Qui suis-je pour juger l’autre ? un entretien avec Serge Portelli, du Syndicat de la magistrature

Serge Portelli par Claude Truong-Ngoc janvier 2014

Serge Portelli par Claude Truong-Ngoc janvier 2014

À travers un court et brillant essai paru aux éditions du Sonneur : “Qui suis-je pour juger l’autre ?”, Serge Portelli expose sa perception du monde judiciaire et sa réflexion sur son propre parcours de magistrat. Il y expose les difficultés du métier de juge, mais surtout les questionnements qui accompagnent cette profession. C’est d’abord la relation d’humain à humain entre le juge et l’accusé qui est explorée. « Qui peut bien avoir la légitimité pour juger du sens de la vie d’un homme ? » s’interroge-t-il. En inspectant son parcours, il tente de comprendre celui des autres car, pour lui, on ne peut juger l’autre sans s’interroger sur sa propre existence. Une fois juge, la question demeura longtemps. On peut même avancer qu’elle ne fut jamais complètement résolue. Enfiler une robe, s’asseoir sur son estrade, apprendre un Code par cœur, même deux ou trois, être imbattable sur la dernière jurisprudence, tout cela apportait quelques réponses mais pas l’essentiel. Mais quelle était la question? Ou plutôt quelle est toujours la question? Comment être juge? Comment être soi et être juge en même temps ? Assez vite cette vaste interrogation se déclinait dans l’urgence de façon plus succincte : comment s’adresser à l’autre ? Quels sont les parcours de ces femmes, hommes et enfants qui, un jour, se retrouvent face à un juge. S’il s’interroge sur la trajectoire de ces vies brisées, il questionne aussi la prise en charge des victimes et les souffrances endurées. Il pose un regard humaniste sur les tragédies quotidiennes qui se jouent devant les tribunaux français. L’auteur aborde également la question de la détention, de la récidive, mais aussi de la “désistance”, mot récent pour désigner la sortie de la délinquance. Qui suis-je pour juger ? propose un regard aiguisé sur le monde judiciaire mais aussi les connivences qu’il entretient avec le monde politique. C’est avant tout un ouvrage militant et engagé, qui pousse à défendre ses convictions tout en maintenant une distance nécessaire avec son propre discours, son propre rôle, pour ne pas s’enfermer dans une seule vérité.

Si l’ouvrage éclaire avec brio les difficultés du monde judiciaire, certaines questions posées restent néanmoins sans réponse : comment juger ? Malgré son expertise le juge dispose-t-il de la légitimité nécessaire pour juger une vie qu’il n’a pas vécu et qu’il n´entraperçoit qu´au détour d’un tribunal ? Difficile de répondre à cette question quand l’auteur n’est autre qu’un juge.

·         Quel est votre avis à propos des cours criminelles expérimentales composées de 5 juges pour juger à la place des assises mises en place suite à la Loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ? Un juge est-il plus à même de juger qu’un citoyen ?

Je suis farouchement hostile à la création des cours criminelles composées uniquement de magistrats professionnels. Alors que la question des liens entre la justice et la population revient sans cesse, comment ne pas constater que les cours d’assises sont la plus belle illustration d’un vrai lien entre la justice et le peuple ? Tous les jugements en France sont rendus « au nom du peuple français ». Une pure fiction à laquelle il faut bien s’efforcer de croire. En revanche, la cour d’assises est bien, elle, une véritable manifestation de justice démocratique. Il suffit pourtant de voir fonctionner une cour d’assises pour constater qu’elle est la plus belle manifestation d’une justice démocratique : y participent de simples citoyens tirés au sort. Il n’est donc guère étonnant de voir ces juridictions décriées ou supprimées par tous ceux que le peuple gêne. Dans de multiples pays des jurys composés de citoyens décident de questions civiles ou pénales parfois fort complexes. Le citoyen français serait-il moins apte à juger que le citoyen américain, canadien, allemand… ?

