Des questions d'orthographe, par André Markowicz

On débarrasse un vieux grenier, on tombe sur un carton de livres, on ne sait pas d’où ils viennent, mais ils sont, finalement, dans cet état que les libraires d’ancien appellent « un état d’usage », voire un peu plus. Et on tombe sur un livre de latin, à l’usage, justement, des lycées, année 1902, je crois (je ne l’ai pas sous les yeux en ce moment) : le fait est que, ce livre, il est écrit entièrement en latin, il n’y a pas un seul mot français dedans, tout est en latin, même les notes, et c’est, donc, pour les lycées, c’est-à-dire pour les secondes, les premières et les terminales. Ça va de Tibulle à Horace, de Salluste à Tite-Live, et Tacite, et Dieu sait qui encore, — et moi, je suis totalement incapable de le lire. C’est-à-dire, en faisant un effort considérable, je pourrais, mais pas Tacite, par exemple — et encore, je me vante. Je ne pourrais pas. Et, la première réaction, c’est de se dire : mon Dieu, quelle déperdition. Il y a donc eu un moment où ça, c’était compréhensible dans les lycées ? Evidemment que oui. Et puis, très vite, vient la deuxième réaction : qui, dans la population française de l’époque, y allait, au lycée ? Qui était, réellement, capable de lire ce livre ? je ne sais pas, 1% d’une classe d’âge, 2% ? 5 % maximum. C’était vraiment la culture d’une élite.

Maintenant, les classes de latin, on a plutôt tendance à les fermer (en affirmant qu’on ne les ferme pas, bien sûr). Mais, quoi, le latin ?... Je crois que nous n’en sommes plus là.

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Je pense à ce livre pendant que je fais mon stage, cette année encore, à St Denis, — et, chaque fois, naturellement, je change de sujet, je change de méthode, je change aussi de partenaires, je veux dire que les élèves sont différents, viennent d’un autre lycée partenaire.

Aurélie, l’enseignante qui accompagne les élèves, les accompagne alors qu’elle est en grève, — pour protester contre la suppression des ZEP, des zones d’éducation prioritaires. Le résultat de cette suppression, à l’échelle de sa vie, c’est qu’elle se retrouve, en terminale, avec 35 élèves par classe. Il y a quelqu’un, dans un ministère, qui a une idée brillante je ne sais pas pourquoi, pour économiser de l’argent, ou pour une autre raison, je n’en sais rien, et elle, elle se retrouve avec 35 élèves.

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Et donc, cette fois, comme il y a les « Karamazov » de Jean Bellorini, j’ai commencé par une journée sur les « Karamazov ». C’est-à-dire pas sur les « Karamazov », que les lycéens vont voir — mais sur la traduction des « Karamazov ». L’idée était de faire un exercice que je fais assez souvent, dans d’autres cadres : on prend un texte court, on le situe dans le livre, je raconte l’histoire, je le lis en russe, je donne le mot à mot aussi précis que possible, et je propose aux élèves de le traduire. C’est-à-dire de mesurer l’écart qu’il peut y avoir entre un mot-à-mot donné, et la traduction, c’est-à-dire à la composition d’un texte, à la réécriture personnelle à partir de données fixes. Ça sert aussi à montrer aux stagiaires à quel point c’est difficile de manier leur propre langue, c’est-à-dire le français. Parce qu’il y a, comme me le disait, si justement, une des lycéennes, un écart incroyable « entre ce que j’ai dans la tête et ce que je peux mettre sur le papier ». — Un écart incroyable entre une compréhension qui semble aussi précise qu’elle peut l’être, — puisque nous avons décortiqué chaque mot de chaque phrase, et la capacité que nous avons à exprimer cette compréhension d’une manière un tant soit peu suivie, compréhensible par quelqu’un d’autre.

Je donne le mot à mot, donc, et je traduis, et je leur dis, à mes jeunes gens… en fait, je ne devrais pas dire ça comme ça : il y a deux garçons et dix-huit filles… et je leur dis, donc, « traduisez ». « Mais comment, monsieur ? »… « Eh bien, mettez-vos mots, dites-moi comment vous en feriez des phrases… » — Et c’est qu’une des filles me dit : « Ça nous arrive souvent, ça, on sait ce qu’on veut dire, mais quand on veut le dire, on peut pas »…

