Avec Faith Ringgold black is powerful (indeed!)

Le Musée Picasso de Paris accueille la première exposition française de Faith Ringgold. Cette figure emblématique de l’art engagé et féministe américain, des luttes pour les droits civiques jusqu’à Black Lives Matter, autrice de célèbres ouvrages de littérature enfantine, a développé une œuvre qui relie la Harlem Renaissance à l’art actuel des jeunes artistes noirs américains.

Faith Ringgold, à travers ses relectures de l’histoire de l’art moderne, noue un véritable dialogue plastique et critique avec la scène artistique parisienne du début du XXe siècle, notamment avec Picasso et ses Demoiselles d’Avignon. D’où la présence de son expo dans ce lieu. CQFD !

Née à New York en 1930au nord de Manhattan, elle a grandi à Harlem, devenu dans l’entre-deux guerres, la capitale symbolique de l’éveil culturel des communautés noires, encouragé notamment par l’ouvrage The New Negro (1925) de l’écrivain et philosophe Alain Locke. Elle a passé son enfance dans une communauté florissante de créateurs, de musiciens, d'écrivains et de penseurs. Elle a continué à y vivre et à y travailler en tant qu'artiste et enseignante dans les écoles publiques pendant des décennies. C’est là où se sont formés ses engagements artistiques, culturels et familiaux. L'ensemble du parcours de l’artiste témoigne de sa quête et de sa création de formes singulières propres à l'exploration radicale de l'identité sexuelle et raciale. Cette exposition est la première à réunir, en France, un ensemble d’œuvres majeures de Faith Ringgold. Elle prolonge la rétrospective que lui a consacré le New Museum au début de l’année 2022 et est organisée en collaboration avec cette institution new-yorkaise.

“ La culture, c’est ce que l’on fait pour s’en sortir. Qu’as-tu fait dans ta vie ? Qu’as-tu mangé ? Quels vêtements as-tu portés ? Où as-tu vécu ? Comment ? Quels étaient ta musique, tes chants, ta nourriture, ta cuisine ? Autant d’expressions de ce dont nous avons besoin pour vivre. Et c’est pourquoi la culture est si importante. Et ce n’est ni bien ni mal. Aucune culture n’est’’ bonne ou mauvaise. Tout est question de ce que l’on met en place pour que le peuple grandisse, vive et s’épanouisse. Je voulais simplement faire une peinture qui montre la différence entre ces deux conceptions. “ Faith Ringgold, entretien avec sa fille Michele Wallace

Faith Ringgold. Plcasso’s Studio: The French CollectIon Part l, 1991, Acrylique sur toile, Tissus Imprimé et teint, encre, 185.4 x @Ringgold / ARS, NY andDACS, Lomdon. courtesy ACA Gallerles.

Elle ne cesse de transposer sa vision révolutionnaire du Black Power en une approche inédite de la théorie des couleurs et des techniques, à travers une forme biographique proche de l’autofiction. Mêlant modernité et traditions vernaculaires, textes et images, elle développe un art original de la performance et du textile. Son œuvre radicale et populaire, remise à l’honneur notamment au moment de la nouvelle présentation des collections du Museum of Modern Art de New York en 2018, est fondatrice pour nombre d’artistes aujourd’hui. Il s’agit de sa première rétrospective en France. L’exposition a bénéficié du soutien du New Museum de New York, de la galerie ACA et de la Ford Foundation.

La question était simplement de savoir comment être noir en Amérique. Il n’y avait aucun moyen d’échapper à ce qui se passait à l’époque [les années 1960] ; il fallait prendre position d’une manière ou d’une autre, car il n’était pas possible d’ignorer la situation : tout était soit noir, soit blanc et, de manière tranchée. Faith Ringgold

Faith Ringgold United States of Attica 1972 Lithographie Offset 55 × 69,6 cm Courtesy de l’artiste et ACA Galleries, New York. © Faith Ringgold / ARS, NY and DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2022

