Partages II », de sa présence tutélaire dans ma vie. Aujourd’hui, je pense à Simcha Rotem, que ses compagnons de lutte appelaient Kazik.

Il avait reçu la mission, en plein milieu des combats, de trouver une issue à travers les égouts, parce que c’était le seul moyen de sauver quelques personnes, de passer par les égouts. J’écris cela, et je me demande, — mais comment vous voulez, comme ça, de but en blanc, descendre dans les égouts et trouver une issue ? Je veux dire, vous faites comment ? — Et j’apprends, en même temps que j’écris ça et que je recherche un peu sur internet, que, Simcha Rotem, ce n’est pas son nom — enfin, c’est son nom maintenant (il est né en 1925), mais c’est son nom israélien : il s’appelait Ratajzer, en fait. Je ne veux pas parler de ça maintenant — mais ces transformations des noms… Comme si, en changeant de nom, on changeait d’être.

Bref, il est descendu dans les égouts, et, après des jours et des jours de recherche (de recherche, aussi, des employés de la ville qui connaissaient les passages, et acceptaient, en se faisant payer, de l’aider, et avec la menace qu’ils aillent tout raconter aux Allemands), après toute une série de tentatives pendant lesquelles, tout simplement, il se perdait, il est parvenu à revenir, et c’est lui, si je me souviens bien, qui a permis de fuir aux survivants… Mais quand il est revenu dans le ghetto, une nuit, — il est remonté à la surface, et il n’y avait plus rien.

Il n’y avait plus que des ruines. Pas un mur qui tenait debout. Des amoncèlements, des montagnes de gravats. Et plus aucune trace des bunkers, — des cachettes de ses compagnons. Juste rien du tout. Pas d’Allemands non plus d’ailleurs. Juste rien.

Il avait beau appeler (ce qui était extrêmement dangereux, bien sûr), personne ne répondait. Il courait d’un bunker à un autre, mais il ne les trouvait plus, parce qu’il n’y avait plus de rues, il n’y avait plus d’immeubles. A un moment, il a entendu, quelque part, loin, une femme qui criait, — qui appelait à l’aide, ou juste qui criait parce qu’elle était blessée. Il a essayé de savoir où elle était — il ne voyait rien, c’était la nuit, et il n’arrivait pas à savoir d’où venait le cri, parce que, sans doute, les pierres faisaient des échos. Et il avait beau l’appeler, elle aussi, elle ne répondait pas. Et puis, il n’y a plus eu de cris.

Et là, il a eu une sensation : « Je suis le dernier Juif ».

Je ne me souviens pas, aujourd’hui, comment il a retrouvé ses compagnons — je voudrais juste, aujourd’hui, imaginer ce que ça pouvait être, de se dire ça, à ce moment-là, dans les ruines, la nuit, avec cette femme qui ne criait plus.

Je pense à lui.

André Markowicz, le 19 avril 2017

Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.