Et je les regarde travailler, et puis je passe, de groupe en groupe, je regarde, un peu à la dérobée, par dessus les épaules, et quand je regarde les feuilles — quand je vois ce qu’ils écrivent, — j’en reste sidéré : ce n’est pas qu’ils (elles) font des fautes d’orthographe, non. C’est que, d’orthographe, ils (elles) n’en ont simplement pas du tout. C’est-à-dire qu’ils ne font pas la différence (j’ai regardé la majorité des feuilles) entre « er » et « é », il n’y a aucun accord, il n’y a pas de différence entre « an » et « en », et quand il n’y a pas de faute, dans la plupart des cas, c’est comme l’heure sur une pendule arrêtée : deux fois par jour, elle dit l’heure juste. Il n’y a pas d’orthographe du tout. — Quand ils lisent le texte, il y a d’autres difficultés — le fait qu’ils ne savent pas articuler, — mais bon, ça, ça se travaille, et avec un peu de constance, on y arrive parfaitement, à leur donner confiance, et donc, ils lisent un texte, bon ou mauvais, ça n’a pas d’importance, ils découvrent qu’il existe autant de versions qu’ils sont d’élèves, et ça les passionne, et ils commencent réellement à vouloir travailler, et tout va bien, on les voit s’allumer, d’un seul coup — on voit les têtes, peu à peu, se dresser, les mains qui protégeaient les bouches descendent peu à peu sur les tables, ils se mettent à sourire, et on peut continuer, et, oui, peu à peu, on y arrive, mais, ce que je veux dire ici, ce n’est pas ça.

La langue écrite, pour eux, c’est une langue étrangère. Ils n’en ont pas. Ce n’est pas qu’ils en ont peu, ou qu’elle est faible. Ils n’en ont pas. —

Mais, ce qui est fou, c’est que, toutes et tous autant qu’ils (elles) sont, ils (elles) ont le bac de français — ils sont en terminale quand je les rencontre. Mais comment est-ce possible qu’ils aient le bac quand ils ne savent pas, mais au sens strict, écrire « la route mouillée » ? Et là, Aurélie, à qui je me confie avant de commencer le deuxième jour, me dit qu’au bac, l’orthographe peut, au pire, vous enlever deux points. C’est-à-dire qu’elle n’a aucune importance.

Et je comprends bien pourquoi : parce que, si, réellement, on notait les copies, personne n’aurait eu le bac. Ce n’est pas 80% et plus de la classe d’âge qui aurait le bac, c’est — pour ce groupe, socialement si fragile, issu d’origines si diverses, et, finalement, tellement similaires — personne qui l’aurait eu.

Et la façon dont ils forment les lettres… dites, sérieusement, on dirait des enfants de CE2. Et encore… Ecrire, c’est, pour eux, un travail.

En même temps, évidemment, jamais les jeunes n’ont autant écrit qu’aujourd’hui : ils sont toujours sur leurs smartphones, à s’envoyer des sms. Sauf que ces sms ne font pas attention à l’orthographe, c’est une série d’abréviations, de sigles, et qu’en plus, il y a aussi les correcteurs. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas besoin de savoir écrire, ils ont leur propres codes. Leur langue à eux.

La langue écrite, ils n’en possèdent que la surface. Ils font leurs dissertations, et Aurélie me dit qu’il faut bien qu’elle corrige ces dissertations, puisque c’est ça qu’ils sont censés faire d’après le programme. Et à 35 élèves par classe, elle le dit simplement : l’orthographe, l’accord des verbes, je n’ai pas le temps.

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La faute n’en revient pas au lycée, c’est bien avant. Ils sortent de la primaire, ils sont quasiment illettrés. Mais comment ça se fait ? Qu’est-ce qui se passe dans nos méthodes pédagogiques — et c’est quoi, ces méthodes ?...

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Françoise a fait des recherches sur la guerre en Bretagne, et, en particulier, elle a décortiqué des centaines de pages de rapports de gendarmerie, sur les exactions des nazis et des diverses milices qui les servaient. A chaque fois qu’une ferme brûlait, les gendarmes arrivaient et dressaient procès-verbal. Ces gendarmes, ils n’étaient pas sortis de St Cyr. Mais comment se fait-il qu’ils ne faisaient aucune faute en tapant ces rapports ? — Et comment se fait-il que quand nous avons eu besoin, nous, de faire constater une infraction mineure, Françoise a dû rester presque deux heures avec le malheureux gendarme stagiaire qui tapait le rapport, — et qui faisait une faute tous les trois mots ?...

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Je parle de cette histoire de gendarmes bretons à Aurélie, et elle me dit que c’est beaucoup plus compliqué : en fait, les règles, me dit-elle, ils les connaissent. Quand on les interroge dessus (et il y en a, je suis tout à fait prêt à l’admettre, des vraiment tordues, des règles d’accord du participe) — ils vous disent tout comme il faut. Mais ils ne les appliquent pas. Parce que ça ne sert à rien. — Et pas seulement parce que ça ne leur enlève que deux points, mais parce que, concrètement, ils n’ont aucun besoin d’écrire dans leur vie. — Je me dis : comment ça, pas besoin d’écrire ? Non, pas besoin, parce qu’on s’adapte, on finit par ne plus faire attention.

J’ai un peu l’impression que, ces histoires d’orthographe, de grammaire, c’est comme une image du lien social, de ce qu’on appelle la République : les grands principes, ça va, mais on s’adapte… on s’adapte aux distorsions… Ces distorsions ne sont pas devenues la norme, pourtant, — au contraire : parce qu’en même temps, les élèves sont conscients que ça ne va pas, et ce n’est pas du tout qu’ils s’en fichent. Il y a, dans la faute, et, naturellement, dans la remarque de la faute, une violence, sous-jacente, mais très très forte.

