Nikolaï Erdman, un dernier hymne au doute. Par André Markowicz

Camarades ! Je vous en supplie, au nom des millions de gens, accordez-nous le droit de chuchoter. 
Une réplique de Podsekalnikov dans Le Suicidé.

Nikolaï Erdman,
Un dernier hymne au doute. 
Quand Hamlet dit ce que seul un mort peut dire.

En 1932, « Le Suicidé » avait été interdit, et Erdman comprenait que cette interdiction était définitive. Il reçut une commande du théâtre Vakhtangov, pour une mise en scène de Nikolaï Akimov, d’écrire des intermèdes pour « Hamlet ». En fait, de réécrire un certain nombre de scènes. — Akimov avait en même temps commandé au jeune Chostakovitch d’écrire la musique...En 1933, après cet éloge du doute, — et quelques épigrammes qui se transmettaient de bouche à oreille — Erdman était arrêté et envoyé en Sibérie.

*

Imaginez que je n’avais jamais lu ces intermèdes. C’est Patrick Pineau qui m’a demandé de les traduire, ou, plutôt, qui m’a demandé si c’était intéressant de les traduire, — pour une mise en scène du « Mandat » qui n’a jamais pu se faire. J’ai traduit « Hamlet », comme vous savez. Et, ici, sur FB, pendant très longtemps, j’ai publié » des chroniques sur cette traduction, et sur la pièce elle-même — une ligne de mes chroniques que je n’arrive pas à achever, je dois le dire. Et, les quelques pages de Nikolaï Erdman, qui sont une traduction et une réécriture, je n’ai jamais encore eu l’occasion de les publier. — Je donne ici, pour l’instant, la scène des fossoyeurs, à laquelle j’ai consacré une chronique (le 28 janvier 2016).

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*****

Le cimetière. La nuit. L’un des fossoyeurs dort, couvert d’une grosse toile. L’autre entre, une bouteille à la main.

PREMIER BOUFFON. — Bon, l’affaire est dans le sac. J’ai trouvé une petite bouteille, maintenant… (Il rejette un coin de la grosse toile.) Qu’est-ce que c’est ? Des pieds. Je suis parti, il y avait une tête. Donc, c’est vrai, ce qu’on dit, que la terre tourne. Faudra que j’attende que la terre fasse une deuxième tour et que la tête retrouve sa place. (Il s’assoit.) Remarquez, au bout du compte, je me dis qu’on peut aussi parler aux pieds. Les pieds, même, c’est mieux que la tête, parce que, les pieds, c’est plus important. Ils demandent quoi, les gens, dans les moments critiques ? » « Il ne faut pas que je perde pied »! » Donc, les pieds, c’est plus important. Et au moment critique, tiens, où est-ce qu’elle se retrouve, l’âme ? Dans les talons. Donc, le tabernacle de l’âme, c’est les pieds. Ou, disons, tiens, un roi. Comment on se met devant lui ? À sa tête ou à ses pieds ? À ses pieds. Donc, les pieds, c’est plus important. Ou, par exemple, Marie-Madeleine, son savon, c’est aux pieds de Jésus qu’elle l’a passé, pas à sa tête. Encore une preuve que, les pieds, c’est plus important. À un moment critique, l’homme, qu’est-ce qu’il perd, le plus souvent ? La tête. Il croise, par exemple, je ne sais pas, une bergère, et, tout de suite, il perd la tête. Ses pieds, je parie, il ne les perdra pas. Et donc, avec des pieds, on peut s’entendre beaucoup mieux qu’avec une tête stupide. Messieurs les pieds, vous avez soif ? Non ? Bon, bah, je boirai pour vous. (Il boit. Remarquant que le deuxième bouffon s’est réveillé, il cache la bouteille et commence à regarder le ciel.)

DEUXIÈME BOUFFON. — Qu’est-ce que tu fais là ? À quoi est-ce que tu penses ? Pourquoi tu ne creuses pas ?