·       Après toutes ces années au cœur de la justice, pensez-vous toujours qu’un homme peut en juger un autre ?

La justice ne peut exister que rendue par des hommes. Robot, intelligence artificielle, algorithmes perfectionnés… les hommes ne sont pas à cours d’idées pour remplacer la justice humaine par quelques automatismes rassurants. Les échecs sont assurés. Il n’y a pas d’alternative à une justice humaine. Il faut donc sacrifier quelques-uns d’entre nous pour assumer cette tâche impossible. Ceux-là, qui acceptent cette mission ingrate, il faut bien leur dire qu’il ne s’agit pas d’un honneur mais d’une tâche qu’il ne leur vaudra que des regrets.

·         À la page 41 de votre livre vous vous questionnez : comment être juge ? Quelle est votre réponse à votre question ?

Juger est déjà une tâche presque impossible. « Être juge » est un autre défi. Ce n’est plus l’acte qui est questionné mais l’homme qui l’accomplit. Là, les références sont maigres. Quel modèle ? Quel costume ? Quel langage ? Quel regard ? Beaucoup de questions. Et pour toute réponse, un format, quelques certitudes renouvelées au gré des habitudes.

En fait, la seule réponse possible est d’être un homme parmi d’autres. Pas au-dessus, pas à côté. Parmi. Le pire pour le juge est de se croire différent ; d’imaginer que ceux qui viennent ou sont forcés de venir devant lui sont autres. Être juge c’est donc être totalement convaincu qu’on est l’autre ; que seuls les hasards de la vie ont distribué des rôles qui nous placent ici ou là. De ce côté-ci de la barre ou de l’autre. Avec cette robe noire ou ces vêtements civils.

·       Ces questionnements que vous vous posez ne remettent-ils pas en question votre engagement dans le monde judiciaire ?

Mes engagements dans le monde judiciaire, ou au-delà de lui, sont le fruit, toujours provisoire, de multiples questionnements surgis chaque jour en regardant fonctionner nos sociétés. Comment se satisfaire de l’état du monde quand l’injustice, le malheur, les inégalités sont le lot commun? Comment ne pas s’interroger au plus profond de soi quand la nature humaine nous bouleverse en permanence par sa cruauté ou sa vulnérabilité, sa naïveté ou se duplicité ? Plus que jamais je ressens le besoin de tenter de comprendre et d’agir, de dire ou d’écrire. Il n’y a pas vraiment de frontière entre le monde de la justice et le reste de la société. Seuls la forme ou le cadre changent.

·        Votre pratique au sein du monde judiciaire a-t-elle changé votre regard vis-à-vis de l’être humain et de sa nature ?

Mon métier de juge, ou celui d’expert pour l’Union Européenne ou aujourd’hui celui d’avocat m’apprennent un peu plus chaque jour ce qu’est l’être humain. C’est un apprentissage permanent. Il n’aboutit pas à un système fermé et des convictions définitives.

Une des rares certitudes est que l’homme peut changer. Rien n’est figé, rien n’est définitif. J’aime tellement Montaigne qui a depuis si longtemps construit ma façon de voir le monde que je ne peux m’empêcher de répéter que l’homme est « un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant » et « que tout homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition ». Ma « philosophie » ne va pas beaucoup plus loin. Mais elle est désormais totalement acquise à ces pensées si jeunes et si vieilles.

·      Que pensez-vous de la justice restaurative ?

La justice restaurative essaie d’ouvrir un espace de dialogue entre la victime, l’auteur et la société. Elle est née (on peut dire aussi qu’elle a ressuscité) en raison des insuffisances de la justice classique. Il est dommage que la France se montre si frileuse alors que cette nouvelle forme de justice, encouragée par toutes les instances internationales, est si prometteuse.

Article et propos recueillis par Anaïs Luneau, le 5 janvier 2020

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Serge Portelli, Qui suis-je pour juger l’autre ?, Les Editions du Sonneur, septembre 2019