Animalisme et intelligence artificielle - et les humains, dans tout ça ?

Stanley Kubrick - 2001 Odyssée de l’espace

Stanley Kubrick - 2001 Odyssée de l’espace

Depuis longtemps, l'animalisme et l'intelligence artificielle interrogent le monde anthropocentrique: les animaux et les algorithmes ont changé de statut, tandis que la place de l'être humain est devenue plus problématique. Sans nature vers laquelle revenir, le monde est devenu un artifice humain de plus en plus étranger aux humains eux-mêmes.

Peut-être à l'avenir parlerons-nous du «grand confinement de 2020» comme aujourd'hui nous parlons du «crack de 1929» : un événement absolument inattendu pour la plupart de ses protagonistes, qui a perturbé le fonctionnement du monde entier et intensifié une série de tendances antérieures. Si la crise de 1930 a redimensionné les débats sur le fonctionnement du capitalisme, le rôle de l'Etat et des syndicats datant de la fin du XIXe siècle, le Covid-19 et ses conséquences réactivent les discussions sur l'automatisation du travail, le revenu de base universel et l'assainissement de l'environnement en raison de la baisse de la production et de la consommation.

L'expérience du Covid-19 touche aussi une question plus abstraite et spéculative mais qui encadre ce qui précède : la relation de l'humanité avec son environnement non humain, dont l'interaction est altérée à partir de trois données pandémiques :

- l'étiologie possible du virus remet en question la viabilité de l'élevage en tant qu'activité économique;

- l'accélération de la numérisation accroît notre dépendance vis-à-vis des technologies qui peuvent échapper au contrôle humain;

- Enfin, la pandémie rejoint d'autres phénomènes, comme le réchauffement climatique, qui montrent que les êtres humains sont à la merci de forces qu'ils ont déclenchées mais ne peuvent pas contrôler.

Ainsi, les animaux et les algorithmes semblent destinés à avoir un statut différent à la fin de la pandémie. Et, par conséquent, les êtres humains aussi, que nous considérons jusqu'à présent comme leurs propriétaires et créateurs.

L'infaisabilité matérielle de la multiplication du bétail

La rumeur qui blâmait la consommation chinoise de viande de chauve-souris pour la propagation du COVID-19 cachait une vérité moins pittoresque mais plus inconfortable: c'est peut-être la consommation de toute viande qui favorise la propagation de toutes sortes de virus. Le biologiste et phytogéographe Robert G. Wallace a étudié le lien entre l'agro-industrie et les étiologies des épidémies récentes (1). L'agro-industrie exerce une pression sur deux extrêmes: sur les populations périphériques et dans les zones sauvages au-delà de la frontière agricole. Là, bétail et travailleurs entrent en contact avec des souches virales auparavant isolées ou inoffensives qui, dans un environnement de monoculture sans biodiversité, ne disposent pas de pare-feu immunitaire pour ralentir leur transmission. La suite du processus est connue: les migrations de travailleurs et les circuits commerciaux introduisent ces souches dans des environnements vertigineux qui favorisent les spécificités d'une épidémie: cycles viraux rapides, sauts entre espèces et vecteurs de transmission. C'était l'histoire de la peste bovine africaine de 1890, dont la dévastation a laissé le terrain dégagé pour la mouche tsé-tsé. C'était aussi l'histoire de la mal nommée «grippe espagnole», une ancienne souche N1H1 qui a éclos dans les parcs à bestiaux du Kansas pendant le boom alimentaire américain contemporain de la Première Guerre mondiale et s'est répandue d'abord dans les bidonvilles sales et sous-alimentés, puis par les troupes qui ont traversé l'Atlantique. Et c'était le circuit covid depuis le marché de Wuhan à tous les aéroports du monde.

