The Brutalist de Brady Corbet : Monument, impair et manque


« Monumental » clame en chœur la critique comme un aboiement dit « dépendance, dépendance » selon Gregory Bateson. Après tout, The Brutalist fait tout pour. Tous les moyens mobilisés y appellent en effet la validation unanime du monument supposé : le format 70 mm. (inefficient puisqu'aucune salle ou presque ne peut en garantir la projection), le sujet (l'art après les camps), la star (Adrian Brody dans la suite du Pianiste), la musique (un thème de quatre notes, ronflant et ressassé), l'intermission même puisque le film dépasse les 200 minutes (avec le sentiment d'un costard plus grand que son couturier), jusqu'à la dédicace à Scott Walker, ce géant qui n'en méritait pas tant. À quoi bon d'emblée dévisser la Statue de Liberté, cul par-dessus tête, quand le déboulonnage est une opération aussi démesurément boulonnée ? Une seule ligne du Disparu de Franz Kafka est un glaive taillant en pièce de pareils effets de manche.

Proust parlait déjà d'un art-monument que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont repris pour leur compte en posant que le monument est moins une affaire de mémoire et de commémoration que de fabulation, s'offrant aux persistances d'un événement dont le monument est le composé. Il est vrai que le film légende (son architecte est de pure fiction) mais la fabulation carrèle une concaténation de motifs au service du devoir de mémoire, cette religion laïque de notre temps que lui-même vient pourtant de récuser. 

L'architecture y est dans les grandes largeurs en effet le tombeau bétonné des douleurs encore innommables de l'après-guerre et son chef-d'œuvre crypté est une crypte pour l'Amérique qui est alors invitée à devoir céder son bail de terre de rédemption à Israël.

Le monument ment (Israël n'est la rédemption des uns qu'en étant l'enfer génocidaire des autres) en servant surtout une puérile entreprise d'auto-consécration (la fin est apocalyptique avec Adrian Brody vieilli et grotesque, Ariane Labed sollicitée pour l'explication de texte, le thème musical en cerise disco sur un gâteau en béton et le « One for You, One for Me » de La Bionda dont on se souvient surtout pour le Régilait). 

Les impairs perpétrés par le film ont le gigantisme des carrières de marbre italiennes. Le monument ? Impair et manque - tout sauf un « monumanque » (Jacques Derrida).

Qu'il se dissolve et s'anéantisse comme ces colosses

On peut l'écrire encore autrement : le troisième film de Brady Corbet est colossal au sens où l'entendait Émile Benveniste quand, étudiant les lois religieuses de Cyrène, il relevait que les colosses, ces statuettes funéraires de cire jetées au feu pour rappeler aux colons leurs obligations, sont des substituts rituels, des doubles érigés au nom des absents. Le film justifierait ainsi son recours au grand-angulaire, aussi maladif que chez Yorgos Lanthimos et Pablo Larrain, sa grande séquence dans les carrières de marbre de Carrare, sa vue aérienne d'un accident de train recouvert des nuages de cendres nazis.

Aucun espace en effet n'y est donné aux absents de l'Histoire, « la souffrance toujours renouvelée des hommes, leur protestation recréée, leur lutte toujours reprise » comme l'écrivent encore Deleuze et Guattari. Tout au contraire part au comblement des trous, tout s'écrit en majuscule (l'Art et l'Histoire). Les prestations sont grimaçantes ou hurlées (un festival signé Adrian Brody), les poncifs pèsent leur pesant de quintaux (le club de jazz et l'héroïne), la forme fait rimer néoclassique avec pachydermique (on fait des courbettes à Coppola, on rivalise avec Paul Thomas Anderson). Toutes les preuves de l'authenticité corrompue par le recours hypocrite à l'IA en sont les publicités truquées.

Loin de se dédier aux absents auxquels l'art rend ses comptes, les grandes orgues du film les brutalisent en les bétonnant des meilleures intentions qui se révèlent les pires. Quand le grand art et la grande histoire convergent seulement dans le tout petit nombril d'un artiste à l'ego disproportionné, on ne peut alors que se rappeler la loi de Cyrène qui prévenait précisément de ceci : « Celui qui n'est pas fidèle à son serment et se parjure, qu'il se dissolve et s'anéantisse comme ces colosses, lui, sa race et ses biens ».

L'homme au bras dur, la brute au bras mort

S'il y a un seul sentier relativement intéressant à emprunter dans la carrière d'un film qui se pose en apothéose de celle de son jeune auteur, c'est celui qui passe par le trou du sexe puisqu'il est celui par où tout le film s'abolit. Le poster haut en couleur d'un autre homme au bras d'or après celui d'Otto Preminger, architecte héroïnomane qui se débat avec les démons de l'époque, est mité par l'acidité d'une libido très mal jugulée.

Une scène de fellation avec une prostituée finit en astiquage de vit en plastique et déballage d'abdos et de pectoraux qui détonnent affreusement pour le rescapé des camps. Les retrouvailles avec l'aimée tardant à retrouver le héros en Pennsylvanie se soldent par une hystérie féminine mêlée de culpabilisation masculine, c'est dire le gruau. Plus tard encore, le héros sera violé par son mécène qui n'a pas besoin qu'on le lui rappelle trop pour qu'il sorte du champ sans se faire prier. Seul un film porno vintage semble affecté d'une paradoxale ingénuité qui fait tant défaut au Brutalist, lui qui après tout est à sa façon un monument de pornographie auteuriste - son tombeau en béton.

Le brutalisme définit un style architectural issu du Bauhaus, massif et minimaliste, refusant l'ornement et recourant à des matériaux bruts à l'instar du béton, et qu'ont représenté Marcel Breuer et Le Corbusier. Il existe toutefois d'autres brutalismes aussi. L'homme au bras dur a le bras mort quand son art tient massivement du bétonnage. Et si l'on sait avec Anselm Jappe que le béton est une arme de construction massive pour le capitalisme, le brutalisme conduit à la brutalisation faite au cinéma comme au spectateur, sommé de parachever la consécration de la chape qui lui écrase le front. On rappellera alors que Brady Corbet a interprété dans sa jeunesse l'un des deux anges pervers du remake US de Funny Games de Michael Haneke, autre expert en brutalisme.

Peut-on enfin avouer que, devant The Brutalist, notre ennui aura été monumental, un bâillement colossal ? On corrigerait déjà en citant Jean-Marie Straub qui disait que l'on était responsable de son ennui. C'est dire alors que nos responsabilités sont immenses face à un tel film et une démission critique qui tient de l'agenouillement cimenté (on imagine que Michel Ciment aurait adoré lui aussi mais son nom l'y aurait prédisposé).

Des nouvelles du front cinématographique

20 février 2025


Des nouvelles du front cinématographique, comme autant de prises de positions, esthétiques, politiques, désigne le site d’un agencement collectif d'énonciation dont Alexia Roux et Saad Chakali sont les noms impropres à définir sa puissance, à la fois constituante et destituante. L'Autre Quotidien collabore avec cette revue en ligne autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position.