Turbulences, en ligne et en ville, c'est jusqu'en juillet et ça mord !

Pour déborder le virtuel, les événements programmés pendant le salon Turbulences sont autant d’occasions de rencontres avec les artistes et la réalité des œuvres. Huit spécialistes de la création contemporaine française ont été invités par Isabelle de Maison Rouge, directrice artistique du salon, à présenter un artiste de leur choix et une sélection d’œuvres représentatives de son travail. En ligne et sur place, on le répète… 

Floryan Varennes, Crux, 2018, œuvre sélectionnée par Isabelle de Maison Rouge

Paul Ardenne présente Sarah Roshem - Christian Caujolle présente Marianne Maric (image d’ouverture - Femme fontaine) - Théo-Mario Coppola présente Vincent Lemaire - Marie Gayet présente Célia Nkala - Isabelle de Maison Rouge présente Floryan Varennes (ci dessus) - Vanessa Morisset présente Yusuké Y. Offhause - Dominique Moulon présente Fabien Léaustic et Marion Zilio présente Victoire Thierrée.

Les documents biographiques et critiques mis en ligne ici permettent de comprendre la démarche et les œuvres des artistes que les invités ont choisi de présenter. Et le liende vous rendre sur les lieux d’exposition ( attention la plupart est assez loin et ne dure pas longtemps… ) Il vous reste le catalogue là itou téléchargeable, qui vous est offert gratuitement.

Célia Nkala, Les coupes, 2017, sélectionnée par Marie Gayet

Revenons aux artistes vus par leurs critiques et commençons par Sarah Roshem par Paul Ardenne.

Sarah Roshem (1972) vit et travaille à Paris. Après un doctorat consacré aux relations entre l'art et la science, elle oriente son activité de plasticienne vers l'useful art, l'art dit "utile", de nature contextuelle, voyant l'artiste intervenir dans la vie réelle à des fins concrètes et productives. À sa manière indéniablement singulière, Sarah Roshem s'inscrit dans la lignée de Lygia Clark et d'Helio Oiticica, passionnés par le principe de l'échange corporel et du partage sensitif. Une oeuvre d'art, pour cette artiste fondatrice de SR Labo (cette initiative a pour visée de rendre la création bénéfique, positive, thérapeutique), est avant tout un élément communicant, un objet que va animer l'intervention d'un spectateur ou de plusieurs. Regarder ne suffit pas, la participation active du public, plutôt, est de rigueur. Adepte de l'"art médecine" et du care,  Sarah Roshem agit en vue d'accroître la relation avec autrui, avec "autrui(s)" au pluriel, pourrait-on dire, comme le signale sa réalisation Corps communs. Celle-ci met en jeu plusieurs intervenants unis solidairement par des liens souples leur permettant des mouvements spécifiques de type "tous pour un, un pour tous". L'œuvre d'art, pour l'occasion, quitte la cimaise (cimaise qu'elle peut retrouver une fois terminée son utilisation collective) et se fait objet incarné.

Sarah Roshem, Praxies linguale 2, 2003 sélectionnée par Paul Ardenne

Marianne Maric par Christian Caujolle

Elle photographie en grande liberté. Parfois instinctivement, pour des instantanés qui vont rejoindre ses intérêts permanents, parfois en mettant en scène ses envies ou ses désirs. Elle est toujours en train, avec une forme jubilatoire de provocation - finalement bien sentie et toujours productrice de sens - de questionner le corps, ses représentations, le désir, le plaisir, le sexe. Presque paradoxalement, elle met en relation sa passion - et sa belle connaissance - de l'art classique, entre autres de la sculpture, et ses préoccupations actuelles. De la Grèce antique à Sarajevo, avec un vrai sourire et une volonté sans faille de faire réagir, elle nous oblige à nous interroger sur l'identité. Celle qui, profonde, se matérialise dans les corps.

Marianne Maric, Milk, voie lactée, 2014 sélectionnée par Christian Caujolle

Vincent Lemaire par Théo-Mario Coppola

Pour Vincent Lemaire, tout paysage est à la fois originel et prémonitoire. Il annonce les prochaines expéditions extraterrestres sur d’autres planètes ou vers d’autres galaxies et, en même temps, il est ancré dans les premiers instants du monde. Il n’est pas le paradis ou l’âge d’or mais la transcription de l’équilibre et du brutal, c’est-à-dire d’une dialectique froide, inhabitée. Nous venons de cette matrice et nous voyageons dans cette même matrice. Ce qui nous semble étrange et lointain est en vérité une manifestation inconnue de notre propre origine. Le paysage domine. Il est, pour Vincent  Lemaire, le corps transfiguré.