PREMIER BOUFFON. — Creuser ou ne pas creuser — la question est là.

DEUXIÈME BOUFFON. — C’est quoi, la question ? Les chefs ont dit de creuser — tu creuses.

PREMIER BOUFFON. — Est-ce que je refuse de creuser ? Creuser, je creuserai. Avant, je veux juste douter un petit peu. Qui peut m’empêcher de douter ?

DEUXIÈME BOUFFON. — Les chefs, ils peuvent.

PREMIER BOUFFON. — Interdire ?

DEUXIÈME BOUFFON. — Interdire.

PREMIER BOUFFON. — De douter ?

DEUXIÈME BOUFFON. — De douter.

PREMIER BOUFFON. — Je doute.

DEUXIÈME BOUFFON. — Tu vas voir, avec ton doute. Nous, c’est travailler qu’on doit. Et plus tu doutes, moins tu travailles.

PREMIER BOUFFON. — Plus tu doutes moins tu travailles ? Je doute. Moi, par exemple, je suis toujours en train de douter, et je travaille. En parallèle. J’adore douter.

DEUXIÈME BOUFFON. — Pourquoi ?

PREMIER BOUFFON. — Ben, c’est mon caractère. Je suis un enthousiaste du doute.

DEUXIÈME BOUFFON. — Et de quoi tu doutes ?

PREMIER BOUFFON. —Ces derniers temps, par exemple, je doute — ça vaut le coup, de douter, ou ça vaut pas le coup ?

DEUXIÈME BOUFFON. — Pour moi, ça vaut pas le coup.

PREMIER BOUFFON. — Je doute.

DEUXIÈME BOUFFON. — Bon, assez feignassé. Creuse.

PREMIER BOUFFON. — Tiens, tu viens de dire « creuse ». Ça te plaît, ça, comme travail, toute la vie — creuse et creuse ? La question est là.

DEUXIÈME BOUFFON. —Moi, je pense que c’est tout ce qu’il y a de bien, comme travail. Juge toi-même : nous, les pauvres, toute la vie on travaille pour les autres. Disons, le maçon il construit une maison, c’est pas lui qui va y vivre. C’est blessant, ça, pour lui. Nous, on creuse des tombes, et, ceux qui les occupent, c’est les autres. Ça nous fait plaisir.

PREMIER BOUFFON. — Je doute. Ça fait plaisir, mais pas tout le temps. Disons, creuser une tombe pour un chef — ça, oui, ça fait plaisir. Là, je te dis pas comme on en a envie de travailler, on se sent de l’inspiration, même, comment dire ? on passerait toute sa vie à creuser. Mais si c’est pour un vagabond, je ne sais pas, ou un étudiant, — lui, lui creuser une tombeau — c’est les bras qui vous en tombent. Cet enfant de salaud, c’est vivre qu’il devrait — et toi, vlan, creuse-lui sa tombe. Comme maintenant, tiens. Pour qui est-ce qu’on la creuse, la tombe ? Pour une qui s’est noyée toute seule. Et est-ce qu’on l’enterrer, une comme ça, d’après la loi chrétienne ? Je doute.

DEUXIÈME BOUFFON. — Ben, moi, je doute pas, et tu vas voir où tu vas te retrouver, avec tes doutes. Les chefs ont décidé que c’était une mort chrétienne, donc c’est une mort chrétienne.

PREMIER BOUFFON. — Je doute. Si ç’avait été un matelot ivre qui l’avait noyée, ou un courtisan en ribote, là, ç’aurait été une mort chrétienne, mais si elle s’est noyée d’une façon autonome — elle est où, la mort chrétienne ? C’est une action quasiment subversive. On peut même que c’est du vol qualifié.

DEUXIÈME BOUFFON. — Pourquoi c’est du vol ?

