Comment la blancheur perpétue le racisme ? Entretien avec Robin DiAngelo

 

Gawker : Qu’est-ce que la blancheur [whiteness], et comment est-elle construite ?

Robin DiAngelo : Le racisme a deux fonctions principales : l’oppression des racisé-e-s [people of color], oppression que la plupart des gens reconnaissent, mais aussi l’élévation simultanée des Blancs. Vous ne pouvez pas tenir un groupe vers le bas sans élever l’autre vers le haut. Donc, quand je pense à la blancheur, je pense à ces aspects du racisme qui élèvent spécifiquement les Blancs. Maintenant, tout le monde est connecté. Aussi, tout ce qui opprime les racisé-e-s est ce qui probablement élève les Blancs. Voilà comment je pense à la blancheur. La blancheur est la valeur par défaut. C’est l’eau dans laquelle nous nageons tou-te-s. C’est la centralité des Blancs dans la société.

En tant que Blancs dans cette société, nous sommes socialisés dès notre naissance pour nous voir comme supérieurs, pour voir les Blancs et les choses qui leur sont associées comme supérieures. Dans le même temps, je suis encouragée à ne jamais admettre cela. J’ai appris que le racisme est très néfaste et immoral. Pourtant, nous sommes poussés implacablement, 24h/24 et 7j/7, à croire dans notre centralité et notre supériorité. En même temps, lorsqu’on nous dit que cela est néfaste et immoral, cela nous rend très sensibles. Cela crée ce que j’appelle la « fragilité blanche », par laquelle nous sommes arrogants et nous octroyons tous les droits, en même temps que nous sommes peureux et coupables. Tout cela fonctionne pour maintenir le racisme en place.

Comment la blancheur et les normes culturelles blanches influencent-elles la manière dont nous abordons, ou non, les questions de race et de racisme ?

Tout d’abord, il y a la solidarité blanche. Il y a un accord tacite selon lequel les Blancs se sentiront en confort autour de notre racisme, qu’ils ne contesteront pas le racisme de l’autre. En fin de compte, cela signifie que nous allons protéger le racisme de l’autre. Donc, c’est ce qui est à l’œuvre. Vous avez également ces tabous autour du fait de parler directement et authentiquement du racisme. Je veux dire, nous parlons tout le temps – de manière très problématique – derrière des portes closes, mais pour parler vraiment de manière authentique et ouverte du racisme, cela est tabou. Alors, quand une personne blanche casse ces tabous, il y a beaucoup de colère et de culpabilité. Et il y a des sanctions sociales envers les Blancs qui enfreignent cette solidarité. Ainsi, la personne blanche moyenne bien intentionnée va redouter le conflit.

C’est classique, « oncle Bob a dit cela à la table pendant le dîner ». Eh bien, pourquoi tu n’as pas dit quoi que ce soit ? Cinq personnes pourraient être mal à l’aise avec ce qu’a dit l’oncle Bob, mais personne ne parle et cela parce qu’elles ne veulent pas provoquer un conflit et gâcher le dîner. Et c’est précisément ça qui est classiquement blanc, à savoir que ce serait gâcher le dîner et que cinq personnes seraient plutôt mal à l’aise face au racisme et vont essentiellement protéger l’oncle Bob. C’est la manière dont les choses fonctionnent pour maintenir le système en place.

Il y a également deux idéologies très problématiques chez les Blancs. La première est l’idée qu’être une bonne personne et participer au racisme s’excluent mutuellement. Donc, il est tout simplement impossible d’avoir quoi que ce soit à voir avec le racisme si vous êtes ouvert d’esprit et bien intentionné. Si vous suggérez que des personnes sont de connivence avec le racisme, elles sseront profondément bouleversées et se sentiront comme si vous aviez contesté leur moralité. La deuxième est l’incompréhension de la façon dont fonctionnent les biais. Vous avez probablement fait l’expérience de personnes blanches qui vous donnent la preuve qu’elles ne sont pas racistes. La preuve est généralement le nombre de personnes racisées qu’elles connaissent, ou la manière dont elles ont voyagé dans différents pays, ou bien d’autres choses encore. Vous pouvez voir que ce type de preuve est enraciné dans l’idée qu’il faut manifester consciemment de l’hostilité envers les racisé-e-s pour être soi-même raciste. Ces personnes ne comprennent pas que le racisme peut être profondément inconscient et intériorisé.

