Mort d’Adama Traoré : des avancées chèrement payées par la famille

Un an après le décès d’Adama Traoré, l’enquête a été reprise intégralement par de nouveaux juges d’instruction parisiens en janvier dernier. Une quatrième expertise a confirmé début juillet la mort par asphyxie du jeune homme, tandis qu’une nouvelle transcription des échanges entre les secours révèle une prise en charge tardive et inappropriée.

Les proches d’Adama ne désarment pas. Samedi, ils marcheront pour réclamer « justice et vérité pour Adama », comme ils le font depuis un an. Depuis, l’enquête a connu de nombreux rebondissements. Le procureur de Pontoise, Yves Jannier, critiqué pour sa gestion de l’affaire, a été muté. A la demande de la famille et de son défenseur, Maître Yassine Bouzrou, le dossier a été transféré à Paris. Pas moins de quatre expertises légales ont été réalisées. Toutes évoquent un syndrome asphyxique, mais sans répondre précisément à la question de savoir si l’interpellation du jeune homme est bien la cause de sa mort. La dernière, début juillet, ajoute que le décès a eu lieu à l’occasion d’un « épisode d’effort et de stress ». Les trois juges parisiens qui ont repris l’enquête début janvier devraient demander une synthèse sur la base des analyses effectuées. Mais un autre point pose problème : les juges ont en effet demandé une nouvelle retranscription des échanges entre les services de secours. Celle-ci, que l’Obs a pu consulter, montre que les gendarmes ont communiqué des informations erronées aux secours. Les gendarmes qui ont procédé à l’interpellation devraient enfin être auditionnés par les juges, sans doute en septembre. Trois plaintes ont été déposées pour violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner, mais aussi pour non-assistance à personne en danger. Entre temps, Adama Traoré est devenu un symbole des violences policières et le comité vérité et justice pour Adama a reçu de nombreux soutiens en France et à l’étranger.

Que s’est-il passé le 19 juillet 2016 ?

C’est le 19 juillet, jour de son vingt-quatrième anniversaire, que la vie d’Adama Traoré a basculé. La mairie de Beaumont-sur-Oise, où il réside, avait appelé pour prévenir que sa carte d’identité était prête. Mais il ne la récupérera jamais. A 15h, le jeune homme sirote tranquillement un diabolo en centre-ville, à la terrasse du bar le Balto. Mais à 17h, alors qu’il discute dans la rue avec son frère aîné Bagui, les deux jeunes gens sont abordés par des gendarmes du peloton de surveillance et d’intervention de l’Isle-Adam, une commune limitrophe. Ils sont à la recherche de Bagui, justement, dans une affaire d’extorsion de fonds. Adama, qui n’a pas ses papiers sur lui, s’enfuie. Il est rattrapé par un agent près d’un parc, mais l’un de ses amis intervient et il en profite pour prendre la fuite. Plus tard, il est retrouvé dans l’appartement d’un voisin, qui a signalé sa présence à la police. Le jeune homme est enroulé dans un drap, par terre, près du canapé. Les trois gendarmes qui ont fait irruption dans la pièce se saisissent de lui. L’un d’eux déclarera plus tard, qu’ils n’ont fait qu’employer « la force strictement nécessaire pour le maîtriser », tout en concédant qu’il « a pris le poids de nos corps à tous les trois ». Adama Traoré les prévient alors qu’il « a du mal à respirer ». Les gendarmes qui le conduisent jusqu’au fourgon de police remarquent qu’il marche avec peine. Pendant le trajet qui ne dure que trois à quatre minutes, le jeune homme montre des signes, graves, de malaise. Sa tête penche vers l’avant, il ne parle plus, n’entend plus. Et, à la descente du véhicule, les gendarmes remarquent qu’il a uriné sur lui. Pourtant, convaincus qu’il simule, ils le traînent à la gendarmerie, toujours menotté.

Des incohérences en série

Dans ce dossier les incohérences sont nombreuses, et ce, dès l’interpellation. D’abord la technique d’immobilisation employée, le plaquage ventral, est controversée . Elle consiste à maintenir un individu au sol, par pression thoracique, au moyen d’une clé de bras ou un menottage dans le dos et peut provoquer une asphyxie. Elle est d’ailleurs interdite en Suisse et en Belgique, ainsi qu’à New York et Los Angeles, mais toujours légale en France. L’association chrétienne contre la torture demande son interdiction, car elle serait responsable de la mort de plusieurs personnes depuis 2005. Une note interne de la police préconise d’ailleurs qu’elle soit la plus limitée possible. Adama Traoré est-il mort à la suite de cette manœuvre ? C’est ce que l’enquête doit déterminer. Mais la plainte pour non-assistance à personne en danger met aussi en cause la façon dont les gendarmes ont géré la situation, lorsqu’il s’est avéré que le jeune homme interpellé faisait un malaise.

