C'est vraiment beau la guerre ? Témoignage de Youssouf Amine Elalamy

Fuir les bombes et la misère pour risquer sa vie sur les chemins liquides de l’exil, et espérer plus tard une réparation qui se dérobe : un puissant roman en forme d’épopée macabre, nimbée d’humour du désastre, pour nous confronter à ce que trop persistent à nier.

Dieu que c’est beau, la guerre vue du ciel. On largue une bombe et on la voit fleurir en poudre de lumière. Jamais un arbre n’aura poussé aussi vite, jamais ses palmes n’auront eu un tel éclat. Seulement voilà, moi, la guerre, je ne l’ai jamais vue d’en haut, seulement d’en bas, et chaque arbre de feu, chaque palme qui pousse emportent avec eux une mère, un fils, un mari, un visage, des jambes, un bras. Une maison brûle, deux maisons brûlent, trois maisons brûlent, puis le quartier entier. Un pays en feu. Des forêts, des clairières, des champs, des collines, des montagnes, des parcs, des écoles, des cinémas, des théâtres, des mosquées, des églises, des jardins, des routes, des chemins, des villages, des villes. Ma ville. Bombardée, détruite, incendiée, rasée. Ma ville, atteinte d’une étrange maladie qui, jour après jour, s’en prenait à son corps, l’attaquait et le brûlait jusqu’à n’en laisser que des ruines. Ma ville ne ressemblait plus à ma ville ; on aurait dit un château de sable piétiné par une horde d’enfants. Toute chose a une couleur et la guerre c’est tout gris. Au premier coup de feu, les couleurs s’envolent et se dispersent d’un coup comme des oiseaux que l’on aurait fait fuir avec le bruit. Et même quand le ciel brûle ou que le sang coule, la guerre c’est tout gris. D’un gris qui, tout comme les cendres, garde en lui le souvenir du feu.

Pour sa douzième publication, parue presque simultanément en 2019 aux éditions marocaines Le Fennec et aux éditions françaises Au Diable Vauvert, Youssouf Amine Elalamy, par ailleurs professeur de stylistique au sein du département d’anglais de l’université Ibn Tofail de Kénitra, à une trentaine de kilomètres de Rabat, a su concevoir une poétique à la fois violente et farceuse, dénichant une tonalité exceptionnelle pour, en 200 pages, et quatre parties, nous assener certaines réalités qu’il est trop souvent si commode, en Europe ou dans d’autres pays épargnés par la guerre, de négliger ou même d’ignorer, en laissant s’installer les tristes sentiments de l’égoïsme et du chacun pour soi (quand ce n’est pas quelques phobies irrationnelles de l’ordre des remplacements ou autres délires systématiques) : si des centaines de milliers de fuyards, hommes, femmes et enfants, quittent tout pour risquer leurs vies dans des chemins de traverse minés ou à bord d’embarcations toujours au bord du naufrage, c’est bien avant tout, et presque uniquement, parce qu’ils sont confrontés à la réalité de la guerre et de la destruction, parce que leurs enfants sont enrôlés de force dans des combats qui ne sont en réalité pas les leurs, parce que leurs maisons brûlent et que leurs moyens de subsistance sont pillés – pas pour le plaisir de venir goûter à la précarité dantesque des camps de réfugiés construits à la hâte comme autant de prisons pour faire semblant d’accueillir. Réalité pourtant connue mais pourtant aussi perpétuellement effacée : c’est ce que « C’est beau, la guerre », par les voix des fuyards d’un pays imaginaire qui emprunte ses caractéristiques fondamentales aux mosaïques des conflits irakien et syrien, vient nous rappeler cruellement et néanmoins en réelle beauté.

Encerclée depuis quelques jours, notre ville ressemblait à un manège qui tournait tournait tournait, avec les avions qui montent et qui descendent et les feux qui s’allument, orange rouge orange rouge. Et lorsque les avions disparaissaient enfin dans le ciel, des corps gisaient un peu partout comme des petits chevaux de bois tombés de leurs ressorts. Certains avaient perdu une patte ou deux, d’autres avaient la tête de travers ou la crinière brûlée ; d’autres encore étaient légèrement abîmés, avaient perdu leurs couleurs et semblaient seulement dormir. Tous étaient morts. Après les premiers bombardements, on ne croyait déjà plus au paradis et on n’avait plus besoin de chercher à quoi pouvait ressembler l’enfer.

