Nouvelles voies calabraises par Gioacchino Criaco

Dans une Calabre contemporaine et immémoriale, dans un Milanais glacé et mondialisé, le choc des haines ancestrales et des politiques actuelles du pire, entre mafias et vendettas, rédimé par l’amour vrai et par la conspiration féminine, souterraine et merveilleuse.

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L’été me berçait joyeusement. Les Jardins de l’Allaro se remplirent de fruits et des enfants d’ouvriers agricoles. Nous nous répartîmes en bandes : chaque jour était une aventure merveilleuse. Mon groupe consacrait la matinée à la mer ; nous laissions les filles couvrir notre fuite, nous nous déshabillions au bord du fleuve et nous le traversions en slip. Le sable, puis les galets et les blocs de pierre nous brûlaient la plante des pieds dans la course vers la falaise. Et, enfin, nous nous jetions dans l’eau du haut des rochers. Nous écarquillions les yeux pour voir ce merveilleux monde transparent, nous nagions en frottant la poitrine sur le fond aussi longtemps que nous réussissions à retenir notre respiration. Nous revenions à la surface et traversions à la nage la baie qui pénétrait les terres entre le fleuve et le promontoire. Puis nous sortions de la mer, entrions dans l’eau douce et froide du fleuve pour dissoudre les cristaux de sel luisant sur notre peau.
Nous retournions aux Jardins, frais, à temps pour le déjeuner.
L’après-midi, mon groupe et moi nous donnions la chasse aux nids d’oiseaux, aux lézards, aux serpents. Après dîner, nous nous écroulions, épuisés. Et le lendemain tout recommençait.
Le samedi et le dimanche, j’abandonnais les Jardins pour suivre mes parents, au banquet d’un mariage ou dans une balade en montagne ; plus souvent, nous employions ces jours-là à remonter le fleuve : grand-père devant et tous les petits-enfants derrière, à essayer de tenir le rythme de ses pas, pour rester près de lui et entendre ses histoires. Quelquefois, il sellait deux chevaux, nous regardait en silence un moment puis clignait de l’œil à l’un de nous pour l’inviter à monter en selle. Cet été-là, son œil ne tarda pas à cligner uniquement dans ma direction. Je me sentais un privilégié : j’étais un cow-boy sur mon cheval noir qui parcourait la pierraille de l’Allaro comme si c’était un désert. Quand grand-père arrivait à vaincre la résistance de maman et pouvait me garder deux jours dehors, les excursions arrivaient jusqu’à la vieille Ascruthia et dans les bois je devenais un hors-la-loi qui prenait le fusil : lui allait le récupérer, en se glissant entre les branches d’une bruyère qui cachait l’entrée d’une grotte. Il s’asseyait sur une pierre, le démontait pièce par pièce, le nettoyait et le remontait. Le fusil était à lui, et chaque Dominici devait en avoir un qui lui était personnel, qu’il devait connaître à fond pour qu’il ne le trahisse pas quand il en aurait besoin.

Deux familles calabraises qu’opposent des haines sourdes et des griefs ancrés dans les années et les siècles ; deux enfants de chacune des familles, devenant adolescents, que l’amour enflamme alors que les règles tacites de l’Histoire sanglante s’y opposent farouchement ; une guerre sans merci à travers les âges, brutalement ravivée comme une soudaine épidémie ; un destin peut-être trop vite pensé évitable qui frappe avec vigueur à la porte mal fermée ; un très long séjour en prison, entre trahisons et fidélités, tandis que la modernité criminelle se déchaîne plus que jamais, tout autour. Il s’agira pour les deux principaux protagonistes de cette fable réaliste et déchirante, entre Milan et l’Aspromonte, entre les vendettas familiales et les trafics de drogue à grande échelle, confrontant les archaïsmes aux nécessités et les beautés aux abjections, d’inventer une autre voie, sur un chemin fort étroit guetté de toutes parts par l’hostilité et l’avidité.