Des fausses informations transmises au SAMU

Appelés à 17h46, les pompiers constatent que Adama Traoré gît dans la cour de la gendarmerie, « face contre terre, sur le ventre, et les mains menottées dans le dos ». Pourtant, les gendarmes expliqueront, dans leur audition, l’avoir placé en position latérale de sécurité et avoir vérifié son pouls et sa respiration. Or, le sergent-chef des pompiers précise : « quand j’arrive sur la victime, il y a du monde autour -cinq gendarmes ndlr- mais personne ne s’en occupe ». Il faudra qu’il insiste à plusieurs reprises pour que les gendarmes acceptent de lui enlever les menottes, parce que « l’individu est dangereux et qu’il simule ».  Les pompiers constatent alors qu’il n’a plus ni pouls, ni ventilation. Et pour cause, puisque, comme le révèle aujourd’hui la retranscription des échanges entre le médecin régulateur du SMUR et les secours dépêchés sur place, il est déjà en arrêt cardiaque. Le SAMU est appelé en renfort à 17h58, mais sur de fausses déclarations. Ils ignorent que c’est à la gendarmerie qu’ils doivent se rendre et perdront donc un temps précieux. En outre, ils pensent intervenir pour une personne inconsciente, ayant fait « une crise convulsive, durée trois minutes, avec antécédents d’épilepsie ». Or, Adama Traoré n’a jamais été épileptique, pas plus qu’il n’a consommé d’alcool ou de cocaïne, comme le vérifieront les analyses toxicologiques. Qui a transmis ces informations au SAMU ? On l’ignore encore. Jusqu’à 18h32, le service qui coordonne les secours ignore tout de la gravité de la situation. A 18h48, les secours dépêchés sur place tentent une ultime assistance cardio-respiratoire, mais ils savent qu’elle est vaine. A 19h05, Adama Traoré est déclaré mort. Pourtant, nouvelle incohérence, les gendarmes assureront le contraire à sa mère, Oummou Traoré, venue à la gendarmerie de Persan à 21h, pour demander des nouvelles de son fils. Ce n’est que trois heures après sa mort, qu’un gendarme finira par lâcher la vérité aux proches, revenus une nouvelle fois sur place, alertés par des rumeurs.

Un bras de fer engagé avec les autorités

Autre incohérence, la communication erratique et partiale du procureur de Pontoise, Yves Jannier. Le 21 juillet, deux jours après la mort d’Adama Traoré et alors qu’une première autopsie vient juste d’avoir lieu, il déclare que Adama Traoré avait une infection grave qui touchait plusieurs organes, en omettant sciemment l’asphyxie, pointée par cette expertise. Le même avait ordonné de ne pas révéler où se trouvait le corps, jusqu’à ce que la famille puisse le voir le 21 juillet à l’institut médico-légal de Garches, après une première autopsie. Ce qui fait beaucoup de dissimulations. Tout comme la hâte des autorités à délivrer le permis d’inhumer -la famille demandera une deuxième expertise menée le 26 juillet- ou les pressions pour que la famille revienne sur l’organisation d’une marche blanche.

Plusieurs frères d’Adama Traoré dans le viseur de la justice

Autre contentieux entre les proches d’Adama Traoré et le pouvoir, plusieurs procédures judiciaires ont visé des frères de la victime. Bagui Traoré est toujours en prison. Le 14 décembre 2016, Bagui et YssoufouTraoré, déjà placés sous mandat de dépôt en attendant le jugement, étaient condamnés à huit mois et six mois de prison, dont trois avec sursis pour ce dernier, malgré leurs dénégations et les contradictions des témoignages policiers. Il leur était reproché des outrages et menaces pour Yssoufou, des violences pour Bagui, en marge d’un conseil municipal. La maire de Beaumont-sur-Oise, Nathalie Groux, voulait ce soir-là faire voter la prise en charge de ses frais de justice par le conseil municipal, alors qu’elle avait porté plainte pour diffamation contre Assa Traoré. Une maire qui n’avait pas hésité à partager sur son compte Facebook le message d’un internaute appelant les « citoyens de souche » à s’armer pour venir « en aide à nos pauvres policiers sans recours ».

« Notre confiance en la justice s’est évaporée »

Bagui n’en a pas fini avec la justice, puisque, alors qu’il était déjà incarcéré pour des faits liés au conseil municipal de novembre 2016, il a été en plus mis en examen en mars 2017 pour tentative d’assassinat sur les représentants des forces de l’ordre. Les faits remontent cette fois aux nuits qui ont suivi la mort d’Adama, alors que des coups de feu avaient été tirés sur les policiers et gendarmes. Enfin, toujours en mars, un autre frère d’Adama, Yacouba, a été condamné à dix-huit mois de prison ferme pour avoir roué de coups un ancien co-détenu de son frère, qui l’accusait de viol. « Un deuxième frère Traoré en prison alors qu’aucun gendarme n’est mis en examen pour la mort de mon frère, où est la justice en France ?! », avait réagi Assa Traoré, qui dénonce un acharnement policier et judiciaire. De fait, les procédures judiciaires à répétition, les incohérences et dysfonctionnements dans ce dossier n’ont fait que renforcer la colère de la famille et sa détermination. « Notre confiance en la justice s’est évaporée à l’instant même où tu poussais ton dernier soupir », déclare Assa Traoré, sœur du défunt, dans « Lettre à Adama », le livre qu’elle a co-écrit avec Elsa Vigoureux, journaliste à l’Obs, paru en mai dernier. Pour la famille et ses soutiens, le combat est loin d’être fini.

Véronique Valentino