Le rock 300 fois psyché de David Rassent, une anthologie chatoyante

En proposant un autre et nouveau rapport au monde, l’expérience psychédélique a non seulement décoincé une génération, mais l’a faite sortir des mirages du consumérisme ; la reconnexion à soi ne rendant que peu enclin à obéir à de sombre crétins obnubilés par le pouvoir du fric et capables de toutes les bassesses pour faire durer la situation. Popularisée par Timothy Leary, le prof de psycho viré d’Harvard pour déviance ( Tune in, turn on, drop out) les Merry Pranksters de Ken Kesey ( Vol au dessus d’un nid de coucous), elle a envahi le domaine de l’art via le graphisme, les posters, la BD, la peinture, la sculpture , le cinéma et la musique pour déployer ce nouveau moyen d’être au monde, comme jamais auparavant. Avant de se faire interdire en 1967, mais l’ergot était déjà dans le seigle et cette contre-culture allait trouver de quoi se transformer au fil des sons et des époques suivantes, passant même par la hip hop et la techno. Un fil continu du comment être au monde - et avec quelle dope !

Rassent propose sa sélection de 300 disques en deux parties, la première avec 150 chroniques enlevées et bien renseignées sur le son, le propos et l’époque avant d’enquiller une seconde liste de 150 autres albums, de moindre importance, mais méritant d’y figurer. On va ainsi voyager des USA en Angleterre, de Hollande en France, d’Allemagne au Japon, et même en Turquie avec Erkin Koray, le guitariste qui a modernisé électriquement les airs populaires de son pays.

Exemple méconnu, la chronique de l’unique album de J.K. & Co - Suddenly One Summer ( White Whale)

Étoile dont l’éclat nous parvient avec des décennies de retard, Suddenly One Summer est une explosion passée inaperçue au milieu du big bang psychédélique, pour cause de promotion inique du label. J.K. & Co n’est pas vraiment un groupe mais le projet d’un adolescent de quinze ans à peine, Jay Kaye, qui fait le voyage inverse de beaucoup de musiciens, des États-Unis vers le Canada. Les opportunités sont plus grandes à Vancouver que dans son Las Vegas natal. Aidé par l’arrangeur Robert Buckley, lui aussi très jeune, J.K. enregistre ses chansons avec un groupe de Vancouver recruté par le producteur Robert Spurgeon, Mother Tucker’s Yellow Duck, également auteurs d’un excellent album entre country et psyché. Comme beaucoup, J.K. vient de découvrir le LSD et y voit un moyen d’entretenir une « relation avec Dieu », trouvant l’inspiration pour un disque contant « le cycle vie/mort d’un homme », même si pour ses auditeurs, cela signifie tomber dans un monde vu à travers une loupe déformante, flotter au gré de sérénades chimiques faussement paisibles, à la fébrilité iridescente. J.K. apprécie les Beatles et croit que la pop va changer sous les chocs consécutifs de Revolver et Sgt. Pepper’s, comme le nouvel Hollywood change alors le cinéma. Force est de constater que la tête tourne dès le premier titre, « Fly », où perlent chœurs nuageux et rosée matinale se dissipant sous le soleil. Il s’agit de l’une des grandes chansons du psyché, cotonneuse, aérienne, trippante, ourlée d’un orgue échappé de « Strawberry Fields Forever». «Fly» sera reprise par Stephen Malkmus, ex-leader de Pavement réputé pour ses goûts en matière de rock cosmique ou bizarre. D’une grande modernité, presque évocateur de Radiohead, le morceau est embelli par un piano de Buckley écrit spécifiquement pour être passé à l’envers, une technique classique du psyché que le quintet d’Oxford reprendra. Le reste de l’album louvoie entre finesse des arpèges, acid folk délicat à ranger à côté du « He » de Moby Grape au firmament du genre, ballades endormies rappelant le Harrison de « Let It Roll », ou encore riffs velvetiens perdus au milieu d’un tableau pastoral. Mais sous ce soleil-là, le patchouli peut rapidement tourner à la mescaline – le piège enfumé « Magical Fingers Of Minerva » – et la guitare, discrète jusqu’ici, voit soudain rouge sur « Crystal Ball », digne du End Of The Game de Peter Green. L’autre grande réussite du lot, « Dead », au début byrdsien, s’évapore en douces émanations qui feraient presque oublier qu’un croque-mort récite son office dans nos oreilles, des bruits de pelle donnant l’impression d’être enterré en stéréophonie avant la reprise des premières mesures de « Fly », l’indice d’un grand cycle se poursuivant après la mort. Une fin de disque imparable dans le genre album concept.

Si le livre n’est pas exhaustif - et comment pourrait-il l’être - on note quelques absences comme les compiles Nuggets de Lenny Kaye, le futur guitariste de Patti Smith, le Malesh d’Agitation Free, le Future Days de Can, précurseur de l’ambient avant qu’Eno ne théorise le concept, le Three Feet High and Risin des De La Soul, des titres de Earl Sweatshirt ou l’école Transe Goa de la techno qui avait retrouvé les mirages indiens pour danser autrement. Et que dire de l’absence de Parquet Courts ?

Mais, puisque la science recommence à considérer le lsd 25 et ses dérivés comme de possibles molécules pour soigner les troubles post traumatiques et les addictions, et reprend les travaux là où l’administration Nixon avait coupé tous les crédits à la recherche ( même si avec l’agent orange… ), si la consumérisme/capitalisme n’est toujours pas mort, l’expérimentation continue et le musique aussi . A lire absolument, pour se faire une idée du mouvement et des ses paysages contrastés.

Jean-Pierre Simard, le 26/05/2025
David Rassent - Rock Psychédélique, un voyage en 150 albums - Le Mot et le reste