LUMIÈRE NOIRE

En 1963, l’année du Civil Rights Act qui met légalement fin à toutes formes de ségrégations ou de discriminations, Faith Ringgold entreprend une longue série sur le racisme ordinaire, American People (Les Américains). En 1967, alors que les tensions sont à leur comble, elle peint selon une palette sombre et subtile des toiles dites Black Light (Lumière noire). Elle y célèbre la beauté afro nouvellement reconnue, notamment au travers du slogan « Black is Beautiful ». Cette série de douze toiles monochromes qui jouent avec les codes de l’abstraction sera montrée en janvier 1970, lors de sa deuxième exposition personnelle à la galerie Spectrum de New York. En parallèle, l’artiste s’engage au sein du mouvement Black Power en réalisant des affiches militantes à partir de compositions typographiques.

(...) je voulais m’engager désormais dans la « lumière noire », dans des nuances chromatiques subtiles et dans des compositions basées sur mon intérêt nouveau pour les rythmes et les motifs africains.

LES AMÉRICAINS

Avec sa série American People (Les Américains) Faith Ringgold offre un commentaire acerbe sur l’American Way of Life au lendemain de la ségrégation, dans des compositions figuratives très stylisées, au style « super réaliste ». Dans le contexte extrêmement violent du long été caniculaire (Long hot summer) de 1967, point d’orgue d’une série de soulèvements durement réprimés, l’artiste entreprend, pour clore sa série, trois larges tableaux programmatiques reflétant la situation politique et sociale : The Flag is bleeding (Le drapeau saigne) ; US Postage Stamp (L’avènement du Pouvoir Noir) et Die (Meurt !). Conçus comme autant de monuments commémoratifs, ces tableaux à vocation politique s’inscrivent dans la lignée du Guernica de Picasso, présenté alors au MoMA, ou des œuvres des muralistes mexicains tels que Diego Rivera. Faith Ringgold recourt ouvertement à des références détournées du Pop Art (Flag de Jasper Johns, grille répétitive des sérigraphies de Warhol, composition typographique de Robert Indiana...).

Je ne voulais pas que les gens puissent regarder et détourner le regard, parce que beaucoup de gens font ça avec l’art. Je veux qu’ils regardent et voient. Je veux agripper leurs yeux et les maintenir ouverts, parce que c’est ça, l’Amérique. ’’

TANKAS

Lors d’un voyage en Europe, en 1971, Faith Ringgold découvre au Rijksmuseum à Amsterdam des peintures sur tissu tibétaines et népalaises du XVe siècle, dites Tankas, qui lui inspirent en 1974, sa première série picturale textile de 19 peintures Slave Rape. Les bordures décoratives sont conçues par sa mère styliste, Willy Posey, inaugurant une collaboration continue. L’artiste aborde pour la première fois et de façon frontale, la question de l’esclavage, se mettant en scène avec ses deux filles sur fond de paysage, dans les trois premiers Tankas. Elle trouve-là un mode d’expression qui lui permet de renouer avec ses racines africaines-américaines vernaculaires et celles, plus lointaines, africaines.

“Dans les années 1970, j’ai découvert mes racines dans l’art africain et j’ai commencé à peindre et à créer un art correspondant à mon identité de femme noire. J’ai fait des poupées et des masques inspirés de ma peinture. J’ai commencé à écrire dans mon art et à raconter mon histoire non seulement avec des images mais aussi avec des mots et des performances masquées. ’’

The Sunflower Quilting Bee at Arles (1992) by Faith Ringgold; Evans-Tibbs Collection, CC0, via Wikimedia Commons