Mais le bétail n'est pas seulement un agent pathogène. En 2006, l'Organisation pour l' alimentation et l' agriculture des Nations Unies ( FAO ) a publié une étude intitulée « L'ombre du bétail: les problèmes environnementaux et les options » (2) qui a déclaré que l' élevage génère 18% des émissions de gaz à effet de serre du monde, soit au-dessus de ce que génère le parc automobile. Ces données ont suscité un débat sur la durabilité de l'activité d'élevage. Des critiques sur la méthode de mesure adoptée ont amené la FAO à rectifier ses données. Mais même les détracteurs du rapport ont reconnu que les émissions de gaz à effet de serre causées par le bétail représentent entre 5% et 10% du total. Le problème est intrinsèque à la consommation de viande.

La place de la viande dans la chaîne alimentaire est celle d'un intermédiaire: elle synthétise les protéines du fourrage ou du pâturage que l'animal a consommé. Mais il est loin d'être un intermédiaire efficace: même la moins chère des viandes nécessite plus d'eau, de temps et d'espace pour sa production que les protéines végétales qu'elle synthétise. Ainsi, la consommation de viande ne résiste pas à l'impératif catégorique qu'Emmanuel Kant a proposé pour juger de l'éthique des actions: il est impossible de l’universaliser. Si tous les pauvres du monde voulaient manger de la viande comme un citoyen aisé du Nord, le système s'effondrerait à cause de la quantité de ressources consommées, des émissions de gaz ou du risque pathogène. Si nous pouvons continuer à élever des animaux pour les manger, c'est parce que leur consommation continue d'être aussi exclusive que lorsque Henri VIII d'Angleterre dévorait un poulet entier avec ses mains, comme le montre la célèbre scène du film d'Alexander Korda. Le problème, c’est que maintenant, l'élite carnivore est mondiale et non palatiale. Et peut-être le covid-19, la pénurie économique qu'il provoque et les restrictions sanitaires qui définiront la nouvelle normalité seront la guillotine qui vient la détrôner. Dans ce cas, la Déclaration des droits de l'homme risque de rester un peu courte. De nouveaux sujets sont apparus, dont elle ne pouvait tenir compte.

L'inviabilité éthique du spécisme

À l'impossibilité matérielle d'élever de plus en plus de bétail s'ajoute un sentiment social de plus en plus répandu qui comprend les animaux comme des «personnes non humaines» (3), des êtres qui méritent le même traitement, les mêmes services et les mêmes droits que toute autre personne. Ou même plus que quiconque. «Les animaux sont perçus comme possédant une dignité, une loyauté, une résistance à la souffrance et à l'injustice que seuls quelques hommes et femmes possèdent. Cela pourrait expliquer le fait troublant qu'un amour et une compassion pour les animaux particulièrement intenses se produisent chez les hommes au tempérament idéologique odieux et despotique », a écrit George Steiner dans un essai (4) .

Au-delà des humeurs de la société, la condition animale est une question qui occupe la pensée occidentale depuis 45 ans. En 1975, le philosophe australien Peter Singer a dénoncé les mauvais traitements infligés aux animaux dans son livre Libération animale. Il s'est servi de l'éthique de l’utilitarisme (Ndt : une doctrine en philosophie politique ou en éthique sociale qui prescrit d'agir de manière à maximiser le bien-être collectif, entendu comme la somme ou la moyenne de bien-être de l'ensemble des êtres sensibles et affectés) pour faire le raisonnement suivant : si l'égalité des hommes est une intuition largement partagée et que l'on ne veut pas s'engager dans des contradictions morales, il n'est pas possible d'établir un quelconque critère moral pour différencier les animaux des hommes sans exclure également un certain nombre d'hommes qui ne la possèdent pas, qu'il s'agisse de la capacité de raisonner, de la communication, de l'autonomie, etc. L'espèce à laquelle appartient tout individu sensible est moralement sans importance, et établir des distinctions est une forme de discrimination similaire au racisme ou au sexisme : le spécisme.

