L'alliance entre Erdogan et Poutine. Par André Markowicz

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«Alors, Pachinian, il est où, ton statut ? » — dixit le président de l’Azerbaïdjan, Aliev.

(Erdogan et Poutine, II)

Le 4 octobre dernier, j’avais fait une chronique sur le Haut-Karabakh, et sur l’alliance objective que la guerre qui le ravageait une nouvelle fois impliquait entre Erdogan et Poutine. C’est peu dire que Poutine n’a rien fait pour aider son allié théorique, l’Arménie. Au contraire. Parce qu’il ne s’agissait pas pour la Russie d’aider l’Arménie : il s’agissait pour Poutine de punir Pachinian, démocratiquement élu par un peuple exaspéré de voir la corruption pourrir la vie de tout le pays, pour ses désirs de liberté et ses tentatives de rapprochement avec l’Occident. Il s’agissait, pour Poutine et ses sbires, d’être clairs : les pays de l’ancienne URSS resteront dans la sphère russe, et ceux qui tenteront de s’en sortir seront frappés par la guerre, par toutes les catastrophes possibles.

Le Karabakh, je le rappelle (je ne l’avais pas dit dans ma chronique), territoire qui a toujours été arménien à une majorité écrasante (de l’ordre de 90% de la population, depuis le Moyen Age), avait été dévolu à l’Azerbaïdjan (c’est-à-dire aux Turcs, et alors même que le régime turc avait commis le premier génocide européen) pour punir les Arméniens d’avoir résisté au régime bolchévique — et l’auteur de ce crime était Staline lui-même. Il s’agissait de proscrire toute possibilité d’une entité arménienne un tant soit peu puissante — mais il s’agissait aussi, en même temps, de contrôler l’Azerbaïdjan, qui se retrouvait avec, au milieu de son territoire, une très nombreuse minorité arménienne.

La guerre présente a été un désastre pour les Arméniens, dont l’armée était dramatiquement sous-équipée (et Pachinian n’y était pour rien). Le régime de Poutine a laissé les Azéris, armés en particulier par Israël, écraser systématiquement tous les points de défense de la ligne de front, ce qui a entraîné un exode massif de la population arménienne, et l’aide militaire qui était due de par les traités d’alliance n’est jamais venue, ou venue d’une façon si parcimonieuse que l’Arménie n’a jamais eu aucune chance de résister. L’aide réelle avait été promise seulement au cas où l’Azerbaïdjan envahirait le territoire de l’Arménie en tant que tel (ce qui signifiait que, pour Poutine — ni, d’ailleurs, pour aucun Etat au monde — le Karabakh ne ferait jamais partie de l’Arménie)

L’accord de cesser-le-feu signé à présent, en présence de Poutine, par Aliev et Pachinian implique, de fait, une disparition de l’entité autonome arménienne du Haut-Karabakh, et, à terme (mais à un terme rapproché) la disparition de toute vie culturelle arménienne dans cette terre historiquement arménienne. Les termes de cet accord sont clairs et nets. Le mot « capitulation » n’est évidemment pas employé, mais il s’agit bien d’une capitulation : l’armée arménienne n’avait aucune possibilité de défendre Stépanakert (la capitale).

Il y a les mots de l’accord, et puis, il y a, au même moment, que le président Aliev a enregistré un message dont je vous traduis la fin, du russe. Dans ce message, on le voit hilare, et il se moque du président arménien : « Alors, Pachinian, il est où, ton statut [le statut particulier pour le Haut-Karabakh] ? C’est en enfer qu’il est, ton statut. Il y en a pas, de statut, et il y en aura pas. Tant que je serai président, il n’y aura pas de statut. »

Et, dans même le même discours de triomphe, Aliev explique que, dorénavant, « l’occupation arménienne » va cesser au Karabakh. — Cette rhétorique de haine, qui nie, purement et simplement, l’histoire de toute une région, annonce les choses sans aucun fleur diplomatique. Maintenant, les Arméniens du Karabakh doivent s’attendre à un exil forcé ou à une dictature impitoyable.

*

Le désastre militaire impliquera sans doute la chute de Nikol Pachinian, et, avec lui, de toute tentative démocratique. De toute tentative d’indépendance politique de l’Arménie. — Erdogan et Poutine sont donc les grands vainqueurs de cette tragédie qui ne fait que commencer.