Vincent Lemaire, Vaalbara #5, 2014 sélectionnée par Théo-Mario Coppola

Célia Nkala par Marie Gayet : « Les circonstances d’une rencontre favorable seront à l’origine… »

 De sa formation en art déco, design et un parcours dans la mode avec Christian Lacroix, Célia Nkala  a gardé un goût pour une certaine sophistication de la forme, propice à l’expérience esthétique. Une partie de ses œuvres est issue d’assemblages d’objets, qu’elle met en relation à partir de leur symbolique et de leurs matériaux. Le nouvel objet/sculpture, hybride, mystérieux, troublant, frappe cependant par l’évidence de sa fiction. A la fois « pièce rébus » ou « pièce savante », il bouscule l’interprétation littérale et détourne la sémantique usuelle. Combiné à un dispositif d’installation minimale, posé sur un support ou en regard d’un miroir, l’objet se donne à voir, dans toute la puissance ambiguë de sa présence. Bien que nous l’expérimentions à tout moment, le temps, si l’on en croit les scientifiques et les philosophes, ne serait qu’un concept de l’esprit humain, l’avenir et le futur n’existeraient que dans les pensées. C’est justement sur cette impossibilité à représenter le temps que prennent corps les assemblages insolites de la série Eternel retour, dans des objets à la fois cycliques et doubles, fragiles et stables. Secret, caché, ce rapport équivoque dans les objets imaginés par l’artiste est sans doute le plus explicite dans la série des Objets confisqués. Ces boîtes aux fermoirs scellés et aux lignes élégantes, ou la tasse de porcelaine cadenassée à sa soucoupe, - qui ne sont pas sans rappeler les créations surréalistes A bruit secret de Marcel Duchamp et Object de Meret Oppenheim - attisent la frustration sur le mode ludique (et un brin fétichiste !) mais deviennent à leur tour des objets de contemplation. Un temps de silence dans celui des Turbulences.

Célia Nkala, Éternel retour III, 2016, sélectionnée par Marie Gayet

Floryan Varennes par Isabelle de Maison Rouge - Fin'amor ou l’amour courtois, du carquois au carcan

Tout le travail de Floryan Varennes se joue entre les rives, les limites et les bordures. L’artiste se met en rupture par rapport au temps traditionnel, il réalise une hétérochronie puisqu’il associe l’époque médiévale à l’époque actuelle en créant des analogies par le prisme du corps, du vêtement, de la santé et la ritualisation de la vie charnelle. Plus que le Moyen Age, c’est donc le médiévalisme qui le passionne avec l'ensemble de ces références temporelle, historique, politique et artistique dans le monde contemporain, qui passe chez lui par l’espace médical de l’hôpital et la sociologie du vêtement qui touche et traverse le genre. Trois domaines qui arrivent à se rencontrer avec la culture courtoise comme catalyseur. Floryan Varennes, avec son rapport à l'histoire renforcé par ses investigations sémantiques, conjugue ainsi ses recherches à tout ce qui se rapporte au corps sans jamais le figurer. Dès lors au sein de ses dispositifs qui expriment des questions de norme, d'altération et d'ornementation, il conçoit un répertoire ambigu de formes héraldiques dont la complexité agit comme une transfusion.

Floryan Varennes, Fin'Amor, 2018, sélectionnée par Isabelle de Maison Rouge

Yusuké Y. Offhause par Vanessa Morisset

Des hommes du futur à la recherche de fossiles pour connaître notre civilisation pourraient trouver des objets tels que ceux-ci… Des petites reproductions de mémoire de bâtiments célèbres qu’on peut imaginer détruits après un changement d’ère géologique ou des emballages de sandwichs, de hamburgers, de salades ou de poulets rôtis, à l'origine en plastique et d’aspect souple et transparent - les hommes du futur le découvriraient en les étudiant - se présentant maintenant sous leurs yeux, comme sous les nôtres, durs et opaques comme la pierre.  Etre à la fois ces hommes et nous-mêmes est l’expérience mi-fictive mi-réelle que nous permettent d’éprouver les sculptures-objets réalisées, pour plupart en céramique, par Yusuké Y. Offhause. La contemplation de leurs formes simplifiées et comme travaillées par le temps nous transporte en effet virtuellement dans une époque ultérieure, impliquant une méditation sur le (no) futur de notre mode de vie. Mais, concernant en particulier les Yugen Stonewares et SPA SPA, puisque les pièces peuvent servir - si bien qu’on a l’impression de manger dans des vestiges d’emballage - elles nous resituent tout autant dans l’ici et maintenant d’un repas.

