Créer du bruit rose en images et sons, c'est maintenant

Dans la courte nouvelle Kews Garden (1919), Virginia Woolf décrit la vie d’une plate- bande fleurie du point de vue d’un escargot. On y trouve notamment cette description extraordinaire : « La lumière tombait sur le dos gris et lisse d’un galet, ou bien sur la coquille d’un escargot striée de veines brunes circulaires ou encore, se piégeant à l’intérieur d’une goutte de pluie, en emplissait si intensément de rouge, de bleu et de jaune, les parois fines que l’on s’attendait à les voir céder et disparaître. » La goutte d’eau n’éclatera jamais et emprisonnera au contraire le monde en son cœur, avec ses couleurs, ses bruits et ses reflets d’airain, dont elle se remplira comme un ventre. Une goutte sur le dos d’un escargot et qui contient le monde ? C’est une définition assez juste de ce que renferme l’exposition Bruit Rose.

David Lynch, Disturbance Between Man and Moon, 2008 2008, lithographie — 66 × 89 cm Courtesy de l’artiste et Item éditions.

L’enchantement est la transformation du réel en merveilleux, une force qui permet de le faire passer à travers une paroi faite de rêves, de mythes et de légendes. Omniprésente ici, cette magie s’exprime à travers l’univers coloré et qui rappelle les contes de fées de Anne-Sophie Le Creurer ou celui plus inquiétant et gothique de Alison Flora. Les sujets de Nils Bertho ou les travaux de Zad Kokar produisent le même effet : les formes, les personnages sont familiers, amusants et dégagent une bonhomie joyeuse. Leurs couleurs attirent. Ils évoquent. Ils parlent. Ce sont ces formes-figurines qu’on hérite tout aussi bien de l’enfance que de la mythologie médiévale ou gaélique et dont découlent les histoires. Le Bruit Rose est peuplé de créatures plus que d’humains. Il est peuplé de formes parfois protozoaires, ou qu’on distingue à travers la Grande Soupe Imaginaire, comme chez Sasha Andrès. Est-ce un oiseau ? Un poisson ? la forme est un son ou un trait qui a réussi à gagner l’éternité, à se solidifier mais qui conserve à l’intérieur de lui le mouvement qui le constitue. A travers l’écran, l’homme se transforme en personnage et en dessin, en récit. Le cinéma de David Lynch ne tient presque que sur cet effet là : cette capacité à faire écran, à filtrer le réel pour le détourner de sa direction initiale. Le résultat est étrange, déviant. « Disturbance », écrit-il sur l’une des lithographies de l’exposition. « Gênance » diraient les adolescents de l’époque en regardant l’écart entre la lune et le soleil. Entre l’homme et la lame du couteau, il y a le bras si long et irréel. Lorsque Winshluss s’amuse avec l’affiche de la Nuit du Chasseur de Charles Laughton/L’automne, l’enchantement transforme le noir et blanc de la pellicule en un crayonné de légende qui en conserve littéralement le matériau, jusque dans cette petite étincelle/étoile scintillante qui protège les enfants. Etoile du berger.

Winshluss, Attack of the 50 Feet Drag Queen, 2020 Technique mixte sur papier — 110 × 75 cm Courtesy de l’artiste et Galerie GP & N Vallois, Paris. © photo : Aurélien Mole

Et la musique là-dedans ? Le bruit rose rappelle le bruit des vagues, ou de la pluie, mais seulement lorsqu’on l’entend à travers la fenêtre ou l’abri des rideaux. C’est un bruit qui n’a de doux que la couleur. On ne va pas mentir en inventant des rapprochements qui n’y sont pas. Les rapports sont ténus entre l’électro-dream de Saintes, le groupe d’Anne-Sophie Le Creurer, et le brutalisme punk des Gängstgäng d’Augustin Rebetez, de Zad Kokar ou d’Adolf Hibou, le groupe de Nils Bertho. Mais il y a du rêve et de la comédie partout, depuis les cascades atmosphériques de Sopoorific d’Alison Flora, jusqu’aux terreurs burlesques du Crazy Clown Time de David Lynch (en)chanteur. L’heure du clown dingo. Dingo comme l’attaque d’une drag-queen de quinze mètres de haut, qui winshlusse chez John Waters.

Crazy Clown Time et bruit rose chez les escargots. « Au lieu de cela, la goutte recouvrait son gris d’argent initial, laissant la lumière se déposer sur la chair d’une feuille, révélant les filigranes des nervures sous la surface, pour de nouveau répandre son éclat parmi les vastes espaces verdâtres caché sous le dôme formé par les feuilles en cœur de langue. » L’escargot paraissait poursuivre un but précis. Mais il n’en était rien. Pas dit qu’il bave à temps jusqu’à la galerie.

Benjamin Berton, le 24/04/2024
Exposition de groupe (Sasha Andrès, 
Nils Bertho, Lenté Chris,j Anne-Sophie Le Creurer , Alison Flora
, Zad Kokar, David Lynch, Ramuntcho Matta, Jonathan Meese, Augustin Rebetez, 
 Winshluss) - Bruit Rose - Topographie de l’art 15, rue de Thorigny 75003 Paris

Alison Flora, Amertume de l’ivresse, 2022 Sang humain sur papier — 100 × 70 cm. Courtesy de l’artiste, de la DS galerie et de l’Adagp, Paris.