La dystopie du Paradis Sale de Bertrand Mandico : After Blue !

En reprenant les codes du western psychédélique, Bertrand Mandico ravive son versant contre-culturel qui avait fait les beaux jours des Midnight Movies des 70’s avec le El Topo de Jodorowsky. Mais à cela, il ajoute la touche d’actualité qui colle le frisson en balançant du même coup une dystopie féministe sur une planète uniquement habitée par des femmes, après le grand cataclysme qui a vu disparaître les hommes du genre humain… Western et psy. Du grand Mandico !

L’argument en est basique : dans un futur lointain, sur une planète sauvage, Roxy, une adolescente solitaire, délivre une criminelle ensevelie sous les sables. À peine libérée, cette dernière (Kate Bush ) sème la mort. Tenues pour responsables, Roxy et sa mère Zora sont bannies de leur communauté et condamnées à traquer et éliminer la meurtrière. Elles arpentent alors les territoires surnaturels de leur paradis sale. Après les garçons/filles des Garçons Sauvages qui devaient beaucoup à Fritz Lang pour ses contrebandiers trans, ici on assiste à un western psyché ( ou néo selon vos aspirations) qui trouve ses origines dans Matalo, Zachariah, en une redéfinition du genre pour le recaler 2022. Titré Il faut tuer Kate Bush aurait créé un certain froid… 

Avatar balbutiant de la pop culture, le western psyché se définissait ainsi : En recontextualisant quelque peu, on a bien à faire là à un western européen qui déjoue les clichés du référent américain avec des effets de manche et des costumes qui fleurent bon la peau de chamois et les colliers indiens américains. Mais comme le western est un sous-genre de film idéologique, il véhicule bien les canons de l’époque, entre passion et libération sexuelle, jamais montrés, mais omniprésents, violence revendicative contre un monde incapable de bouger qui se donne dans l’outrance et les défouraillages intempestifs.

Ici, on change vraiment d’époque et de paradigmes : Quand il n’y a plus de terra incognita, où peut-on vivre une aventure ? Dans les marges du monde, répond Juan José Saer, grand écrivain argentin de la fin du XXe siècle, à propos de Les Nuages, un western. (éditions Le Tripode). Alors Mandico propose un au-delà de la frontière, un ailleurs déplacé/remplacé SF avec des femmes enfin en vedettes puisque, les hommes y sont morts d’avoir laissé leur poils pousser à l’intérieur ( CQFD) Subversion des codes, déplacement des actions, autre vision/expression d’un possible donc dystopie.

Le récit d’After blue (Paradis sale) se déroule sur une nouvelle planète, faite rien que pour les femmes, puisque, suite au dérèglement hormonal vécu par les humains sur la Terre (ce qu’annonçait le récit des Garçons sauvages avec la perte de leur pénis), les hommes en sont exclus. Là-bas, on croise la route de Roxy (Toxic), Zora, Kate(rina) Bush(ovsky) ou Veronika, respectivement fille, mère, sorcière populo ou bobo, soit des vivantes. Mais ce sont aussi des mortes et leurs esprits, incarnés par Luz, Chiara ou Ivresse, qui viennent faire basculer le destin des deux héroïnes, obligées de partir dans une traque vengeresse à la recherche de la femme au cou velu et au 3e œil ! Mécanique des fluides comme hybridité des milieux qui se mettent en place au service du transgenre, le spectateur en a l’habitude, et de la recherche du sublime, visuel comme sonore, à partager la longue, lente et tumultueuse traversée de ces singes, seins, saintes…

After blue (Paradis sale) : un double titre ou un titre avec sous-titre (Desplechin est un des rares cinéastes français à faire des titres phrases), deux langues. Pourquoi ?

Ce titre est double comme le film l’est. Le premier titre était Paradis sale, qui sonnait bien, mais il me manquait une dimension plus ouverte, plus internationale, quelque chose de plus psychédélique. Après la Terre, la planète bleue, After blue, parce qu’après la mort, le bleu est la dernière couleur qu’on voit, et parce que je voulais un titre sucre et sel, douceur et piment, français et anglais.

Ce nouveau paradis – qui montre qu’aucun paradis n’existe au fond – est ici habité de femmes qui ont quitté l’enfer terrien pour en retrouver un autre. La saleté se propagerait donc partout?

Ce sont les humains qui salissent tout ce qu’ils touchent. La planète est particulière en effet mais elle n’est pas prédatrice, donc idéale. Le seul prédateur pour l’humain est l’humain, avec les types de relations conflictuelles qu’il crée de façon inhérente : celle entre les dominants et les dominés. Sur cette planète où les hommes n’ont pas survécu, des communautés féminines se mettent en place, avec des lois pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. Mais des rapports de pouvoir se mettent malgré tout en place, qui dit pouvoir dit hiérarchie dit abus, et le non-respect des règles jusqu’aux punitions, c’est seulement cela qui salit les choses. Alors oui un personnage démoniaque décide de prendre la défense de la planète mais pour ses propres obsessions.