Depuis la publication de Libération animale, l'approche éthique de la condition animale a fait l'objet de contributions, de révisions et d'extensions. La discussion a atteint une telle intensité conceptuelle et une telle pertinence publique que Singer lui-même a averti que l'éthique seule ne pouvait pas la résoudre ; la politique serait nécessaire (5). C'est la position adoptée, entre autres, par Sue Donaldson et Will Kymlicka, un couple de philosophes canadiens qui ont uni leurs spécialités (respectivement les droits des animaux et la philosophie politique) pour concevoir une théorie politique "humanimale", comme ils appellent cette société hybride dans laquelle la coexistence des humains et des non-humains est déjà un fait irréversible (6). Donaldson et Kymlicka mettent en place différents outils politiques pour traiter des droits de ces catégories, depuis les animaux domestiques, considérés comme des "citoyens", aux animaux sauvages, considérés comme des "habitants de territoires étrangers souverains", en passant par les "animaux liminaires" tels que les rats et les pigeons, qui vivent dans un environnement humain sans être domestiqués. La proposition a des limites insurmontables (comment garantir les droits d'un animal face aux besoins alimentaires ou reproductifs d'un autre, que faire au cas où une communauté liminaire serait déclarée comme la source d’une épidémie), mais elle montre jusqu'où les solutions aux problèmes éthiques posés par l'animalisme devraient aller. Et aussi combien la condition humaine serait floue dans une société pluraliste qui inclut les animaux comme sujets de droits pleins et positifs.

Carl Linné, un naturaliste suédois du dix-huitième siècle, disait déjà ironiquement que l'homme est un "animal qui doit se reconnaître comme humain pour être humain". En fait, la pensée occidentale, d'Aristote à Heidegger, s'est efforcée de diviser, de distinguer et de hiérarchiser les êtres humains en tant qu'articulation d'éléments physiques et métaphysiques (logos, âme, raison), de la vie purement biologique du reste des êtres vivants. Ainsi, derrière l'Homme comme "mesure de toutes choses" se cache mal la volonté de disposer à son gré de ces autres vies, qui tout au long de l'Histoire ont pu se trouver être des animaux, des barbares, des esclaves, des femmes, des Juifs, des aborigènes, etc (7) .

Le philosophe italien Giorgio Agamben qualifie ce raisonnement, qui devrait être abandonné après la crise de l'humanisme au XXe siècle, de "machine anthropogénique". Aujourd'hui, la biopolitique occidentale a fini par réduire chacun à sa simple vie. C'est donc le bon moment pour arrêter la machine anthropogénique et nous considérer comme une communauté vivante. Il n'y a plus de tâches historiques pour l'être humain, nous avons atteint tous nos objectifs réalisables - conclut Agamben depuis son palais vénitien -, nous n'avons plus qu'à assumer notre propre vie dans une communauté post-politique et à nous abandonner à l'animalité (8).

Si les limites matérielles nous obligent à abandonner l'élevage d'animaux pour la consommation, cela nous conduira à une nouvelle coexistence avec eux. Et cette nouvelle coexistence peut non seulement modifier notre communauté politique, mais aussi notre statut humain en son sein. Mais ce n'est pas la seule coexistence que nous devons résoudre.

L'intelligence artificielle et ses risques

L'expérience du COVID-19 est très susceptible d'accélérer la numérisation de la société et de l'économie, si ce n'est déjà le cas. Ceci est perceptible à partir de l'expérience quotidienne de l'isolement préventif, dans l'aide apportée par les plateformes e-commerce et autres services ou la diffusion du travail à distance grâce à la connectivité. Mais elle se manifeste également dans le type de gestion par la numérisation et le contrôle par l’état de nos données que plusieurs pays asiatiques, comme la Chine et la Corée du Sud, ont utilisé avec succès pour suivre la contagion. Ces pays sont également à la pointe des technologies de surveillance telles que la reconnaissance faciale et la géolocalisation à l'aide de dispositifs. Certains observateurs ont vu dans cette infrastructure le fondement d'un modèle de gouvernance numérique post-pandémique. (9)