Le phénomène migratoire contemporain est certainement l’un des sujets sur lesquels, loin des rapports officiels de l’UNHCR ou des ONG les plus dévouées, les autrices et les auteurs d’Europe et de Méditerranée se sont le plus naturellement mobilisés ces dernières années, puisant dans les ressources de leur art pour donner à ressentir et à penser, loin du sentiment de repli identitaire et d’un faux confort économique dont trop de médias et de politiques voudraient néanmoins nous abreuver, les réalités de la guerre, de la fuite vers la survie, et du cortège catastrophique qui l’accompagne, depuis les bombes, les meurtres et les famines jusqu’aux camps d’internement et aux rejets en passant par les traversées, les accidents et les noyades.

Après les précurseurs Erri de Luca (« Le dernier voyage de Sindbad », 2003), Serge Quadruppani (« Les Alpes de la Lune », 2000), Vladimir Lortchenkov (« Des mille et une façons de quitter la Moldavie », 2006) ou Andreï Ivanov (« Le voyage de Hanumân », 2010), le prétendu « choc migratoire » de 2015 a poussé davantage d’autrices et d’auteurs à nous aider à saisir de quoi il retourne réellement : Denis Lemasson (« Nous traverserons ensemble », 2016), Velibor Čolić (« Manuel d’exil », 2016), Davide Enia (« La loi de la mer », 2017), Patrick Chamoiseau (« Frères migrants », 2017), Marielle Macé (« Sidérer, considérer », 2017), Patrick K. Dewdney (« Écume », 2017), Claude Favre (« crever les toits, etc », 2018),  Emmanuel Ruben (« Terminus Schengen » et « Le cœur de l’Europe », tous deux en 2018), Laurent Kloetzer (« Issa Elohim », 2018), Léo Henry (« L’autre côté », 2019), Marie Cosnay (« If », 2020), ou encore Dominique Dupart (« La vie légale », 2021), pour ne citer que celles et ceux présents sur ce blog, se sont tour à tour penchés, en poésie ou en fiction, en témoignage ou en analogie, sur l’autre fuyant la mort et la misère en devant l’affronter plus que jamais. Comme Alain Giorgetti (« La nuit nous serons semblables à nous-mêmes », 2020) à sa propre manière, Youssouf Amine Elalamy a tenté et réussi le pari d’une synthèse provisoire, tentant d’englober ce phénomène humain et politique dans toutes ses dimensions, avant, pendant et après, en prenant le parti d’une narration étagée usant d’un sens épique de la farce macabre qui s’approche par moments de l’humour volodinien du désastre. Le résultat en est naturellement bouleversant, dérangeant, redoutable – et salutaire.

Après chaque raid, il y avait beaucoup de gens autour des gravats ; tout le monde cherchait des corps. En fouillant bien au milieu des morts, on tombait parfois sur une voisine, un ami d’enfance, le boulanger du coin ou son propre fils que l’on réussissait tout de même à reconnaître à sa coupe de cheveux, à sa tache de naissance, à sa dent cassée ou à sa chemise à fleurs. On prenait le temps de lui caresser les cheveux parce que, encore plus que les vivants, les morts ont besoin d’être rassurés. Compter les morts, les identifier, était notre façon de les pleurer et surtout de les sauver, si tant est que l’on puisse sauver un mort. Après chaque attaque, nous nous empressions de récupérer les corps avant que les fossoyeurs ne débarquent avec leurs chiens hargneux renifleurs de sang, ne leur fassent les poches, ne les dépouillent et ne les empilent les uns sur les autres comme un tas de bois mort ou un simple amas d’ordures prêtes à être incendiées, et dont il ne resterait plus à la fin qu’un amoncellement de crânes blancs entassés comme des pierres. Tout en y mettant le feu, ils continuaient à discuter entre eux, à rire de leurs blagues comme si de rien n’était. À force d’être mortes, les victimes, elles, se laissaient faire et ne bougeaient pas le petit doigt.

Hugues Charybde le 13/12/2021
Youssouf Amine Elalamy - C’est beau la guerre - éditions Au Diable vauvert
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