Les premières photos de Diane Arbus, un mystère décrypté

Ce qui me touche au sujet de ce qu’on appelle la technique est qu’elle a des racines profondes et mystérieuses. Je veux dire que cela peut concerner bien sûr le papier, le révélateur et ce genre de choses, mais que cela remonte la plupart du temps à des choix très profonds que quelqu’un a fait il y a longtemps et qui continuent à le hanter.
— Diane Arbus

Man in hat, trunks, socks, and shoes, Coney Island, N.Y. 1960 Toutes les photographies sont publiées avec l'aimable autorisation du Met Breuer et de Doon et Amy Arbus.

 

Diane and Allan Arbus in 1950.CreditFrances McLaughlin-Gill/Condé Nast, via Getty Images

Avant ces photos, exposées pour la première fois au Metropolitan Museum of New York fin 2016, que se passait-il dans la vie de Diane Arbus ? Et à propos de cette exposition, d'où sortaient-elles, ces photos de jeunesse, prises avant que Diane Arbus, en 1962, passe au Rolleiflex et au flash, utilisé jusqu'en plein jour, autrement dit, acquière le style qu'on lui associera par la suite ? A cela au moins, il y a une réponse facile : si l'on en croit les organisateurs de l'exposition, mais tout cela est un peu rocambolesque, ces photos étaient conservées dans des boîtes entreposées dans un coin inaccessible ("much of this work was stored in boxes in an inaccessible corner of her basement darkroom at 29 Charles Street in Greenwich Village.") de sa chambre noire, ouverte après son suicide, en 1971. Elles y seraient restées ignorées pendant des années, jusqu'à ce que les deux filles de Diane Arbus, Doon Arbus et Amy Arbus, confient par donation le travail de leur mère au Met Museum, en 2007, lequel finira par les découvrir après avoir entrepris un long et minutieux travail d'archivage. Admettons. Cela a dû se passer comme ça. Personne avant le Met n'avait eu la curiosité d'examiner tout ce qui pouvait rester du travail d'une des photographes les plus célèbres du monde.

On ne peut pas résister, à ce moment de l'histoire, à lancer au Metropolitan Museum une petite vacherie relevée dans “Diane Arbus: Portrait of a Photographer” par Arthur Lubow, le dernier biographe en date du monstre sacré (ou sacré personnage, au minimum) que fut Diane Arbus : en 1969, fut proposé au Met l'achat de trois photos de Diane Arbus au prix de 75 dollars chacune. Il n'en prit finalement que deux. C'est le Moma (lequel avait acquis en 1964 sept de ses photos, bravo) qui eut l'audace - que nous ne pouvons aujourd'hui que trouver très relative - de lui consacrer, certes un an après sa mort, l'exposition personnelle qui révéla son travail au grand public. Le Met s'en tire donc très bien. Et maintenant, que se passait-il, dans la vie de Diane Arbus, qui puisse expliquer ces premières photos, déjà si parlantes, et qui lui ressemblent tant ?

1. Cette fille de bonne famille, héritière de Rossek's, un grand magasin sur la Cinquième Avenue, dont la mère très "sophisticated lady" ne ratait jamais les défilés de mode parisiens, était en train de se séparer d'Allan Arbus, un photographe qu'elle avait épousé à dix-huit ans, et lui avait offert son premier appareil photo, et sans doute quelques conseils sur son usage. Sans plus, puisque dans leur studio, un des premiers (la famille de Diane Nemerov n'y étant pas pour rien) à se consacrer commercialement aux photos de mode, Diane faisait la styliste (!) tandis qu'Allan se tenait derrière l'objectif. Après ce qu'elle décrit plus tard comme un "accident d'auto mental", Diane, qui n'en pouvait plus des dîners de "Glamour" et des cocktails de "Vogue", et vivait le libertinage mondain apparemment assumé par le couple avec les difficultés d'usage, passa à tout à fait autre chose. Donc à ces photos. Ses premières photos "à elle". La grande photographe Lisette Model, qu'elle fréquentait, lui conseilla de se débarrasser de la manie du "gros grain" qui affectait, semble-t-il, ses premiers clichés, ce qu'elle fit. Et tout le reste est histoire.