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Pendant une semaine, nous ne parvînmes pas à nous parler. Elle trouva la première le moyen de m’envoyer un message, par une camarade de classe. Je lui répondis. Nous commençâmes à nous rencontrer en cachette.
Nous nous jurâmes que personne ne briserait notre monde.
Et puis vint la peste.
Le vent noir souffla fort, obscurcissant le pas des portes et brisant les contes de fées.
L’épidémie s’annonça pendant l’été, sur les têtes transpirantes des ouvriers qui plantaient des piquets de bois dans la terre molle des Jardins de l’Allaro et sur le visage radieux du propriétaire de l’entreprise, entouré d’une nuée d’ingénieurs et d’amis : le progrès allait arriver, une route couperait les Jardins, la baie et la côte tout entière. Et, avec une autoroute moderne, arriveraient une aire de service et un centre commercial.
Le beau visage bronzé de mon père se rembrunit, sa gaieté, ses blagues, les balades, tout disparut, englouti par l’anxiété.
Au village, en revanche, la bonne humeur se répandit. Une grande entreprise du Nord allait venir avec du travail sûr et des paies plus élevées.
Le patron, on le retrouva mort, dans sa voiture criblée de balles, avant que les pelles mécaniques infligent une blessure contre nature à la terre, dans les Jardins de l’Allaro.
Le son du glas et les cortèges funèbres se succédaient à une cadence hebdomadaire.
La peste se répandit partout, alla de-ci, de-là, et entra dans beaucoup de foyers des parents d’Agnese. Et ce mal noir, nous deux, nous allions aussi en percevoir la présence.
La maladie emporta le vieil Alfonso Therrime.
Les Therrime étaient pour le progrès et avaient monté une entreprise de terrassement prête à s’accaparer une partie des travaux dans les Jardins. Nous rencontrer devint de plus en plus difficile, nous commençâmes à avoir peur pour notre histoire.
Le mal frappa sans pitié, il emporta le père d’Agnese et elle disparut sans même pouvoir m’avertir ; emmenée au loin par sa mère, en même temps qu’Alberto.
Les messagers que nous avions utilisés pour nos rencontres me ramenèrent mes billets, ne sachant pas à qui les remettre. Je le demandai à beaucoup de gens, je le fis sans précaution et, pour la première fois, mon père me parla d’Agnese et de moi. Il me dit que c’était impossible, qu’il fallait que j’arrête de la chercher. Mais il regarda mes yeux et n’exigea pas de promesse.

Sept ans après « Les âmes noires », quatre ans après « American Taste »Gioacchino Criaco nous proposait en 2015 avec ce quatrième roman (traduit en français en 2018 chez Métailié par Serge Quadruppani) un nouvel angle de plongée dans les âpres beautés de la Calabre séculaire et contemporaine, et plus encore dans les luttes entre diverses incarnations du Mal, pour partie lié à ce sol mais le dépassant très largement, Mal également séculaire et tout à fait contemporain. Loin de se réduire à une nouvelle variation sur « Roméo et Juliette »« La soie et le fusil » nous emmène dans de nouveaux lieux où les âmes noires sont de différentes qualitésEmmanuelle Caminade, dans sa belle chronique de L’Or des Livres (à lire ici), souligne à raison la part de plaidoyer pro domo dans le travail de Gioacchino Criaco, dont le frère est emprisonné pour une très lourde peine liée justement à la criminalité calabraise : la distinction qu’il opère avec finesse entre les tueurs tels que le Gecko, ici, et les affidés de la ‘Ndrangheta – distinction qui sous-tendait déjà très fortement ses deux premiers romans traduits en français – ne saurait néanmoins se limiter à une manifestation de solidarité familiale. Plongeant ses racines dans des mythologies qui remontent au moins pour nous à la « Vendetta » de Balzac et à la « Colomba » de Mérimée – si ce n’est aux « Noces de Figaro » -, la haine meurtrière et séculaire entre clans familiaux, en Corse, en Sicile, en Sardaigne ou en Calabre, entretient des liens réels mais fort complexes avec les organisations du crime organisé et des diverses « mafias » – ce que soulignèrent, parmi d’autres, aussi bien le grand Leonardo Sciascia que, plus récemment, Andrea Camilleri ou le juge Roberto Scarpinato (dont il faut lire absolument « Le retour du Prince »), et y manifeste plusieurs différences profondes, ne serait-ce que dans son rapport à la corruption politique.