Même en laissant de côté les soupçons politiques, les risques de la numérisation de la vie sont immanents. À mesure que l'utilisation des plateformes se développe pour un nombre croissant d'activités, le pouvoir de ces technologies et de leurs propriétaires sur la société augmentera sans aucun contrepoids public ou juridique. C'est le cas de WeChat, la méga-plateforme chinoise qui fonctionne comme un réseau social, un portefeuille virtuel et un marché. Alors que de plus en plus d'activités en ligne sont menées au sein de WeChat, celui-ci "dévore" et privatise le web en tant qu'espace d'échanges en ligne gratuits (10) . On peut sans risque projeter des dynamiques similaires pour des constellations de plateformes telles que Google ou Facebook, comme le dénonce le créateur de l’architecture de l’internet, Tim Berners-Lee (11).

Un autre problème réside dans la logique même de l'infrastructure numérique actuelle. Le paradigme technologique de notre époque est le système dit cyberphysique (cps), l'intégration d'objets dans le réseau au moyen d'un triangle de rétroaction entre le Web 2.0 (diffusé par l'Internet des choses), les plateformes (qui permettent l'interaction et l'extraction de données) et les algorithmes (procédures qui incorporent ces données). Ces derniers sont la boîte noire autour de laquelle danse notre vie en ligne. Non seulement parce que leur conception et leur programmation sont des compétences réservées aux techniciens et aux codeurs qui opèrent derrière le dos de tout protocole public, mais aussi parce que la capacité d'un algorithme à "apprendre" à partir d'un flux de données incontrôlable peut l'émanciper de tout contrôle humain.

En 2017, un groupe de techniciens de Facebook a commencé à parler à deux chatbots ou programmes d'intelligence artificielle, jusqu'à ce qu'ils se rendent compte qu'ils développaient leur propre langage et les ont déconnectés (12). Dès 1965, Irving John Good, un mathématicien britannique qui travaillait comme cryptologue avec Alan Turing, avait mis en garde contre la possibilité qu'une superintelligence artificielle se rebelle contre ses créateurs humains. Et c’est le même Irving John Good qui a servi de conseil peu après à Stanley Kubrick pour la fin bien connue de son film 2001, A Space Odyssey. À partir des années 1970, les développements de l'intelligence artificielle sont entrés dans une sorte d’hibernation, comme on appelle une période de relative stagnation de l'intérêt, de l'innovation et du financement d'une technologie. Avec le développement des cps au cours du nouveau siècle, l'intelligence artificielle s'est accélérée, ravivant les craintes qui avaient été celles d’Irving John Good dès ses débuts.

Aujourd'hui, il existe une poignée d'institutions dans le monde qui se consacrent à la recherche et à la mise en garde contre les risques de l'intelligence artificielle : le Future Humanity Institute de l'université d'Oxford, fondé et dirigé par le philosophe transhumaniste Nick Bostrom ; le Center for Study of Existential Risk de l'université de Cambridge, créé par Martin Rees, astronome à la Royal Society, et Jaan Tallinn, PDG et fondateur de Skype ; l'Institut de recherche sur l'intelligence artificielle de l'Université de Berkeley, dirigé par Eliezer Yudkowsky, en plus des appels à l'attention de scientifiques tels que George Church ou Stephen Hawking et d'entrepreneurs de la Silicon Valley comme Bill Gates, Elon Musk et l'omniprésent paléo-libéral Peter Thiel. La projection qui alimente cette alarme est assez simple : la quantité de ressources consacrées au développement et à l'amélioration de l'intelligence artificielle est infiniment supérieure à celle consacrée aux technologies qui pourraient la sécuriser. Selon Nate Soares, directeur exécutif du Machine Intelligence Research Institute, c'est comme si nous savions que dans une décennie, nous serions envahis par des extraterrestres et que nous ne faisions rien pour l'empêcher. Bostrom est plus prudent : ce n'est pas que l'intelligence artificielle nous sera hostile, mais qu'elle sera indifférente même à la cruauté, comme nous l'avons été pour les autres espèces. Si nous demandons à une intelligence artificielle de maximiser la production de trombones, elle réduira probablement tout le matériel utile sur la planète à des trombones et détruira le reste (13).

