“Je ne voulais pas être auteur de BD, mais mangaka !” Interview de Lolita Couturier

Depuis la sortie, en septembre, de son premier album, Lolita Couturier est l’une des jeunes autrices à suivre, car son Détour par Epsilon détonne dans l’avalanche de sorties. Un album intrigant, qui s’offre pas mal de libertés et d’idées pour revisiter le post-apocalyptique. Rencontre avec l’autrice.

Détour par Epsilon s’ouvre sur la déception de Tom, une jeune femme enceinte accompagnée d’une petite fille muette, Lélé, qui sont jetées hors d’une cité fortifiée. Dehors, les pourris —des humains qui n’ont rien à envier aux zombies— rôdent et les rares êtres vivants se battent pour rester en vie. Tom n’abandonne pas et s’engage dans un voyage difficile, à la recherche de la cité d’Epsilon qui pourra peut-être l’accueillir. 

Avec son trait charbonneux tout au crayon et ses personnages chibis dans un univers qui ne l’est pas, Lolita Couturier propose à 23 ans un récit très graphique, qui laisse place à l’audace, en mêlant SF, quête spirituelle, humour et une envie d’investir le paratexte, entre cartes et dessins hors cadres sans oublier les pastiches de mangas et des idées de compositions bien trouvées. 

Quel est le point de départ de cet univers ?

Lolita couturier : Les personnages que j’ai, je les ai depuis très longtemps. Le personnage principal Tom, ça fait un bail que je le dessine, depuis le lycée. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est un personnage qui m’est toujours venu avec cette idée de la maternité : des fois enceintes, des fois après l’avoir été, avec son bébé, des fois non… Je mélange les histoires et les personnages. 

Et à la base, cette BD était pour mon projet pro de diplôme de licence, et j’ai pris ce personnage, car je l’utilisais tout le temps. Il était toujours question qu’elle soit enceinte, mais il a fallu mixer les univers et l’histoire est venue parce que j’avais envie de raconter le parcours du personnage dans un univers post-apo. Avec derrière des questions personnelles sur ce perso, sur cet enfant…

Pour les paysages, j’ai été inspirée de voyages, dans le sud de la France notamment, et avec la volonté de faire une BD où il ferait beau. Où ce serait un peu l’été. 

Au niveau des thèmes, tu développes des passages métaphysiques ou oniriques, tu avais envie de mettre un contrepoint au côté très physique de la survie ? 

Lolita couturier : Oui complètement. Quand j’ai créé le scénario, j’ai séparé les péripéties physiques et mentales. Pour raconter les péripéties mentales, dans une histoire où il y a très peu de textes parce que je préfère raconter en images, c’était hyper important d’avoir une façon de personnifier les choses. 

Ça me plaisait d’avoir une partie onirique qui me permet de ne pas verser trop dans le post-apo, j’avais vraiment des choses à raconter sur le personnage. 

Il y a des cartes, des illustrations interchapitres, il fallait s’approprier cet univers d’une manière spécifique ? 

Lolita couturier : La carte c’est intéressant, car juste avant ce projet de BD pour le diplôme j’ai fait un mémoire. Et mon mémoire était sur les cartes imaginaires et j’ai passé bien 6 mois à regarder des cartes tout le temps pour pouvoir les incorporer à notre projet. Et je me suis dit je fais une carte. J’ai galéré parce que j’avais des espérances assez hautes parce que mon père fait des cartes, il travaille dans ce milieu-là. Et puis j’aime bien la Fantasy avec ces cartes où on peut chercher le parcours et les lieux. 

Pour les illustrations entre les chapitres, il y avait l’idée de ne pas laisser trop de blanc. Mais ça me permettait aussi de faire du noir & blanc, parce que je trouve que parfois la couleur peut aplatir l’image. Ça me faisait des petits instantanés.

Et puis, plus je peux en mettre, plus j’en mets ! 

Justement, tu as eu toute liberté pour la pagination avec ton éditrice ? Vous avez, à ce moment-là, décidé de couper le livre en deux ? 

Lolita couturier : Comme c’était un projet pour l’école, je suis arrivé avec 90 pages. L’histoire était déjà complète, il y avait le début, la fin et les péripéties. Quand mon éditrice à accepté le projet, on a décidé de monter jusqu’à 150 pages et il a fallu revoir toute l’histoire pour rajouter plein de pages, en enlever certaines qui étaient un peu vieilles… On a un peu tout revu, mais mon éditrice m’a fait confiance et même si je lui montrais mon travail, j’ai aimé pouvoir être libre de faire ce que je voulais faire. 

L’album était censé être un one-shot avec une fin qui était très abrupte, mais qui m’allait. Au final on s’est dit qu’il y avait matière à faire plus —il y avait toujours eu matière avec l’univers qui s’étale—. Donc matière à faire un deuxième tome. On a revu la fin pour laisser un peu d’espoir. Mais ça a été fait à deux et on a toujours été plutôt d’accord.   

On sent pas mal d’influences, avec même un insert de planches façon manga, d’où vient cette idée ? 

Lolita couturier : C’est clairement un kiff, je me suis dit je fais une BD, je suis libre de faire ce que je veux. Et je voulais aussi revendiquer ces influences parce que dans mon parcours j’ai lu beaucoup plus de mangas que de BD franco-belges. 

Je ne voulais pas être auteur de BD, mais mangaka ! Ça sonnait mieux à mes oreilles. Du coup je me suis laissé cette liberté-là, mais ça avait du sens avec le personnage. Au départ, je l’ai un peu fait pour la blague et j’ai été très surprise quand mon éditrice a dit « oui, carrément ». Je pensais “non” surtout que j’ai caricaturé le trait dans le sens où les Shojo mangas n’ont pas forcément ce graphisme-là, mais je l’ai fait à travers mes yeux de petite fille et ceux du personnage. C’était fun. 