THE FRENCH COLLECTION. QUILTS PEINTS

« Mon art est ma voix. » Faith Ringgold nous raconte des histoires à travers ses quilts peints qui associent un tableau peint central et un texte dense en guise de bordure ; la teneur biographique de son travail se fait plus prégnante ; elle narre son parcours sous forme de réflexions et d’histoires imaginaires et édifiantes. Dans la série ambitieuse French Collection, elle campe une jeune artiste africaine américaine cherchant sa voie dans le Paris des années 1920. Cet ensemble est particulièrement important quant à la relecture qu’il propose de l’art moderne à l’aune des enjeux de la Renaissance de Harlem et des sources artistiques que Faith Ringgold revendique et intègre dans son travail, notamment Picasso ou Matisse mais aussi Gertrude Stein. À travers douze tableaux peints entre 1991 et 1997, d’après ses souvenirs d’un voyage à Paris en 1961 et d’une résidence dans le sud de la France, à La Napoule, elle déploie des situations imaginaires, pleines de fantaisie, mettant en scène des acteurs réels historiques, des lieux de la scène française mais aussi des personnalités africaines américaines historiques et contemporaines. Mélangeant les époques et les générations, elle propose une plongée dans les idéaux de la Renaissance de Harlem qui interrogent le lien à la modernité des objets africains et qui fondent une modernité spécifique africaine-américaine dans laquelle elle exhorte les femmes à occuper leur place.

Avec « The French Collection », je voulais montrer qu’il y avait des Noirs à l’époque de Picasso, de Monet et de Matisse, montrer que l’art africain et les Noirs avaient leur place dans cette histoire. ’’

Faith Ringgold - Sugar Hill Songbook

GOSPELS ET PERFORMANCES

Rejoignant à son retour d’un voyage en Afrique, le Black Arts Movement, elle renoue avec une certaine tradition pastorale américaine, héritée de l’Église abyssinienne de son enfance à Harlem, en concevant un spectacle-performance itinérant dans les universités du pays, The Wake and Resurrection of the Bicentennial Negro (1975-1989). En réponse à la commémoration du bicentenaire de la déclaration d’indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776, soit 200 ans d’esclavage et d’oppression, elle met en scène un récit allégorique et prophétique sur la condition des Noirs, à partir d’une installation d’effigies en tissus, d’accessoires et de fleurs : un couple africain-américain, Buba, lui, mort d’overdose, et Bena, de chagrin, ressuscite dans un monde meilleur égalitaire. La performance de danses et déclamations des étudiants masqués a lieu sur un fond sonore d’extraits du fameux discours de Martin Luther King, « I Have a Dream », ainsi que des gospels comme Amazing Grace ou He Arose.

“Nous n’allons pas célébrer ce bicentenaire [de la déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776] car nous ne sommes pas libres. Je vous le dis, nous n’allons pas le célébrer, mais nous réveiller, et ressusciter. “

Faith Ringgold AP Photo/Jacquelyn Martin

On peut entrer dans la culture afro-américaine par la littérature, la musique, le cinéma, les arts plastiques ou la politique; mais généralement la politique est intrinsèquement lié à chacun des précités, parce que depuis les Droits Civiques et les années 60, chaque cri de libération n’a jamais oublié de se situer sur l’échiquier politique et social - que serait le free jazz sans le black power, James Baldwin sans Martin Luther King et Mohamed Ali sans Sam Cooke ou Otis Redding. On peut se souvenir de James “ I’m Black and I’m Proud” Brown, du rap de Public Enemy avec Spike Lee , des Black Panthers à l’avant-garde des combats sociaux et culturels, pour lutter à armes égales avec les flics racistes … On peut reparler de l’Underground Railway qui faisait échapper les esclaves au-delà des lignes du Sud ou aujourd’hui de Moor Mothjer et ses jazz codes …  Et c’est là, exactement que se situe Faith Ringgold, à remettre la diaspora afro-américaine sur la carte culturelle du côté de l’art majeur, en jouant d’effets miroirs avec Picasso et le début du XXe siècle qui n’a jamais refusé de s’inspirer de l’art dit “nègre”, comme disaient les colonisateurs, en le collectionnant d’abord comme André Breton, puis en s’en inspirant, comme des autres arts premiers. Le game a changé, l’art circule et son versant longtemps ignoré, retrouve, de droit, la place qu’il est censé occuper depuis fort longtemps. On attend encore la reconnaissance (visitez le musée Chirac!) de l’Histoire africaine, mais on y voit là, comme un premier pas… 

Jean-Pierre Simard le 6/02/2023
Faith Ringgold - Black is Beautiful - ) 2/07/2023
Musée Picasso-Paris 5 rue de Thorigny, 75003 Paris