Spécialiste en intelligence artificielle à l'Université de Berkeley, Stuart Russell estime qu'il s'agit essentiellement d'un problème de communication : il faut apprendre à communiquer logiquement nos désirs aux machines, alors qu'elles doivent apprendre à observer le comportement humain, dessiner les inférences et prioriser les actions. Tout cela, paradoxalement, les rapprocherait de la condition humaine.

Les droits des machines

Une question débattue par les juristes du monde entier sur les droits hypothétiques de l'intelligence artificielle est le copyright de ses «créations» de plus en plus fréquentes: textes, images et musiques réalisées par un algorithme. Jusqu'à présent, il existe un consensus pour ne pas accorder de droits d'auteur à l'intelligence artificielle, ce qui laisse un vide juridique important.

Un débat plus bizarre sur le traitement des êtres artificiels a eu lieu il y a quelques années avec la publication du livre “Love and Sex with Robots” de David Levy, un maître d'échecs international qui s'est impliqué dans le développement de l'intelligence artificielle à l’usage du jeu d’échecs pour finir par réfléchir sur le sujet des sexbots. Un robot sexuel", dit Levy, "nous permettrait de soulager notre ennui et notre tension sexuelle par de nouvelles expériences, même si elles ne sont pas chargées émotionnellement. La réponse est venue de la Campagne collective contre les robots sexuels, qui s'est demandé quel type de comportement développerait une personne habituée à avoir des relations sexuelles avec un malebot ou un fembot qui ne peut rien lui refuser, ou pire, qui peut être programmé pour refuser uniquement dans le but d’alimenter le fantasme de domination et de soumission ultérieure de ses propriétaires (14).

Le débat n'échappe pas au quadrant anthropocentrique: il s'agit du plaisir humain contre une éventuelle réification humaine. Mais si l'intelligence artificielle était perfectionnée pour lui permettre d'incorporer les émotions sous forme de données dans ses algorithmes et d'en tirer des leçons, quel serait l'effet de la violence contre les machines? À quel point sa capacité à comprendre et à interpréter les actions humaines ne nous obligerait-elle pas à restreindre nos actions au champ qu’elles définissent? À quel moment ces restrictions pourraient-elles jeter la base d'une nouvelle éthique?

Ces dilemmes n’ont pas été introduits par l'intelligence artificielle, elle ne fait que les mettre à jour. La robotique est née sous le signe de ce doute. Souvenez-vous que le mot «robot» est apparu dans une pièce de théâtre de Karel Čapek en 1920 (Rossum's Universal Robots). Dans la pièce, RUR est une entreprise qui fabrique des androïdes pour le travail. Jusqu'à ce qu'un activiste leur inocule des sentiments humains. Les robots se rebellent, mais la RUR ne peut pas arrêter de les fabriquer car l'humanité dépend de ce travail. L'humanité est finalement anéantie, et les robots découvrent l'affection qui leur permettra de se reproduire et de fonder une nouvelle espèce.

Tout cela peut s'avérer être une question trop spéculative au milieu de la souffrance et de l'urgence d'une pandémie. Mais c'est justement la pandémie qui accélère la numérisation, propage les cps et alimente une intelligence artificielle qui couvre déjà le monde. Et va bientôt s’installer jusqu’EN nous. Avant la pandémie, le think tank futuriste The Millennium Project a prédit pour 2050 l'émergence d'une Intelligence Artificielle Générale capable de réécrire son propre code et de fusionner avec nous dans un corps-appareils-réseaux continu: le smartphone comme extension de la main, la numérisation en tant que prothèse. La pandémie étant déjà en cours, Paul B. Preciado a dénoncé les technologies de contrôle et de test asiatiques comme une nouvelle biopolitique (15). Covid-19 peut alors également accélérer la numérisation du corps humain. Dans ce cas, la nouvelle normalité rendra encore plus difficile la distinction entre les robots et les humains, l'intelligence artificielle et l'intelligence naturelle, les personnes et les choses.