En parlant de fun, tu signes une histoire dans le N°9 de Métal hurlant, et tu explores un côté action avec un dessin plus rapide, plus libre, c’est quelque chose que tu vas développer ? 

Lolita couturier : Je ne sais pas. J’essaie de me contrôler, car j’ai tendance à penser que mes brouillons sont mieux que les pages au propre. Et je me laisse beaucoup aller, je fais pas mal de choses à l’instinct, mais je fais attention parce que je ne veux pas de cet aspect brouillon. J’essaie de trouver le juste milieu. 

Sur le T2, j’essaie de canaliser ça et de proposer des pages plus précises avec un peu plus de taf dans les décors notamment. J’ai tendance à les suggérer plutôt que les dessiner. C’est nouveau pour moi, c’est un challenge de rentrer dans le détail. Pour les scènes dynamiques c’est encore un gros b*rdel. Mais j’aime bien, c’est aussi ça qui contrebalance les moments de contemplation. 


Dans Métal j’ai fait ça au crayon et j’avais envie d’encore plus tendre vers le manga. Un petit kiff pour mon moi d’avant. 

Et au niveau technique, tu travailles avec quels outils ? 

Lolita couturier : Pour le T2, je fais le story-board sur du papier machine A4 dégueulasse, mais pour le T1 c’était sur du format A5. Ensuite je faisais des brouillons sur format A4 que je retravaillais un peu puis je décalque avec une table lumineuse et je fais l’encrage. Sauf que l’encrage je le fais au critérium. Je garde le crayon jusqu’au bout, j’aime bien le côté un peu granuleux. C’est comme la plume, on peut varier l’épaisseur du trait sauf qu’on ne stresse pas parce que c’est de l’encre, on peut gommer quand on veut. Et après je scanne tout, et je fais la couleur à l’ordi. 

Tu travailles de manière chronologique ou par séquences ? 

Lolita couturier : Sans compter que j’ai dû retravailler les premières planches, mon fonctionnement est plutôt linéaire, surtout sur le story-board j’essaie d’aller de A à Z pour garder le rythme de l’histoire. Pour les sentiments et émotions, il faut vraiment que je me mette dedans à fond si je veux que ça marche. 

L’encrage, c’est moins cérébral, c’est juste visuel et j’arrive à le faire de A à Z. Pareil pour la couleur, mais pour le T2 par exemple je vois que je change mon fonctionnement et c’est parfois plus difficile de faire linéaire. Des fois ça bloque et il vaut mieux commencer par l’autre bout. Ça change par projet, je pense. 

Et pour la couverture, tu as testé plusieurs choses ? Comment en es-tu venue à cette contre-plongée sur les personnages ? 

Lolita couturier : J’ai beaucoup galéré sur la couverture, c’était la partie la plus difficile de la BD. C’était celle à laquelle j’étais la moins préparée parce que c’est ma première BD. Je sais faire de la BD, des cases et tout, mais faire un livre, gérer le timing ou travailler avec une maison d’édition, ça je ne savais pas faire. 

Du coup j’ai été prise par le temps et j’ai proposé plein de versions, mais c’est un exercice différent. Il faut que ça plaise au public. Moi j’aime bien faire des illustrations un peu contemplatives ou poétiques, mais pour une couverture, ce n’est pas forcément ce qui marche le mieux. On a fait plein d’essais, mais je suis plutôt contente du résultat, pour la contre-plongée c’est mon éditrice qui m’a aidée, elle a plus d’expérience là-dedans, et on a travaillé ensemble là-dessus. 

Et pour le titre qui fonctionne vraiment bien, comment es-tu arrivée à ce titre ? 

Lolita couturier : Le titre m’est venu rapidement. Vu que c’était un projet d’école, je ne me suis pas trop posé de questions et là aussi je travaille à l’instinct. Souvent je me dis qu’un titre finit par devenir un bon titre à force de le dire. Comme les prénoms de mes personnages, j’y ai réfléchi 2 secondes, ils ont des prénoms bizarres, mais on s’habitue. 

Mais on a failli le changer, pas mal de gens ne comprenaient pas le titre. C’est un clin d’œil à la fin de la BD et à la suite que je prépare. La morale est un peu cucul : ce n’est pas le but qui est important, c’est le chemin qu’on a fait. 

Tu travailles sur le T2, mais est-ce que tu as déjà des envies pour de prochains projets ? 

Lolita couturier : Oui j’ai des idées. Mais pour l’instant, j’ai peur que ça ne soit pas assez consistant et j’y réfléchis beaucoup. 

J’affronte le fait que plus on fait de la BD plus on a peur de faire de la BD. Pour le premier tome, je n’avais rien à perdre, mais pour le deuxième tome j’ai un peu plus la pression parce que j’essaie de faire « mieux », ou au moins «bien». Et pour les histoires suivantes, c’est encore plus de challenge, je me mets trop la pression peut-être.

Mais oui, j’ai quelques idées, je ne sais pas encore si ce sera de la SF. Ça travaille. 

En attendant, Lolita travaille sur le T2 de Détour par Epsilon qui devrait sortir au printemps prochain, tout en terminant un Master Bande Dessinée à l’EESI. Mais d’ici là, je vous invite à lire cet album, même sans sa conclusion, ce premier voyage vaut le détour.

Thomas Mourier, le 4/12/2023

Lolita Couturier - Détour par Epsilon - Les Humanoides Associés

-> Les liens renvoient sur le site Bubble où vous pourrez vous procurer les ouvrages évoqués.