Gaz-âge, la nouvelle mesure du contrôle social

Amnesty

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Par le double jeu de l’étude des intérêts économiques en jeu et des glissements comportementaux et doctrinaux des forces de l’ordre, Paul Rocher fait une précieuse analyse de ce qui se passe autour des technologies contemporaines de la répression dans son livre “Gazer, soumettre, mutiler”.

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Le cortège est dense et progresse lentement sous la grisaille hivernale. Nos corps se désengourdissent au rythme de la marche et des chants. L’ambiance est festive. Sur les épaules de mon voisin, un petit garçon agite un minuscule drapeau vert qui clame son droit à un futur respirable.
Soudain une explosion retentit. Une clameur inquiète parcourt la multitude. Ça vient de derrière nous. Nous sommes bousculés par la foule qui cherche à s’aloigner de l’endroit d’où provient le bruit. Que se passe-t-il ? Mes lunettes tombent dans la cohue. Je me penche pour les ramasser et suis déséquilibré par la poussée du cortège en panique. À hauteur de mes yeux, le petit garçon, fermement tenu par le bras par son père, est en larmes.
Moi aussi. Je tousse à m’en arracher les poumons. Mes yeux me brûlent. L’atmosphère est saturée d’une épaisse fumée grisâtre qui nous étouffe. La panique redouble. Pas d’issue, camions de police et barrières antiémeutes bloquent les rues perpendiculaires. On ne nous laisse pas passer. Une nouvelle explosion. Puis une autre. Des projectiles d’origine indéterminée volent au-dessus de nos têtes, déclenchant une clameur plus grande encore et un mouvement de foule que je suis sans trop savoir pourquoi. « Ça va exploser, bougez ! » Une flamme, une nouvelle explosion, plus forte, une gerbe d’étincelles et des projectiles qui semblent partir dans toutes les directions.
J’entends un hurlement, puis le bruit sourd d’un corps qui tombe. Je cours. Le sol est jonché de projectiles, rendant la progression difficile. Une porte s’ouvre, je suis agrippé et tiré vers l’intérieur ; un hall ! Nous y sommes serrés dans le noir. Haletants, silencieux, la boule au ventre. Je reconnais le petit garçon de tout à l’heure. Entre deux sanglots étouffés, il chuchote :
« Je veux rentrer à la maison. »

En 160 pages (et 20 pages de notes denses et précises), Paul Rocher , économiste rompu aux investigations dans les maquis des entreprises et de leurs filiales plus ou moins discrètes, nous offre en juin 2020 à La Fabrique cet essai incisif à propos de « Politique de l’arme non létale ». S’il multiplie fort logiquement les références à des faits parfaitement documentés concernant les blessures et les dégâts infligés par les diverses formes de matraques, de canons à eau, de grenades, de gaz et de lanceurs de balles figurant dans la dotation des forces de l’ordre, « Gazer, mutiler, soumettre » ne se substitue à aucun moment à l’analyse d’un processus délétère, subtilement romancée, du David Dufresne de « Dernière sommation », ni à la solide analyse idéologique du Mathieu Rigouste de « L’ennemi intérieur », ni à la puissante mise en métaphore narrative de l’Alexis Jenni de « L’art français de la guerre ». L’angle retenu, habile et pénétrant, est en réalité double et original, puisqu’il s’attache d’abord aux dimensions économiques et financières de la montée exponentielle en dotation au sein des forces de l’ordre, françaises ou étrangères, des armes non létales – et au suivi de la manne que représente à un moment ou à un autre la consommation effrénée de matériel et de munitions que le tout-répressif, en matière de luttes sociales et politiques, engendre automatiquement -, ensuite à la manière plus ou moins insidieuse dont la mise à disposition massive de technologies réputées moins dangereuses que les armes dites conventionnelles (à balles réelles, à gaz mortels ou à éclats d’acier conçus pour tuer) modifie les comportements et les doctrines des unités et des individus chargés officiellement du maintien de l’ordre et officieusement de la répression. À ce titre, « Gazer, mutiler, soumettre » est une lecture doublement précieuse, éclairant d’un jour triste et cynique les justifications d’un état de fait qui s’éloigne chaque jour davantage d’un état de droit, dans ces pays en sucre d’orge où les violences policières n’existent pas.

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Ceux qui utilisent les armes non létales, policiers et gendarmes, savent pertinemment qu’ils ne manient pas des jouets. Le charme sulfureux de ces objets semble même venir de leur capacité à empêcher. D’un ton triomphant, un commandant de CRS exhorte son unité positionnée devant un fast-food, le 1er décembre 2018, dans le chic VIIIe arrondissement de Paris : « Triquez-les ! » À l’intérieur du restaurant, plusieurs Gilets jaunes se sont réfugiés pour échapper à un épais brouillard de gaz lacrymogène. Deux photographes du journal Libération présents sur place ont décrit l’ambiance bon enfant qui y règne : les manifestants reprennent leur souffle, le vigile leur apporte de l’eau… À l’extérieur, le commandant précise ses consignes : « Vous me les sortez, vous leur cassez la gueule ». Les zélés CRS ne se contentent pas de sortir les personnes dans la rue avant de les frapper. Ils s’acharnent à l’intérieur sur les Giles jaunes bras en l’air ou à même le sol. Puis ils forment une sorte de tunnel à la sortie du restaurant, et rouent de coups chacun des occupants poussés vers la sortie. La hiérarchie policière n’est pas en reste. Commentant la consigne d’effectuer des tirs tendus à hauteur d’homme par lanceur lacrymogène, un CRS souligne que « c’est la première fois que je reçois un tel ordre. C’est normalement proscrit, car cela va à l’encontre des règles de sécurité. On procède plutôt à des tirs au ras du sol ». Une semaine plus tard, un groupe de policiers se poste à quelques dizaines de mètres en face de Gilets jaunes dans une rue parisienne. La situation est calme et, étant donné la distance importante qui sépare les deux groupes, les forces de l’ordre ne se trouvent pas dans une circonstance spécialement dangereuse. Pourtant ils tirent des balles en caoutchouc en direction des manifestants. Sur les vidéos qui ont capté la scène, on entend distinctement les commentaires qui accompagnent les tirs : « a voté », « dans ta gueule », « fils de pute », « bouyaka ». Certes, ce n’est pas du meilleur goût mais après tout, de quoi se plaint-on ? Il s’agit bien d’armes non létales, donc il n’y a pas de risque. Les policiers, de leur côté, réclament d’ailleurs encore plus de liberté d’action et « une confiance absolue des politiques et de la justice.»

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Paul Roger - Gazer, mutiler, soumettre -Politique de l’arme non létale - éditions de La Fabrique
Hugues Charybde2 le 1/09/2020
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