Trois sorties politiques vers l'humanisme

Aucune catastrophe ne sort un nouveau monde de son chapeau, elle ne fait qu'intensifier les tendances précédentes. L'inviabilité du spécisme et la numérisation de la vie ne sont pas des inventions de la pandémie mais, comme nous l'avons vu, elles peuvent être accélérées jusqu'à ce que la condition humaine soit au bord de l'abîme. Dans ce cas, l'humanité devra faire face à cette nouvelle réalité en faisant appel à ses ressources antérieures. L'une d'elles est, paradoxalement, l'anti-humanisme. De Martin Heidegger à Michel Foucault, et de Norbert Wiener à Donna Haraway, une grande partie de la pensée du XXe siècle annonce, dénonce ou célèbre la fin de l'humanisme en tant qu'idéologie anthropocentrique. Seulement, il existe de nombreuses façons de le faire, avec des conséquences politiques différentes.

La première, la plus brutale, consiste à réifier l'humanité, à désenchanter complètement le genre humain pour le rendre à la nature comme un simple être sensible de plus ou pour le réduire à un simple dispositif physiquement ajustable. Cet horizon n'est pas très différent de celui auquel peut nous conduire l'instrumentalisation intrinsèque du capitalisme ou la pénurie qu’entraînerait son effondrement. Et, surtout, elle ne résout aucun des problèmes soulevés dans cet article. Réduire l'être humain à l'état de machine ou d'animal au moment précis où les machines et les animaux se rapprochent du statut de l'homme, c'est, au mieux, égaliser vers le bas ; au pire, céder à la rébellion des choses.

La deuxième façon de sortir de l'humanisme est de le dissoudre dans le langage. L'être humain est en grande partie une construction de l'être humain, un sujet formaté par des siècles de discours et de représentations. Le même langage qui a construit l'humain pourrait le déconstruire. C'est le pari de la philosophie continentale européenne du siècle dernier, et c'est un bon point de départ. Mais en ce moment, l'être humain est confronté à des phénomènes tels que l'intelligence artificielle, le réchauffement climatique ou le covid-19 lui-même, qui non seulement ne sont pas le résultat du langage mais sont également difficiles à déconstruire par celui-ci. Tout laisser au langage, c'est se soumettre à tout ce que le langage ne contrôle pas, comme le croyant qui, au milieu d'un feu, se limite à murmurer des formules magiques.

La troisième solution consiste à créer une nouvelle coexistence avec les choses. Pendant des millénaires, l'humanité a été exposée à une nature incontrôlable et a développé la technique pour y faire face. C'est l'histoire de l'hominidé qui construit une hutte pour se protéger de la pluie. Mais aujourd'hui, alors qu'il semble que la nature n'a plus de mystères pour l'homme, la technologie est devenue une seconde nature incontrôlable. De l'Anthropocène à l'intelligence artificielle, le monde est un artifice humain devenu étranger aux humains. Il n'y a plus de nature à laquelle revenir et la langue seule ne suffira pas à faire face à tout cela. Pendant des millénaires, l'humanité a utilisé les choses tout en apprenant à se gouverner. Aujourd'hui, elle doit régir les algorithmes et étendre les droits des animaux. C'est-à-dire intégrer des personnes non humaines dans les affaires humaines ; vivre avec les choses.