2. Beatnik contenue pendant les années cinquante, Diane Arbus vécut dans les sixties le grand renversement de valeurs qui secoua les États-Unis, sans pour autant se fondre dans le mouvement hippie (elle était tout de même née en 1923) : elle ne fut pas "Peace", puisque son "underground" était bien réel, si enterré qu'il ne pouvait pas s'en vanter, celui des marginaux d'office, comme par définition, mais elle fut "Love", étant notoirement "sexually promiscuous", au point de se mélanger tout à fait avec les sujets de ses photos, chose commune pour ses confrères, qui ne faisaient là qu'imiter les peintres, mais avec beaucoup moins de risques pour eux que pour elle, qui ne choisissait pas ses sujets parmi les oies blanches et sur mensurations. Elle y attrapa une hépatite qui la dévasta. Et la réputation d'une effrayante ogresse des bas-fonds new-yorkais. Ce qui est naturellement un peu absurde. Ce qui frappe dans ces photos - et cela ne changera pas - est l'échange de regard entre Diane Arbus et son sujet. Si quelqu'un ne disait pas : "Ne regardez pas l'objectif", c'est bien elle. La question de Diane Arbus n'est pas de "faire naturel". Elle est de "faire face". Face à la vie. Face à soi-même. Face à soi-même dans le regard du monde. C'est ce regard du monde sur le modèle, et sa réaction face à lui, que saisit chez les sujets le déclencheur qu'est la prise de photo de Diane Arbus. Et il n'est pas question d'une seule prise, le hasard ne tient pas la place qu'on croit souvent dans les photos de Diane Arbus. On connait par exemple très bien toute l'histoire de ce petit garçon à la grenade, qui fut retrouvé et interrogé bien plus tard sur ce portrait de lui célébrissime en gamin borderline à Central Park (futur terroriste ? il ne le fut pas). Et c'est intéressant : Colin Wood était un enfant de bonne famille (comme Diane Arbus) de Park Avenue, qui ne voyait pratiquement plus que ses "nannies" ("nounous" ?) qui lui faisaient passer des heures dans le parc, tandis que ses parents étaient occupés par leur divorce et leurs avocats respectifs. Il emportait avec lui ses armes-jouets à l'école. Il n'était pas très bien. La planche contact a gardé onze clichés de cette rencontre. Sur six d'entre eux, Colin a les mains sur les hanches. Il essaie de sourire. On voit ses dents. C'est après tout un enfant bien élevé. Se tenant bien, tenant bon, dans toutes les circonstances. Ce qui lui pèse une tonne de rancoeur alors qu'il vit l'explosion de sa famille, laquelle doit certainement aussi continuer à afficher un sourire en bonne société. "Je voulais exploser, mais je ne pouvais pas à cause de mon milieu, mon éducation", dit-il plus tard. Arrive ce moment où il craque devant Diane Arbus. Cette photo. 

Norman Mailer, qui posa pour elle, écrivit : "Donner une caméra à Diane Arbus, c'est comme mettre une grenade dans les mains d'un enfant". 

Tout est dit.

3. Tip : vous voulez photographier des nudistes ? Mettez-vous nus vous-même. C'est ainsi que faisait Diane Arbus. Et c'est déclinable à l'infini. Votre appareil n'a pas d'objectif. Il a un subjectif. L'antipathie pour son sujet ne fait pas un bon photographe. La sympathie non plus (il ne s'agit pas de vouloir qu'il soit "beau sur la photo"). Seule l'empathie (du grec ancien ἐν, dans, à l'intérieur et πάθoς, souffrance, ce qui est éprouvé) est nécessaire. Tout le monde sera à peu près d'accord là-dessus : mais il faut savoir, alors, ce qu'est la souffrance. Diane Arbus en avait visiblement une idée.

Christian Perrot, le 2 mars 2017

Child with a toy hand grenade in Central Park, N.Y.C. 1962 Copyright © 1970 The Estate of Diane Arbus

Woman with white gloves and a pocket book, N.Y.C. 1956

Les Chinois ont cette théorie que l’on passe par l’ennui pour arriver à la fascination et je pense que c’est vrai. Je ne choisirais jamais un sujet pour ce qu’il signifie pour moi ou pour ce que j’en pense. Vous n’avez qu’à choisir un sujet – et ce que vous ressentez à son sujet, ce qu’il signifie, commence à se dévoiler – simplement en choisissant un sujet et en le pratiquant suffisamment.
— Diane Arbus

Kid in a hooded jacket aiming a gun N.Y.C. 1957

La plupart des gens traversent la vie en redoutant les expériences traumatisantes. Mes personnages sont nés avec leur traumatisme. Ils ont déjà rencontré l’épreuve dans leur vie. Ce sont des aristocrates.
— Diane Arbus

Female Impersonator holding long gloves, Hempstead, L.I. 1959.