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Et autre chose : du coup, il y a une grande floraison d’officines privées, que les élèves sont obligés de payer pour « valider leur orthographe », selon l’expression d’Aurélie. Je suppose pour l’arranger un peu, si elles veulent, par exemple, poursuivre leurs études dans une école de commerce, ou ailleurs. Ce qui fait, naturellement, que les familles qui ne peuvent pas payer, eh bien, laissent leurs enfants s’enfoncer. — Et, là encore, les manquements du service public servent à enrichir le privé.

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J’en étais là de mes remarques orthographiques quand j’ai appris autre chose : tous mes stagiaires sont… créationnistes. Non, je vous jure, comme l’autre monstre de vice-président des USA. Ils sont créationnistes. C’est-à-dire qu’ils pensent que Dieu les a créés tels quels. Et donc, s’ils assistent aux cours de sciences naturelles, ils le font… par devoir, disons, par politesse. Mais, paraît-il, en primaire, ça devient de plus en plus difficile. Et il y a de plus en plus de parents qui protestent… Je ne sais pas, ce sont des abîmes qui s’ouvrent. Et vraiment l’impression que le seul truc qui marche, c’est Dieu. — Il n’y a pas que des musulmanes dans la classe, on comprend bien : il y a aussi des évangélistes… Je vais au théâtre, tous les jours, je remonte l’avenue de la République, depuis le métro, et il y a des types, isolés, polis et avenants, tous les 100-200 mètres qui abordent les jeunes (les jeunes noirs essentiellement, ou les maghrébins), et qui leur disent « mon frère », ou « ma sœur ».

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En russe, on appelle ça « découvrir le vélocipède ». Enfoncer une porte ouverte.

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Et en même temps, cette curiosité, une fois qu’elles (je dis « elles », parce que les deux garçons sont partis après le premier jour) ont compris que je ne leur voulais pas de mal, et que je me fichais de les noter. Vous ne pouvez pas imaginer comment elles s’emparent de Rimbaud et de Verlaine, comment elles les décortiquent, comment elles se découvrent passionnées par ce qui ne rapporte rien, qui est totalement inutile, gratuit, et — le dernier jour, cette réelle passion pour le « Requiem » d’Anna Akhmatova, et comment elles ont été capables d’apprendre en russe un des poèmes — capable naturellement, parce que, pour l’immense majorité d’entre elles, elles parlent plusieurs langues — et la langue qu’elle parlent à la maison n’est pas le français. Et quand je leur fais remarquer qu’elles ont beaucoup de chance, parce que, dès lors, leurs oreilles et leur bouche accueillent très facilement les sons d’une langue étrangère, elles se redisent le poème, en russe, se le repassent, de copine en copine, comme une chose à la fois précieuse et ludique, et, quand je leur demande si elles seraient capables de le traduire dans la langue de leur famille, cette joie, là encore, de faire entendre aux autres du comorien, du bambara, de l’arabe, du turc, va savoir quoi, et même de l’anglais (parce qu’il y avait une élève qui parlait anglais à la maison). Et, réellement, cette ouverture à ce qui est nouveau…

Et Aurélie, leur enseignante, qui les porte, seule, aujourd’hui, à bout de bras, on dirait presque — elle-même toute jeune, toute frêle, — mais quelle force, et, là encore, quel enthousiasme, quelle obstination à les amener au théâtre — elles vont voir les Karamazov, elles travaillent sur Œdipe roi… Alors que tellement d’autres jeunes profs, jetées là pour leur premier poste, ne veulent plus rien entendre d’autre que leurs cours, se cachent derrière leurs feuilles et leurs cours magistraux, se font chahuter, et rentrent tous les soirs au bord de la dépression, ou développent peu à peu en retour leur propre violence, leur propre injustice.

Et Aurélie fait grève. Et c’est une grève dure. Contre un gouvernement qui va partir, et qui risque d’être remplacé par quelque chose qui sera pire — pire sans commune mesure.

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J’ai comme l’impression que nous sommes revenus à l’époque de ce livre de latin dans le grenier… Après un grand, grand mouvement, républicain, pour apprendre à lire, à écrire et à compter. Un mouvement qui n’a pas enlevé les différences sociales, on comprend bien.

Oui, nous voici revenus au moment où, n’est-ce pas, « l’ascenseur social » fonctionne de moins en moins, où, finalement, ce qu’on attend de la population dite « défavorisée », c’est juste qu’elle s’abstienne et se laisse entretenir par les combines et les minima sociaux, comme aux USA. La « culture », elle existe — pour une petite partie des élèves, — combien ? je ne sais pas, — je ne me garderais bien de quantifier. Toutes mes stagiaires ont leur bac de français — elles font partie des statistiques de réussite scolaire. Elles font partie, dans la réalité, du « monde comme si ». Et elles sont les premières à le savoir.

André Markowicz


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses célèbres posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime, entre deux travaux littéraires, sur les "affaires du monde". Nous lui en sommes reconnaissants.