Paul Klee, Bartolo – La vendetta – Oh la, 1921

Paul Klee, Bartolo – La vendetta – Oh la, 1921

Au bout de quelques jours, mon père m’avait emmené dans sa chambre, j’avais le bras dans le plâtre, je lui avais avoué ce qui s’était vraiment passé, que ça n’avait pas été une chute accidentelle. Il ne semblait pas surpris. Il avait ouvert un tiroir, en avait sorti un coffret à bijoux dont il avait soulevé le couvercle. Il en avait extrait un pistolet et l’avait posé sur la commode.
Il m’avait laissé seul.
J’étais resté longtemps dans la pièce. Assis sur le bord du lit de mes parents, j’avais regardé cette chose sombre et luisante. Je m’étais approché avec crainte, j’avais posé un doigt dessus, pour le retirer aussitôt. Il m’était resté quelque chose de visqueux sur le bout du doigt, que j’avais essuyé avec mon T-shirt. J’avais reposé le doigt, le faisant glisser le long du canon. A la fin, j’avais empoigné l’arme et, après l’avoir regardée avec attention, je l’avais glissée dans mon pantalon avec précaution, en frissonnant au contact du métal contre la peau de l’aine. Et j’étais sorti.
Les gamins, en me voyant arriver, m’avaient regardé d’un air de défi.
– Julien, Julien avaient-ils crié de leurs voix stridentes.
Je m’étais placé devant le plus gros, avais sorti le pistolet, et son air moqueur s’était transformé en terreur. Son visage avait blanchi sous le canon froid collé contre son front. Les autres s’étaient enfuis, nous laissant seuls, face à face.
J’avais pressé l’index et la détente avait cédé. Il y avait eu un déclic métallique, mais sans explosion. Le garçon avait fondu en larmes.
Je l’avais laissé pleurnicher, j’étais retourné à la maison et, en remettant le pistolet dans le coffret, j’y avais trouvé les balles. Je les avais défiés avec une arme déchargée.
Je me souviens qu’en classe, à table ou étendu sur mon lit, durant ces mois chez ma tante, j’avais la tête pleine des voix de l’enfance. Surtout des discours de grand-père Silvestro, sur qui étaient les Dominici et qui étaient les Therrime, de ses histoires sur Ascruthia, sur le peuple des monts. Ses paroles sortirent d’un coup, de je ne sais quel coin reculé de mon esprit : ils me parlaient d’hommes, de règles.
– Nous sommes différents, Giuliano, disait grand-père. Dieu nous a fait naître dans un paradis, là-haut à Ascruthia, et un esprit malin nous a envoyés les Aigles, les Therrime, pour qu’ils nous le confisquent. Mais ils n’ont jamais réussi, pas plus que tant d’autres envahisseurs qui ont tenté de profaner nos monts. Parce que nous, Giuliano, nous sommes un peuple guerrier. Puis le même Dieu a confié les lopins les plus fertiles de notre terre aux bras de l’Allaro, et le fleuve les a emportés sur les rives de la mer Ionienne. Et nous sommes venus les reprendre. Mais à ce moment-là aux Therrime se sont ajoutés d’autres ennemis : les patrons et leurs serviteurs. Les mafieux.
Pour grand-père, la vie n’avait pas de sens s’il n’y avait pas d’ennemi à abattre ; et le monde dont il provenait en était plein : les patrons étaient ceux qui prenaient les terres appartenant au peuple des monts, et les mafieux étaient leur meilleure arme.

Le choc des violences immémoriales et des justifications mêlant politique et testostérone ne se transformerait pas complètement en véritable fable, en pleine exploration mythographique, si Gioacchino Criaco n’avait su introduire en beauté dans ce récit réaliste et brutal un élément presque merveilleux : planant depuis le titre italien et son superbement claudiquant cloche-pied, la soie du titre français mène une guérilla souterraine et plus effective qu’on n’oserait en toute rigueur l’espérer contre le fusil. Et c’est bien les femmes qui seront ici aussi l’avenir des hommes aveuglés, en un retournement conspiratif de longue haleine et d’espoir inattendu.

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Giacchino Criaco - La soie et le fusil - éd Métaillé
Hugues Charybde le 1/09/2020
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