Lorsque vous mettez toutes ces choses ensemble, il devient très difficile de nous parler.

Quelles ont été vos réflexions sur le débat national qui s’est déroulé autour de la brutalité policière et du rôle que joue la blancheur en la matière ?

Nous devons changer l’eau dans laquelle les officiers nagent. Nous pouvons apporter des outils différents, y compris des officiers racisés, mais si nous ne changeons pas l’eau dans laquelle ils baignent, dans laquelle nous baignons tou-te-s, rien ne changera. L’eau est la blancheur qui n’est pas questionnée, la blancheur quotidienne. La blancheur non questionnée est en ce moment ce qu’il y a probablement de plus hostile pour les racisé-e-s. Il y a les incidents extrêmes de racisme violent et explicite auxquels nous faisons attention, mais le racisme au quotidien est également tellement toxique.

Je pense que notre langage codé quotidien autour des « bons quartiers » et des « mauvais quartiers » est ce qui permet à une violence inouïe de se produire dans certains quartiers. Lorsque vous identifiez un quartier comme « difficile » et l’évitez, alors vous ne savez pas et ne voyez pas ce qui s’y passe. Et il n’y a pas de visage humain pour incarner cette réalité et interrompre ce récit. Donc, nous voyons l’indignation autour de figures emblématiques comme Michael Brown, parce que soudain il y a un visage. Mais, pour la plupart, nous ne savons pas et nous ne nous soucions pas aussi longtemps que la police les garde « eux » à l’écart de « nous », de sorte que nos écoles puissent être meilleures et que nous puissions nous sentir en sécurité au sommet de la hiérarchie. Je pense que nous utilisons la police pour maintenir ces frontières.

J’ai écrit un article récemment à propos du silence blanc en ce qui concerne la brutalité policière. J’y ai cité certains de vos textes. L’article a reçu beaucoup de commentaires de la part de lecteurs-rices. Quelles sont vos réflexions sur le silence relatif des Américains blancs quand il s’agit de race et de racisme ?

Je suis vraiment heureuse que vous m’interrogiez à ce sujet. Mon travail sur la fragilité blanche est en train de devenir très populaire en ce moment, et l’article que j’ai rédigé « Nothing To Add » [texte qui sera bientôt traduit et publié sur Etat d’Exception] est un exemple de ce que j’essaie de faire pour rendre visible la blancheur quotidienne et la manière dont elle fonctionne. Donc, vous avez mentionné le genre de commentaires que des gens écrivent. J’essaie de ne pas lire les commentaires parce que je les trouve pénibles, mais ces types de réfutations sont une sorte de résistance, et il est facile de fermer les yeux sur le silence blanc, alors qu’il est tout aussi puissant.

Nous vivons des vies vraiment séparées. Souvent, les gens ne comprennent pas ce que je veux dire quand je dis que les Blancs sont socialisés pour se voir comme supérieurs. Je ne sais pas comment ils peuvent ne pas savoir ce dont je parle, mais au début, ils ne comprennent pas toujours ce que je veux dire. Le message le plus profond de notre supériorité est que nous pouvons vivre, aimer, travailler, étudier, jouer dans la ségrégation et aucune personne qui nous représente ou nous guide ne nous dira que quelque chose a été perdu. Le message que cela recèle est qu’il n’y a pas de valeur intrinsèque dans les perspectives et les expériences des racisé-e-s.

Cela se joue dans le silence, l’indifférence et l’apathie. Si ça devient vraiment, vraiment fort et explicite, comme avec les récents meurtres [policiers], alors nous nous sentons mal pendant un moment, ou le temps d’une remarque à ce sujet. Mais dans l’ensemble il y a une apathie autour de ce qui se passe chaque jour. Il y a aussi la peur de dire la mauvaise chose, mais tout cela fonctionne très puissamment pour maintenir le racisme en place. Parfois, je pense aux réactions tellement irrationnelles des personnes blanches quand elles sont associées au racisme, et pourtant en même temps elles sont brillamment rationnelles dans leur efficacité pour intimider et réduire au silence les racisé-e-s et les Blancs qui rompent avec la solidarité. Ces personnes sont irrationnelles mais ça marche, donc je ne suis pas sûre de savoir à quel point elles sont vraiment irrationnelles.