Et ce n’est pas un hasard si la vidéo d’Aliev narguant publiquement Pachinian, stupéfiante au regard des coutumes diplomatiques du monde entier, a d’abord été publiée sur le canal Télégram d’une des journalistes les plus en vue de la télé poutinienne, Olga Skabéïeva.

Or — mais c’est le sujet d’une autre chronique — le régime de Poutine est en train de se radicaliser encore davantage.

André Markowicz, le 11 novembre 2020

Ce qui se joue au Karabakh, c’est, d’abord, évidemment, une nouvelle étape de la politique expansionniste, islamo-fasciste dans son essence, de Recep Erdogan. Les Azéris, ce sont des Turcs, et le président Aliev, fils lui-même d’un autre dictateur, est un jouet, ou un allié, comme on veut, de la Turquie — une Turquie qui se montre aussi agressive partout : contre les populations kurdes, les siennes, ou celles de Syrie et d’Irak, contre ses propres opposants, contre l’Europe (et surtout contre la Grèce) — bref, il y a là quelque chose qui rappelle délibérément les luttes de l’Empire ottoman. Et donc, l’offensive azérie contre le Haut-Karabakh s’inscrit là-dedans, d’autant plus facilement que les gouvernements arméniens et azéris ne sont jamais parvenus à un accord sur le statut de cette région arménienne incluse dans un pays turc, avec la haine ancestrale non pas des gens, bien sûr, mais des états — une haine d’autant plus inexpugnable après le Génocide de 1915 qui n’a jamais été reconnu par aucun gouvernement turc. — Et donc, oui, cette fois, la politique d’Ergodan est claire. Il s’agit, village après village, de nettoyer le pays de sa population arménienne, et, ruine après ruine, d’éradiquer de toute mémoire arménienne un pays où cette présence est fondatrice depuis des millénaires : chaque village occupé aujourd’hui est, à l’instant même, renommé, — le nom arménien remplacé par un nom turc.

Mais il y a autre chose. — Théoriquement, l’Arménie a signé un pacte de défense avec la Russie, et, théoriquement, la Russie est censée défendre l’Arménie. La Russie, de fait, devrait fournir des armes à l’Arménie. Il semble qu’elle ne s’empresse pas de le faire. l’Arménie, en particulier, n’a quasiment pas d’aviation, parce que la pays a été ruiné par des décennies de présidence d’anciens fonctionnaires soviétiques aussi corrompus que leurs collègues russes, et, alors même qu’en 1994, l’armée arménienne s’était révélée plus puissante que l’armée azérie (et la première guerre s’était achevée, quoique sans traité de paix, par une victoire arménienne), cette fois, le rapport des forces est totalement inversé. Et l’armée azérie est aussi équipée par les Russes, qui lui vendent des armes, — les Russes et les Israéliens (l’alliance Nétanyahou-Erdogan mériterait une longue étude). Bref, les Russes, qui ont une base militaire essentielle en Arménie, ne font rien. — Ils ne font rien exactement comme les troupes soviétiques n’ont rien fait en juillet 1944 pour aider les insurgés (essentiellement non-communistes) de Varsovie. C’est seulement en janvier 1945, alors que la ville avait été totalement détruite, que les « libérateurs » ont fait leur entrée, installant un gouvernement communiste.

Ce qui se passe en Arménie est du même ordre. — Poutine pourrait, en un coup de téléphone, arrêter les Azéris. Il n’en fait rien. Il reste « neutre ». Mais il refuse son aide au président Pachinian, parce que Pachinian, élu par un peuple qui en avait assez de la corruption endémique et de la dictature, a essayé d’ouvrir son pays à l’Occident, et de diversifier les sources d’importation et d'influence. Ce qu’il s’agit de détruire, tant pour Poutine que, parallèlement, pour Erdogan, c’est toute tentative d’indépendance, toute aspiration à la liberté, à la démocratie. L’Arménie, indépendante ou pas, n’est pas indépendante : elle appartient à la sphère russe. Et la sphère russe est celle de la dictature poutinienne.

Poutine laissera écraser un pays allié, il laissera plutôt les Turcs vider de sa population historique une région entière — pour régler définitivement la question du Karabakh, — mais il écrasera Pachinian. Il écrasera toute velléité de démocratie — quel que soit le prix de cet écrasement.

Et ce qui se passe au Karabakh, ça vaut partout dans l’ancienne URSS.

André Markowicz, le 4 octobre 2020


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.