L'avenir marseillais sera cavernicole - et saignant !

Dans une Marseille largement souterraine de 2032, un policier, un serial killer et un électronicien de la marge. Une somptueuse déliquescence.

Publiée en 1994 chez L’Atalante, rééditée en 2002 en Folio Policier, cette « Ombre du chat », roman extrêmement noir, est le premier tome d’une trilogie policière d’anticipation qui sera complétée par « Désordres » en 1997 et « Trajectoires terminales » en 1999.

Si l’auteur, par ailleurs artiste plasticien et musicien, reconnaît volontiers à l’époque la dette qu’il a envers Philip K. Dick et J.G. Ballard, il sait créer un univers soigneusement étouffant, gonflé jusqu’à l’explosion des miasmes délétères d’une société qui s’enfonce lentement dans l’abjection molle, après qu’un cataclysme militaire fort peu précisé mais omniprésent ait entraîné la plupart des grandes villes françaises à devoir s’étendre principalement souterrainement, la surface insalubre n’étant plus guère utilisée sans risques sanitaires divers.

C’est ainsi dans une grande conurbation marseillaise enfouie sur des dizaines de niveaux d’habitation sous terre que Paul Borrelli a imaginé cette confrontation, par serial killer interposé, personnage mystérieux qui s’introduit de nuit chez des gens apparemment ordinaires pour les expédier d’un coup de laser, leur fracasser le visage à coups de marteau et leur manger le cœur, et que la presse jamais en retard d’un bon mot a surnommé Homicide Express – en hommage à une chaîne locale de livraison de pizzas à domicile -, entre un commissaire tenace et vorace, plus hard-boiled que le plus rude des héros de Raymond Chandler ou de Dashiell Hammett, mais englué dans des méandres de police politicienne que ne renierait sans doute pas, de son côté, l’obstiné commissaire Padovani de Frédéric H. Fajardie, et un électronicien (teinté d’informaticien) hypocondriaque, légèrement désespéré et en glissade accélérée vers la marge, après quelques incursions plus ou moins heureuses dans la franche illégalité, comme si un personnage à l’ADN cyberpunk s’était mystérieusement et joliment égaré du côté d’une pègre bourgeoise chabrolienne.

Sur le visage de Griffier poussait une grosse verrue. Il ne la faisait pas opérer : il estimait qu’elle ajoutait une note originale à son faciès mou, informe, qu’on eût dit moulé dans la cire et oublié au soleil. Auparavant, il haïssait jusqu’à son ombre. Et un jour, la verrue était venue se planter là, comme le drapeau de quelque victoire intérieure, et l’avait réconcilié avec lui-même. Il l’avait apprivoisée, elle s’était lovée sur sa narine gauche comme un animal au fond d’un panier confortable. Griffier imaginait l’intérieur de la boule de graisses : tapissée de muqueuses congestionnées, elle contenait peut-être quelque vie inconnue ? Il se la représentait grouillant de germes malsains. Quoiqu’il n’en parlât à personne au bureau, il aimait à employer devant les collègues des formules à double sens qui la désignaient directement : « Ces derniers temps, le phénomène a pris beaucoup d’ampleur… », phrases banales pour tous sauf pour lui. Au fond, il avait peur.

L’univers imaginé par Paul Borrelli, dans la sombre épaisseur duquel ses personnages se déplacent comme englués dans un perpétuel ralenti, est en soi une étonnante réussite obsessionnelle, projetant les erreurs, les palinodies et les échecs de chaque protagoniste sur sa toile mortifère, portés par une écriture singulière dans sa passion du détail incessant, imprimant en profondeur la présence de cet arrière-plan ronronnant et déliquescent en diable. Si l’on imagine aisément à bien des moments le vrombissement du véhicule d’un blade runner ou la présence insistante de cocottes en papier révélatrices, il y a ici de surcroît une curieuse fusion d’un authentique esprit « Borsalino » corso-marseillais, de pressions discrètes du pouvoir, de clubs interlopes de notables corrompus et de dérives sectaires et religieuses, avec un souffle délétère semblable à ce que peut véhiculer le plus terrifiant James Ellroy de la trilogie Lloyd Hopkins ou du quatuor de Los Angeles.

Il laissa choir l’épave et claudiqua jusqu’au comptoir. Il se servit un autre ouzo et s’essuya distraitement le visage avec un chiffon de ménage. Le tissu, imbibé de cire, déposa une traînée huileuse sur ses traits ingrats. Combes finit de boire avec un bruit de gorge et s’en versa un autre. Fidèle à ses habitudes, il effectua la même séquence de gestes : serrer un verre entre ses doigts épais, imprimer un lent mouvement à l’ensemble pour voir le glaçon dériver et fondre. La vie, c’est ça, pensait-il. On y tourne en rond, puis on disparaît.

Certains protagonistes (je ne vous dirai pas lesquels) survivent à cette épreuve dantesque et à cette première histoire qui s’achève néanmoins d’elle-même, et j’ai ainsi hâte de les retrouver, peut-être, dans le tome suivant, « Désordres ».

Paul Borrelli

L'Ombre du chat de Paul Borelly - éditions Folio-Gallimard
Charybde2
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Hugues Robert/Charybde 2 organise des rencontres de lecteurs avec les écrivains, lit sans cesse et trouve le temps d'écrire des merveilleuses chroniques (parfois de dix feuillets !) pour faire partager ses coups de coeur. On ne sait pas comment il peut arriver à faire aussi bien tout ça, mais nous sommes ravis de laisser des libraires, des éditeurs et des écrivains exprimer comme ils l'entendent dans nos pages leur passion pour la littérature - cela nous change des critiques de profession, et c'est un choix que nous avons fait consciemment. Vous pouvez le retrouver ainsi que ses collègues sur le net à l'adresse Charybde 27 : le Blog ou dans la vraie vie à la Librairie Charybde, 129 rue de Charenton 75012 Paris.