Préférer (ou) ne pas / Sous réserve par Hélène Frappat
En subtile mosaïque, un traitement audacieux, naissant du frottement entre Kant, Lyotard, Rousseau et une histoire personnelle, des rapports entre vérité et mensonge, parole et secret, sous le signe de la réserve.
1. « Grand Kant
Je t’invoque comme un croyant invoque son Dieu pour implorer de l’aide, du réconfort ou pour connaître l’heure de sa mort. Les arguments développés dans tes oeuvres me paraissaient trop éloignés de l’existence immédiate, c’est pourquoi je cherche refuge auprès de toi. Je n’ai rien trouvé en cette vie, absolument rien qui puisse remplacer le Bien que j’ai perdu : car j’aimais un objet qui, à mes yeux, contenait tout en lui et duquel je tirais ma seule raison de vivre. Avec lui, tout m’apparaissait futile et tous les hommes, aussi réels fussent-ils, n’étaient plus qu’un charabia sans contenu.
Mais cet objet je l’ai offensé par un grand mensonge que je viens de lui révéler ; il n’y avait pourtant rien dans ce mensonge qui trahît un défaut de mon caractère, car de toute ma vie je n’ai jamais eu à dissimuler de vices ; mais le mensonge seul lui a suffi, et son amour a disparu. C’est un homme d’Honneur et il ne me refuse donc pas son amitié ni sa fidélité, mais il ne reste plus rien de cet intime sentiment qui nous attirait spontanément l’un vers l’autre. Ah ! Mon cœur se brise en mille morceaux. Si je n’avais pas tant lu vos livres, j’aurais certainement mis brutalement fin à ma vie ; mais les conclusions que j’ai tirées de votre tehorie me retiennent : je ne dois pas mourir en raison des tourments que la vie m’inflige, mais je dois vivre au contraire en raison de mon existence. Mettez-vous donc à ma place ou condamnez-moi !
J’ai lu à la fois la Métaphisique des mœurs et l’inpératif Catégorique, rien n’y fait, ma raison m’abandonne alors que j’en ai le plus grand besoin ; je t’en conjure réponds-moi, ou alors tu es incapable d’agir toi-même selon l’impératif que tu as mis en place. »
2. En août 1791, Ludwig Ernest Borowski remet à Emmanuel Kant « l’étrange lettre » de Maria von Herbert, et l’assortit d’une recommandation. « Si en répondant à votre correspondante vous pouviez un peu distraire et divertir son coeur déchiré, afin de le détacher au moins quelques jours de l’objet auquel il est enchaîné – et peut-être même l’en détacher pour toujours grâce aux leçons pleines de sérieux que vous lui donneriez – vous feriez déjà vraiment quelque chose de très grand et de très bien. Une personne qui n’a pour envie que de lire vos écrits – qui a en vous une telle confiance et une telle foi – mérite tout de même que vous lui accordiez un peu d’attention et que vous essayiez de l’apaiser. »
5. Borowski n’a pas transmis la lettre directement. Elle a séjourné quelques heures dans la poche du vêtement où il l’avait oubliée, avant de l’envoyer à Kant, accompagnée d’un mot d’explication. « En dévoué serviteur, je vous remets ci-jointe l’étrange lettre de Maria Herbert de Klagenfurt, que j’ai mise hier dans ma poche par inadvertance tant j’étais pris d’intérêt pour notre toute dernière discussion ; je l’ai trouvée en me déshabillant. »
À partir de cette « étrange lettre » adressée par la quasi-inconnue Maria von Herbert à l’illustre Emmanuel Kant, en y adjoignant d’emblée ou progressivement des ingrédients aussi variés a priori que la préparation par l’autrice d’un « étrange documentaire-fiction » conçu « avec » plutôt que « sur » Jean-François Lyotard, que le décryptage « naïf » mais également « sincère » de certaines pages essentielles des « Confessions » de Jean-Jacques Rousseau, que des bribes subtiles (ou beaucoup plus directes) d’histoire familiale ou d’histoires amoureuses personnelles, ou encore que certains exploits mal connus de la justicière Fantômette créée en 1961 par Georges Chaulet, Hélène Frappat a réussi un étonnant tour de force.
Dans ce « Sous réserve », publié chez Allia en 2004, elle construisait patiemment, en un assemblage subtil de hasards et de nécessités, une réflexion puissante sur la vérité et sur le mensonge, sur le secret et sur la sincérité, sur l’action et sur l’omission, réflexion au coeur de laquelle émergent progressivement non seulement le mythe, son statut et ses réserves, mais, concept beaucoup moins balisé, la réserve, en de nombreux sens du terme.
18. On ne saura jamais quel mensonge conduisit l’amant de Maria von Herbert à la rupture. Son épreuve demeure aussi abstraite que le déchirement d’une héroïne mozartienne contrainte, entre deux hommes, à décider. Pour lui correspondre, Kant invoque une distinction qui n’apparaît que fugitivement dans son oeuvre. « Il faut cependant bien distinguer la réserve comme manque d’ouverture du coeur, ouverture du coeur qu’on n’est pas en droit, semble-t-il, d’exiger complètement de la nature humaine (car chacun aurait peur de perdre l’estime de l’autre en se découvrant entièrement à lui) du défaut de sincérité comme manque de véracité dans la réelle confidence de nos pensées. »
20. Étrange notion que la réserve. « Réserve méfiante, secrète méfiance, obstacle à l’épanchement réciproque des cœurs », écrit Kant. Et pourquoi faudrait-il que, se découvrant entièrement à l’autre, on perde son estime ?