PREMIER BOUFFON. — Tu te tues tout seul, ça veut dire que personne d’autre n’a le droit de te tuer. Même le pouvoir. Donc, d’une certaine façon, c’est le pouvoir que tu voles. Comment, après ça, est-ce qu’on peut l’enterrer selon la loi chrétienne et au cimetière public ?

DEUXIÈME BOUFFON. — La loi chrétienne est écrite pour les noyés de naissance modeste, les nobles, ils ont pas de loi au-dessus d’eux. Creuse.

PREMIER BOUFFON. — Creuser, je peux faire — mais une fois que je serai en train de l’enfouir, ça, Dieu, ça lui plaira ou ça lui plaira pas ?

DEUXIÈME BOUFFON. — À ce qu’on dit, maintenant, Dieu, il n’existe même pas.

PREMIER BOUFFON. — Qui c’est qui existe même pas ?

DEUXIÈME BOUFFON. — Dieu.

PREMIER BOUFFON. — Dieu, il existe pas ?

DEUXIÈME BOUFFON. — Non.

PREMIER BOUFFON. — Je doute.

DEUXIÈME BOUFFON. — Moi aussi, je me dis qu’il doit exister.

PREMIER BOUFFON. — Qui c’est qui doit exister ?

DEUXIÈME BOUFFON. — Dieu.

PREMIER BOUFFON. — Dieu, il existe ?

DEUXIÈME BOUFFON. — Oui.

PREMIER BOUFFON. — Je doute.

DEUXIÈME BOUFFON. — Comment ça ?

PREMIER BOUFFON. — Comme ça. S’il existe, Dieu, ou s’il existe pas, il y a que Dieu qui puisse le savoir. Aussi longtemps qu’il nous apparaîtra pas pour nous dire qu’il existe pas, moi, je douterai.

DEUXIÈME BOUFFON. — Tu douteras de quoi ?

PREMIER BOUFFON. — Du fait qu’il existe.

DEUXIÈME BOUFFON. — Si tu doutes du fait qu’il existe, donc, d’après toi, il existe pas ?

PREMIER BOUFFON. — C’est clair qu’il existe pas.

DEUXIÈME BOUFFON. — Comment ça, il existe pas ? Où est-ce qu’il est, alors ?

PREMIER BOUFFON. — Où est-ce qu’il est ? Dieu, il est Tout-puissant, il se met où il veut.

DEUXIÈME BOUFFON. —Ça, je comprends. Allez, on trinque à la loi chrétienne !

PREMIER BOUFFON. — Volontiers.

DEUXIÈME BOUFFON. — Va chez Lebailleur, alors, chercher une pinte.

PREMIER BOUFFON. — Volontiers. (Il ne bouge pas.)

DEUXIÈME BOUFFON. — Qu’est-ce que t’attends ? Pourquoi tu y vas pas ?

PREMIER BOUFFON. —Boire ou ne pas boire — la question est là.

DEUXIÈME BOUFFON. —C’est une question, ça ? — Evidemment qu’on boit.

PREMIER BOUFFON. — Est-ce que je refuse de boire ? Boire, je boirai. Avant, je veux juste douter un petit peu.

DEUXIÈME BOUFFON. — Pour ce qui est de boire, de quoi est-ce que tu veux douter ?

PREMIER BOUFFON. — Comment, de quoi ? Ça suffira d’une bouteille, ou ça ne suffira pas ? La question est là.

DEUXIÈME BOUFFON. —Je pense que ça suffira.

PREMIER BOUFFON. — Ça suffira ?

DEUXIÈME BOUFFON. — Oui.

PREMIER BOUFFON. —Une seule bouteille ?

DEUXIÈME BOUFFON. — Une seule bouteille.

PREMIER BOUFFON. — Je doute.

Entrent Hamlet et Horatio.

*****

Nikolaï Erdman

André Markowicz, publié le 27 février 2017


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses célèbres posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime, entre deux travaux littéraires, sur les "affaires du monde". Nous lui en sommes reconnaissants. 

Nikolaï Erdman

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