Yusuké Y. Offhause, SPA SPA, type C, 2017, sélectionnée par Vanessa Morisset

Fabien Léaustic par Dominique Moulon

Fabien Léaustic est un artiste “du faire” à la formation d’ingénieur. Il use de son atelier comme d’un laboratoire où sont répétées des expériences jusqu’à ce que des œuvres en émergent. Les livres d’art y ont autant leur place que les manuels de physique bien que son atelier-laboratoire soit mobile eu égard aux résidences qu’il enchaîne inlassablement. Le lieu de ses créations pouvant être tantôt à la mesure d’une briqueterie à ciel ouvert tantôt se réduire à l’espace étendu de son disque dur. Notons que les gestes les plus artisanaux sont pour lui tout aussi inspirants que les hautes technologies. Fabien Léaustic pratique une forme de recherche en art où l’observation dans la durée des phénomènes qu’il étudie se concrétise par des pièces constituant chacune les fragments d’une l’histoire qui, littéralement, se déroule. Des sciences, il a adopté l’approche comme le prouvent ses créations pouvant être envisagées telles autant de versions. Quand l’artiste les travaille jusqu’à ce qu’elles se révèlent à lui alors que les idées ou concepts des suivantes ont déjà émergé. Quand, par exemple, au Mexique, il s’insurge contre l’usage immodéré des armes à feu par la sculpture et l’empreinte tout en offrant un accès libre à une eau purifiée que des citoyens ordinaires ont l’habitude de payer trop cher pour enrichir quelques puissantes entreprises multinationales. Sans omettre son attachement illimité pour les forces telluriques qui devraient nous inciter à davantage d’humilité. Enfin, Fabien Léaustic attire notre attention sur l'extraction du gaz de schiste par fraction hydraulique - ô combien polluante - autant qu’il évoque les coulées de boue toxique, au Brésil avec l’installation Geysa dont l’esthétique, s’inscrivant entre science et fiction, convoque l’idée même d’une forme de chamanisme contemporain. Car la pratique de Fabien Léaustic, souvent, induit la magie de ce que l’on ne peut s’expliquer. Et c’est en croisant des pratiques ancestrales avec une pensée contemporaine qu’il y parvient.

Fabien Léaustic, HELLO WORLD, 2016, sélectionnée par Dominique Moulon

Victoire Thierrée par Marion Zilio

Entretien avec Victoire Thierrée pour le Salon Turbulences, mars 2019 :

Marion Zilio : Nombreux sont les artistes qui, dans l’histoire de l’art, ont cherché à « représenter » la guerre, afin de dénoncer ses atrocités, de produire un devoir de mémoire ou encore d’en fictionnaliser des pans pour pallier au manque ou à la manipulation des archives. Ton approche me semble différente, au sens où justement tes œuvres ne représentent pas ni même ne présentent la guerre. Excepté le titre, il est parfois difficile d’établir un lien avec la guerre tant tes pièces ont les allures de sculptures minimalistes. Comment qualifierais-tu ta démarche ?
Victoire Thierrée : Je ne souhaite pas représenter littéralement la guerre. Ce n’est pas mon propos. À travers ma pratique artistique — sculpture, photographie et vidéo —, j’explore les liens existants entre la nature et la technologie, et plus particulièrement la manière dont l’homme s’approprie ces formes pour pallier à ses limites dans un contexte extrême de défense ou de survie. Je m’intéresse donc aux matériaux, machines et pratiques inspirés du génie de la nature et conçus pour la guerre. Mes pièces abordent les rapports de domination des hommes entre eux et de l’homme sur la nature.  

               Didier Semin écrivait dans son texte intitulé Bikini Léopard : « Quand Picasso avait vu défiler, en 1918, les premières unités camouflées, il avait murmuré, pensant aux toiles cubistes de 1911-1912, ”et dire que c’est nous qui avons inventé ça !” Il n’avait pas tort. Peut-être est-il dans l’ordre des choses que le rêve des artistes devienne, pour un temps, la réalité des militaires, avant d’intégrer le bien commun de l’humanité ».

Si le contemporain vous laisse de marbre, c’est souvent que les lieux qui le montrent vous déplaisent souverainement, que les salons se sont transformés de lieux de présentations des courants à de simples terminaux de vente des valeurs les plus cotées. Alors ici, de valeurs émergentes à artistes cotés, vous pouvez choisir dans cette sélection pointue, de simplement savoir quelle est la cotte, de vous enthousiasmer ( comme nous) de la singularité avouée du propos - et vous en souvenir avec le catalogue. Un beau commissariat d’expo, des artistes et des critiques qui font le job. Enjoy !

Turbulences -> 07/19