Eh bien, que dire de ces réactions ? Il semble que certaines soient plus fréquentes que d’autres. En réaction à l’article sur le silence blanc, des lecteurs-rices ont dit ne pas savoir quoi dire ou avoir peur d’en parler à des racisé-e-s. Est-ce que ce sont des réactions irrationnelles ou simplement fausses ?

Je fais des ateliers sur le silence et je demande aux participant-e-s blanc-he-s de m’aider à énumérer toutes les raisons qu’aurait une personne de se taire dans une conversation sur la race. Elles et ils me donnent toutes ces raisons qui ont l’air si légitimes. Pour moi, la question n’est pas de savoir si elles sont vraies ou non. Ce qui est pertinent c’est la façon dont elles fonctionnent. Alors, comment votre silence fonctionne ? Nous devons penser intentionnellement et stratégiquement sur ce qui serait la meilleure interruption du statu quo. Tout ce qui maintient le confort blanc dans une conversation autour de la race est suspect, car le statu quo c’est justement le racisme.

Alors, comment pouvons-nous encourager l’inconfort ?

Eh bien, de l’autre côté il y a la compréhension. Je n’ai rien trouvé d’aussi profondément stimulant que d’accroitre l’incitation, que de questionner l’inconfort. Cela me pousse droit vers mon seuil d’apprentissage et m’a aidé à construire une relation que je n’avais jamais eue.

L’un des malentendus les plus importants qui empêche les personnes blanches d’avancer est cette idée que le racisme est affaire de bons ou mauvais, que si nous sommes bons, nous ne pouvons pas faire partie de l’autre groupe, qu’être mal à l’aise signifie que vous êtes une horrible personne. Nous devons abandonner cela et le comprendre comme un système dans lequel nous vivons. Il suffit de laisser tomber cette idée. Nous sommes tou-te-s empli-e-s et saturé-e-s de racisme. Arrêtez d’essayer de faire croire que vous n’en faites pas partie. Tout ce que cela entraine, c’est de vous donner l’air de quelqu’un d’ignorant. Affrontez ce problème. Une fois que vous avez passé cela, c’est profondément enrichissant et vous pouvez vous coucher le soir et bien dormir en sachant que vous avez fait de votre mieux pour perturber l’injustice raciale plutôt que d’être aveuglément de connivence avec elle.

Quand je dirige un groupe et que des gens veulent me montrer qu’ils sont cools, la personne qui fait impression sur moi est celle qui est prête à être vulnérable, honnête et authentique, pas celle qui tente de me convaincre qu’il n’y a rien et qu’elle a tout compris.

Et je veux ajouter que ce n’est pas une situation où les Blancs sont complètement inconscients. Il y a aussi un certain investissement dans le système qui doit être reconnu. Une partie de cet investissement consiste à se sentir en droit de tout mériter, que votre position doit être une position au-dessus des autres. Tel est l’effet des messages constants que nous recevons et selon lesquels vous êtes supérieur. D’une part, nous sommes vraiment inconscients. J’ai été vraiment éduquée à ne pas voir ou reconnaître le système. D’autre part, nous savons. Nous savons, mais nous ne pouvons l’admettre.

Quelles idées sur ce sujet vous voulez laisser aux lecteurs-rices ?

Je suis certainement au courant que j’ai été socialisée dans le racisme et la supériorité blanche, que j’y ai des investissements dont je ne suis peut-être pas consciente, mais je ne me sens pas coupable. La culpabilité n’est pas utile et ce n’est pas ce que je demande aux personnes blanches. Ce n’est pas ce que j’essaie de convoquer. J’essaie de convoquer la responsabilité. La valeur par défaut est le racisme. Donc, si vous vivez simplement votre vie et ne contestez pas activement le statu quo, vous êtes de mèche avec le racisme.

Gawker : entretien avec Robin DiAngelo. Propos recueillis par Donovan X. Ramsey. Traduction par IM pour État d'Exception.


Robin DiAngelo est professeure associée à Westfield State University. Son dernier ouvrage (What Does It Mean To Be White?: Developing White Racial Literacy) est paru chez Peter Lang Publishing (2012)