En termes politiques, la gauche devrait être la mieux préparée à cette tâche. Si son horizon ultime a toujours été l'égalité humaine, et sa praxis, la création d'institutions et de politiques qui la facilitent, aujourd'hui elle n’aurait qu’à élargir cet horizon et cette praxis vers une égalité radicale qui inclut les personnes non humaines. Et si la "nouvelle normalité" nous oblige à réfléchir à des formes de revenus non salariales, à l'austérité et à la numérisation qui affectent le statut des êtres humains en tant que producteurs et consommateurs, cette égalité radicale peut être l'horizon vers lequel mener une nouvelle relation entre les personnes et les choses.

Alejandro Galliano
Article original paru dans la revue argentine Nueva Sociedad
Traduction et édition L’Autre Quotidien

  • 1.

    R. Wallace: Big Farms Make Big Flu: Dispatches on Influenza, Agribusiness, and the Nature of Science , Revue mensuelle, New York, 2016.

  • 2.

    Henning Steinfeld, Pierre Gerber, Tom Wassenaarm, Vincent Castel, Mauricio Rosales et Cees de Haan: Livestock's Long Shadow , FAO, Rome, 2006.

  • 3.

    La notion de "personne non humaine" a acquis une pertinence juridique et médiatique dans "l'affaire Sandra", un orang-outan métisse à qui la justice argentine a reconnu ce statut pour rétablir ses droits et ordonner son transfert du zoo de Buenos Aires à un réservation. Voir Enric González: «« Sandra », l'orang-outan devenu une« personne »» à El País , 22/06/2019. Souvenons-nous que pour la loi argentine, comme pour presque toutes les lois occidentales, un animal a le statut de «chose».

  • 4.

    G. Steiner: «De l'homme et de la bête» dans Les livres que je n'ai jamais écrits , Siruela, Madrid, 2008.

  • 5.

    Catia Faria: «Libération animale, par Peter Singer: 40 ans de polémique» dans eldiario.es, 22/04/2015.

  • 6.

    S. Donaldson et W. Kymlicka: Zoopolis. Une révolution animale , Errata Naturae, Madrid, 2018.

  • sept.

    Paula Fleisner: «Hominisation et animalisation. Une généalogie de la différenciation entre l'homme et l'animal dans la pensée agambénienne »dans Contrastes . International Journal of Philosophy vol. XV, 2010.

  • 8.

    L'animalisation pourrait aussi avoir un sens émancipateur. Pour le philosophe français Mark Alizart, le mépris culturel des chiens («chien» est une insulte dans presque toutes les langues) cache la honte humaine face à un trait que l'humanité ne partage qu'avec eux: la servitude volontaire. Reconnaître les chiens, c'est se réconcilier avec soi-même, «c'est en expérimentant un devenir-chien que l'on pourrait vraiment vivre un devenir-humain». Voir M. Alizart: Dogs , Ediciones La Zebra, Adrogué, 2019.

  • 9.

    Byung-Chul Han: «L'urgence virale et le monde de demain» à El País , 22/03/2020.

  • dix.

    Yiren Lu: «Internet en Chine fleurit. Et ça pourrait être notre avenir »dans le New York Times Magazine , 13/11/2019. V. tb. Connie Chan: «Quand une application les régit tous: le cas de WeChat et du mobile en Chine» sur a16z.com , 6/8/2015.

  • 11.

    "Tim Berners-Lee sur la réingénierie du Web autour des gens", Techonomy entretien , 19/11/2018.

  • 12.

    Andrew Griffin: "Les robots d'intelligence artificielle de Facebook s'arrêtent après avoir commencé à se parler dans leur propre langue" dans Independent , 31/07/2017.

  • 13.

    Pour un résumé des positions sur les risques de l'intelligence artificielle, voir. Mark O'Connel: To Be a Machine , Granta, Londres, 2017, ch. 5.

  • 14.

    Adam Rogers: "L'éthique squishy du sexe avec des robots" dans Wired , 2/2/2018.

  • 15.

    PB Preciado: «Apprendre du virus» à El País , 28/03/2020.