J'entends (beaucoup) plus la guitare avec Derek Bailey et Paul Motian

Derek Bailey expliquait son secret pour une vie de pratique créative soutenue. "C'est grâce aux autres", disait-il. "Certains improvisateurs aiment travailler régulièrement pendant des décennies avec les mêmes personnes. Je ne suis pas l'un d'entre eux. La simplicité de la réponse du guitariste anglais dément la profondeur et l'intensité de sa discipline. Bailey a commencé à improviser avec d'autres musiciens au début des années 1950 et s'est produit avec le bassiste Gavin Bryars et le batteur Tony Oxley au cours des années 1960.

Paul Motian

Mais au cours de la première moitié de la décennie suivante, il a passé la majeure partie de son temps à jouer seul. Cette démarche était intentionnelle : il pensait qu'avec une base en improvisation solo, il pourrait jouer avec n'importe qui. Au cours de cette phase exploratoire, il a repoussé les limites de son instrument à la recherche d'un "langage qui serait littéralement décousu" et "plus ouvert à la manipulation". Le but, comme il l'indique dans son livre Improvisation (1980), est la "variation perpétuelle". Il s'est tenu fermement à cet objectif. Il suffit de jeter un coup d'œil à n'importe quel album de son catalogue gargantuesque pour que quelque chose de nouveau apparaisse. Sur Cyro (1988), la guitare de Bailey s'amuse avec des cloches, des shakers et des tambours à friction, mettant en évidence la gamme percussive de chacun de ses pincements et grattages. Dans Views from 6 Windows (1981), les techniques vocales étendues de Christine Jeffrey oscillent subtilement entre des énoncés texturaux et quelque chose de plus mélodique - un miroir pour la propre traversée de Bailey des registres expressifs et austères de la guitare. Il jouait même avec des stations de radio pirates, attiré par la vitesse des pistes de jungle ; à leur meilleur, ces exercices révèlent le frisson de la spontanéité qui sous-tend toutes ses œuvres, quel qu'en soit le tempo. Le nouvel album Duo in Concert en dévoile encore plus. Il contient les seuls concerts réunissant Bailey et le batteur américain Paul Motian : l'un à Groningue, aux Pays-Bas, et l'autre à New York. Enregistrées au début des années 1990, ces performances montrent deux titans de l'improvisation au sommet de leur art, leur collaboration étant le vecteur de nouveaux modes d'expression artistique.

Au début de leur concert de 35 minutes à Groningue, les deux musiciens semblent tâter le terrain avec leurs instruments. Bailey laisse résonner les accords avant de se lancer dans des mélodies pailletées, et Motian tape sur une cymbale avant d'utiliser des roulements de tambour qui se fondent les uns dans les autres. Cela ressemblerait à un soundcheck sommaire s'ils n'étaient pas manifestement en train de riffer l'un avec l'autre. Leur alchimie est immédiate, et c'est logique : Lorsque Bailey formait son trio avec Bryars et Oxley, ils écoutaient le Bill Evans Trio, dont Motian et le bassiste Scott LaFaro étaient membres. Sur un morceau comme "All of You", le pinceau de Motian sert de colonne vertébrale au piano et à la basse, qui zigzaguent à travers le paysage. C'est également ce qui se passe dans ce spectacle, mais au niveau micro : Pendant une cinquantaine de secondes, au début de la pièce, il propose un rythme tout aussi calme et propulsif, tandis que Bailey s'adapte à son rythme, trébuche, puis gratte des accords avec une charmante nonchalance. Ils sont totalement concentrés, mais la musique ressemble à une conversation lente entre des amis de longue date.

Motian a déclaré un jour que lorsqu'il jouait avec le Bill Evans Trio, il était "plus dans le rôle de soutien que dans celui d'un tiers de la voix". Ce n'est jamais le cas ici ; Bailey et lui entretiennent un dialogue constant et impressionniste. Au bout de trois minutes, il tape sur un premier charleston et laisse entrevoir un groove swinguant, mais il glisse vers quelque chose de plus difficile à cerner. Ses frappes erratiques font place aux accords agités de Bailey, et les deux travaillent en tandem pour sortir de ce claquement avec une grâce de ballet.

Leur synchronisme incarne deux idées clés qui ont enthousiasmé Bailey pendant des décennies : l'amour du silence et "l'impatience face à l'horriblement prévisible". Bailey et Motian traitent le silence, en fin de compte, comme un troisième instrument. Au bout de dix minutes, Bailey frappe une série de mélodies circulaires que Motian accompagne de ses toms, mais ils jouent ensuite à un volume beaucoup plus faible. Avec la douce cymbale ride de Motian et la guitare tordue de Bailey, nos oreilles sont à l'écoute de la relative quiétude, de la façon dont elle occupe l'espace et dont les instruments se sentent subordonnés à sa présence. Cette attention portée à la dynamique présente un parallèle troublant avec la musique rock underground de l'époque. On peut tracer une ligne droite entre la poésie du duo et les disques de Jackie-O Motherfucker et Storm & Stress. Cela est dû en grande partie à la batterie de Motian, influencée par le jazz, mais aussi à l'atmosphère sereine et sans préjugés sur les genres.

Lorsque "Duo in Concert (New York)" s'achève, c'est sans grande apothéose. Il y a un moment de pause avant que les gens n'applaudissent, sans doute pour s'assurer que le set est bien terminé. Ce moment d'incertitude illustre le mode opératoire de Bailey, qui considérait l'improvisation comme un "segment d'un processus continu". Il a même déclaré que jouer la fin d'un morceau le dégoûtait. Il s'agit d'une déclaration dramatique, mais qui témoigne de la vie d'artiste de Bailey et de Motian : leur force d'attraction réside dans leur engagement permanent. Duo in Concert est donc phénoménal, non seulement parce que la musique elle-même est excellente, mais aussi parce que chaque seconde constitue un moment de prise de décision instinctive et instantanée - toute une vie d'improvisation distillée dans chaque mesure.

Vous l’aurez sans doute compris, senti, admis, apprécié… on parle de musique qui demande plus que de servir de bande son à une assurance, une caisse pourrie ou un parfum à chier. SE poser au milieu du son, écouter les silence, comme eux et les suivre. Vous avez déjà fait la moitié du chemin en nous lisant. CQFD _

Jean-Pierre Simard, le 4/12 /20203
Derek Bailey & Paul Motian - Duo in Concert - Frozen Reeds