Kate Bush est pourtant une prédatrice !

Oui mais elle reste une prédatrice humaine. Est-ce que c’est la planète qui la révèle ? Est-ce que c’est à force d’absorber des poudres et de manger des champignons… Ce personnage est à cheval dans l’autre monde : quand elle est découverte, à moitié enterrée, elle a le corps dans le monde des morts, la tête dans celui des vivants. Elle a en réalité les attributs du génie du conte des Mille et Une Nuits. Quand elle est délivrée, elle est en colère mais elle va proposer d’exaucer trois souhaits, ce que l’on comprend même si Roxy ne les formule pas directement car ils sont enfouis en elle. Mais elle va chercher en elle ses désirs les plus sales et ses pulsions négatives. Kate Bush possède cette dimension de prédatrice mais je la vois comme une Sphynge, énigmatique, une passeuse. Entre deux mondes, c’est par elle que Roxy d’ailleurs, prendra conscience de son don de réconforter les morts.

S’il s’agit d’un western, la science-fiction vient pourtant fusionner avec le conte, et, avec
la présence de la voix off et de la morale de la Vérité (incarnée par Nathalie Richard), les faces caméra, le film tient de la fable. Ce mélange des genres vient-il correspondre à l’état actuel de l’image, transgenre, miroir des évolutions de l’être et de la société ?

Le transgenre humain et artistique ne se différencient pas pour moi. La transidentité des œuvres est une nécessité actuelle. Je me suis reposé la question : faire le western envisagé en 2021 ? non ce n’était pas possible, c’est usé. L’idée du transgenre, de la fusion, du prototype hybride, sans tomber dans la parodie, m’intéresse. Je veux créer une œuvre qui jouerait avec sa triple identité parce qu’elle aurait gardé le meilleur des codes des genres avec lesquels je joue.

Nature de qui l’être a à apprendre donc… Les Garçons sauvages comme After blue (Paradis sale) sont des films d’apprentissage comme on dit des romans, des films d’émancipation. Mais s’émanciper de qui ou de quoi exactement, une fois éliminés les hommes, devenus, pour le seul qui a les attraits du masculin, une machine à faire jouir non plus de ses testicules mais de ses tentacules ?

Il y a en effet la même dynamique dans les deux films, avec la notion de punition : on punit les garçons sauvages pour leur crime barbare et cruel, on punit Roxy et sa mère. Or, je suis contre la punition. L’île est révélatrice : de leur part féminine, et de leur transformation en femme, ce qui fait passer les garçons de l’autre côté, et relativiser les choses. C’est plutôt une chance. Et, dans After blue (Paradis sale), la quête punitive, de vengeance – le vieux ressort du cinéma, qui fait jubiler la pulsion primaire du spectateur quand Clint Eastwood bute quatre mecs par exemple – je la remets en question. Dans le récit, la vengeance n’est ni choisie ni assouvie, et, elle devra faire avec les esprits et les morts. C’est cette révélation qui permet de bâtir quelque chose. Le territoire est vierge, mais une fois que les morts sont là, l’humain doit faire avec, communiquer avec eux. Le passage vers un autre sexe et mieux comprendre le genre dans Les Garçons devient dans After blue le passage vers l’autre monde, et la communication avec les esprits pour mieux les entendre.

Qu’en est-il du cinéma pop chez Mandico ?

La couleur vient justifier l’extra-terrestre, il fallait que j’incarne, au-delà des éléments artificiels, la couleur d’un autre monde. Les logiques ne sont pas terrestres, ce n’est pas le soleil et ses phases dans le ciel, mais plutôt les nuages, avec des dominantes « anormales » qui évoluent aussi selon le lieu dans lequel je tourne. Mon travail est sensitif, je pousse la couleur à son paroxysme selon les séquences, avec l’artifice d’une couche d’éclairage coloré, et sur toute la longueur pour que le spectateur y croit mais sans être kitsch. L’art pompier ? C’est une reproduction des classiques adapté, du kitsch qui se prend au sérieux, moi je suis dans le pop avec des références à la bande dessinée, à des choses pas forcément nobles, qui viennent se mêler avec quelque chose de plus classique, d’où le côté hybride. Plus on est dans la retenue, moins on choque, alors si on travaille la flamboyance, on l’assume : elle peut impressionner, et même laisser des personnes de côté, car on ne la comprend et qu’on la rejette. Mais ne pas faire l’unanimité n’est pas un problème pour moi. J’estime que je ne prends pas les spectateurs pour des imbéciles car j’essaie de les faire sortir de la zone de confort. De ce qui se trouve partout. Alors oui, ça bouscule, même si je ne vise pas fondamentalement la provocation. Au cinéma, la forme est un vrai problème : on peut vouloir avoir de la forme et du fond à la fois, et ce n’est pas parce qu’on s’intéresse à la forme qu’on n’a rien à dire !

Jean-Pierre Simard avec Movie Rama pour les inserts d’interview
After blue (Paradis sale) de Bertand Mandico, en salles…