24. Lorsqu’elle m’avait rencontrée pour la première fois, la mère de ma meilleure amie s’était exclamée : « Quelle naïveté ! », suscitant dans mon esprit un mélange d’incompréhension, de honte et de fierté. Aujourd’hui, un ami à qui je raconte l’histoire de la lettre dans le tiroir s’empare de la Critique de la faculté de juger, l’ouvre au hasard, et lit : « La naïveté est l’explosion de la droiture originellement naturelle à l’humanité contre l’art de feindre devenu une autre nature ».
32. Que la naïveté est une explosion, voilà ce qui, dans la définition de Kant, aurait dû me surprendre.
Trois ans avant « L’agent de liaison » (2007) et cinq ans avant « Par effraction » (2009), qui seront déjà de passionnants exercices ultérieurs de convergence et de divergence thématiques, l’agrégée et docteur en philosophie, par ailleurs critique de cinéma fort expérimentée, nous offrait comme mine de rien les fondations d’un questionnement protéiforme et fondamental qui hante depuis quasiment toute son œuvre : quels liens entretiennent, comment se nourrissent réciproquement et peut-être chaotiquement, comment s’attirent et se repoussent la vérité et le mensonge, la parole et le secret, la transparence et la dissimulation, sous l’infinie variété de postures et de déguisements, des plus frivoles aux plus essentiels, qu’il leur est possible d’adopter, dans l’histoire personnelle de chacune et de chacun ?
L’exercice est audacieux, il se révèle rapidement absolument passionnant : utilisant avec un réel brio les ressources de la mosaïque qu’elle instruit, Hélène Frappat nous propose une lecture philosophique inhabituelle, magnifiquement orientée et joliment habitée, tissant d’emblée une toile souterraine pour toute son oeuvre à venir, toile dont les résurgences discrètes et habilement parcellaires irrigueront aussi bien, sur le versant romanesque, son lancinant « Lady Hunt » de 2014, que ses récits et essais « Trois femmes disparaissent » et « Le gaslighting ou l’art de faire taire les femmes » de 2023 (trois ouvrages dont on vous parlera prochainement sur ce même blog).
4. Au printemps 1997, je suis allée trouver un philosophe pour lui proposer de réaliser un film avec lui. Je ne savais pas encore à quoi ressemblerait ce film avec, et non sur lui. Avançant en aveugle dans l’élaboration de ce qui, dans mon imagination, ne serait ni un documentaire, ni une fiction, je pressentais peu à peu que ce travail commun prendrait la forme de mon attente.
8. Mon scénario était équivoque : qui, du philosophe, de l’homme, du personnage, étais-je allée trouver ? La situation ne l’était pas moins : je cherchais dans la fiction l’occasion de mettre la théorie à l’épreuve, et dans la « vie » d’un philosophe la pierre de touche de sa pensée. une phrase de Jean-François Lyotard me hantait : comment enchaîner ? Je tentai de la mettre en scène dans des situations burlesques où, toujours, l’empêchement faisait obstacle à l’enchaînement.
11. Durant l’un des entretiens au cours desquels nous préparions le film, Jean-François Lyotard cita une phrase que le père d’Albert Camus adressa un jour à son fils. « Mais un homme, c’est quelqu’un qui s’empêche ! » Il ajouta qu’elle jetait sur ses propres années d’ascèse militante, où il s’était interdit de s’intéresser à l’art, un éclairage rétrospectif.
14. La question, comment enchaîner ?, signifiait pour moi : comment dire la vérité ? Je croyais au secret, à l’imposture, au mensonge.
15. Lorsqu’il renonce au militantisme, Jean-François Lyotard quitte un groupe où l’on pense que la vérité ne transige pas. Des années plus tard, il racontera comment, abandonnant la théorie-vérité, il est devenu un artiste de la théorie-fiction.
48. Mon scénario s’ouvrait sur une lettre que la narratrice/ Hélène F. envoyait à son ancien amant/Pierre Z. pour lui annoncer qu’elle mettait fin à leur « communauté de travail et d’amour ». La lettre dénonçait les causes auxquelles il était devenu difficile de croire et les mensonges sans lesquels ces causes n’auraient jamais suscité l’adhésion. Dans l’esprit d’Hélène F., deux forces livraient bataille : l’imposture, fiction secrète au coeur de son engagement politique, et la bienveillance, sentiment en l’absence duquel elle ne parvenait plus à être l’amie, la sympathisante, l’amante.
71. Durant ces mois passés à militer, je proposai un sujet de maîtrise que personne ne prit au sérieux : La conspiration chez Leibniz et Rivette. Le monde était une vaste intrigue tissée de mille fils secrets qu’à mes yeux il n’a cessé d’être.
Hugues Charybde, le 26/05/2025
Hélène Frappat - Sous Réserve - éditions Allia
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