Hans Fallada : Le buveur (par excellence du roman graphique)

L'artiste allemand Jakob Hinrichs, à qui l'on doit déjà l'adaptation graphique du Traum Novel de Schnitzler, qui servit de base à Kubrick pour son Eyes Wide Shut, a méticuleusement étudié la vie et l'œuvre de l'écrivain Hans Fallada pour son roman graphique : "Le buveur". Il mêle de façon convaincante la mise en lumière crue des pathologies du commis-voyageur alcoolique Sommer avec l'histoire bouleversante d'un écrivain de premier plan qui n'abandonna sa dépendance à l'alcool et à la morphine qu'à sa mort, en 1947. Attention, chef d'oeuvre.

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Le Buveur est l'un des romans les plus personnels de l'auteur du célèbre Seul dans Berlin, Hans Fallada. Il a été écrit secrètement en 1944, alors que Fallada se trouvait en prison, présumé coupable du meurtre de sa femme. Ses propres expériences avec l'alcool et l'histoire de ses échecs répétés constituent la matière première du livre. Rien d'illégitime, dès lors, à combiner le récit de la déchéance de son héros, Erwin Sommer, un homme banal qui se met à boire à l'occasion d'une crise existentielle et entreprend de sacrifier sa femme et sa vie à son addiction, et la véritable biographie de Fallada. L'artiste allemand Jakob Hinrichs, à qui l'on doit déjà l'adaptation graphique du Traum Novel de Schnitzler, qui servit de base à Kubrick pour son Eyes Wide Shut, a méticuleusement étudié la vie et l'œuvre de l'écrivain. Il mêle de façon convaincante la mise en lumière crue des pathologies du commis-voyageur alcoolique Sommer avec l'histoire bouleversante d'un écrivain de premier plan qui n'abandonna sa dépendance à l'alcool et à la morphine qu'à sa mort, en 1947.

Et là, niveau graphique, on pense direct au Festin nu. Moins du roman de William Burroughs que du film de David Cronenberg. Les images ouvrent une brèche fantasmée sur le naufrage inhérent à la création, la torture de l’homme derrière l’habileté de la plume, le cancer qui ronge son âme et que le lecteur goûte sous le mot-valise de « poésie ». L’image fonctionne comme le contrechamp de l’écriture, ses coulisses organiques où éclot la beauté du fin fond de l’enfer. Le dessin expressionniste et vénéneux de Jakob Hinrichs donne à voir l’invisible détresse d’un écrivain, habituellement fondue dans le blanc de la page,  tout au bord de la chute et de l’anéantissement total. De ce point de vue, Hinrichs ne met pas en scène une, mais deux descentes aux enfers.

Sa Ligne Claire viciée par l’expressionisme, évoquant tout à la fois les dessins d’Otto Dix et les déconstructions cubistes de l’entre-deux guerres, prolonge l’impression d’un cauchemar aux frontières mouvantes avec la réalité : sans que la narration ne perde de son épouvantable limpidité, les niveaux de récit se superposent et s’entremêlent pour dessiner le chemin d’une perdition, compliqué encore par des flashbacks déchirants fouillant tout à la fois la conscience meurtrie de Fallada et celle de l’Allemagne tourmentée par une folie qui n’a besoin d’autre substance que celle de l’humanité pour s’exercer – en arrière-plan du drame intime qui se joue, le récit retrace dans l’ombre la montée du nazisme et son triomphe délétère. Troublante coïncidence de l’actualité éditoriale : il est ici question de la disparition d’un ami de Fallada arrêté par les Nazis, E.O. Plauen, dessinateur de strips et auteur de la série Vater und Sohn, chef d’œuvre magnifiquement réédité cet été par les éditions Warum. 

Le lecteur finit par y voir double, créateur et créature confondus, l’auteur oscillant vers son personnage, les deux se confondant lorsque la dichotomie alcoolisée se dérègle, intervertissant leur place au gré des errements avinés, échangeant leur nom, les trajectoires de la biographie se cessant de croiser celles de la fiction. Et la bande dessinée représente la même chose mais de deux points de vue différents : d’une part la destruction du corps par le poison de l’alcool, de la drogue et du désespoir, d’autre part la destruction du réel par son altération fictionnelle.

Dans les décombres de l’homme et les ruines de la réalité, le lecteur glane les cases comme des débris d’âme, des lambeaux de vérité arrachés au crépuscule annihilant de l’abîme. Le livre ne fait pas davantage l’apologie de l’enivrement comme matière première poétique à la création. Il prend plutôt l’alcoolique comme figure extrême de notre modernité, exposée dans un même mouvement aux deux pôles opposés de la souffrance : le désir de son effacement et de son oubli dans l’ivresse, et son extériorisation intensifiée dans l’écriture. Drogue dure dans les deux cas : jeté en prison, Fallada réclame des feuilles et un crayon avec la fébrilité d’un drogué en manque qui mendie éternellement sa dernière injection. (Auto)destruction et création, chute et rédemption tout à la fois, l’une en miroir de l’autre, deux sœurs captives d’un même mal. Attention chefd'œuvre !

Hans Fallada, vie et mort du buveur de Jakob Heinrichs ( Denoël Graphic)

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