Terre d'enfance de Niki de Saint Phalle

Face à la noirceur, une vie de jeu et un jeu de la vie tout en rayonnement solaire – superbement exploré au fil des cartes déjà distribuées ou créées au fur et à mesure.

« Moi, je m’appelle Niki de Saint Phalle, et je fais des sculptures monumentales. »
Elle est assise au fond d’une demi‐sphère orange, un fauteuil‐œuf qui engloutit son buste sanglé dans une veste blanche de karatéka, d’un coup elle se redresse, croise les bras, pose son menton sur sa main, darde un regard bleu très fardé, elle dit ça. Elle dit « moi je », elle fait claquer les syllabes, elle prononce le p de « sculpture », elle fait rimer « Saint Phalle » avec « monumental ». Elle est insolente, moqueuse et bien campée, elle a l’air de s’amuser follement, elle ne s’en laisse pas conter, avec ses airs de Madone pop elle pourrait bien rugir comme le lion de la Metro‐Goldwyn‐Mayer. Puis elle se renverse en arrière, fait pivoter le fauteuil : elle disparaît.
C’était en 1966, la bande‐annonce d’un ballet de Roland Petit, Éloge de la folie. Avec Jean Tinguely et Martial Raysse elle en a conçu les décors, et même un peu plus : elle a semé la scène de sculptures colossales, de géantes sans visage, gravides et colorées. Les danseurs s’en saisissent, délicats et ternes dans leur justaucorps noir, leurs collants gris, ils épousent leurs formes pleines, leur insufflent mouvement et vie, ils les portent en triomphe.
Quelques décennies plus tard, c’est cette trace monumentale que l’on retient de Niki de Saint Phalle : les Nanas. Les enfants les dessinent à l’école, dans les expositions, les musées où on les traîne ils les regardent complices, courent se lover, comme les danseurs de Roland Petit, contre leur ventre, leurs cuisses, leurs seins démesurés. On ne va pas s’en plaindre, peu d’artistes ont, autant que Saint Phalle, annulé la distance avec l’enfance, tant d’autres ne sont connus que par une œuvre unique. Être à ce point identifiée aux Nanas, dit‐elle dans un entretien accordé en 1991, onze ans avant sa mort, ça l’a parfois un peu agacée, mais ça n’est pas grave. Pourtant, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle disparaît dans ce monument‐là, qu’elle y est engloutie, comme la karatéka de 1966 dans sa sphère orange.
On l’identifie aux Nanas et on l’appelle Niki – sans trop savoir que Niki vient du grec nikē, qui signifie « victoire », et dont la ville de Nice tire elle aussi son nom : Nice où, très jeune, bien avant la vidéo karatéka, la rencontre avec Tinguely, l’Éloge de la folie, « Niki » a vécu, tenté de se tuer, été internée, subi des électrochocs, commencé à peindre. « Nanas », « Niki » – babil enfantin, diminutif affectueux, quoique un brin agaçant : appelle‐t‐on Picasso « Pablo », Gaudí « Antoni » ? Mais Saint Phalle est une femme, alors on s’autorise à la désigner par son prénom, comme on le fait pour les mannequins, les actrices, les autrices. À quoi s’ajoute qu’elle est belle, d’une beauté canonique et irréfutable, ça saute aux yeux, autant le dire d’emblée. Avant Nice, avant les électrochocs et les premières gouaches, quand elle n’était encore qu’une jeune patricienne promise à un avenir américain, luxueux, et mortifère, elle a d’ailleurs été mannequin. Elle a appris à jouer de sa beauté, à prendre la pose, elle sait donner du regard.

J’étais fort curieux de découvrir comment Gwenaëlle Aubry, après les magnifiques échappées romanesques de « Partages » (2012), « Perséphone 2014 » (2016) et « La Folie Elisa » (2018), allait inventer à nouveau une forme distinctive pour revenir presque quinze ans après sur le terrain de la biographie, terrain qu’avait parcouru si fort – au prix d’une douleur intime savamment maîtrisée – son « Personne » de 2009. Publié en 2021 chez Stock, « Saint Phalle – Monter en enfance » ne déçoit pas : pour rendre compte d’une vie complexe, aussi sombre que solaire et ne dédaignant jamais la possibilité d’un paradoxe, elle a su aller chercher dans les cartes à jouer, à penser et à rêver du Jardin des Tarots, en Toscane, œuvre d’une vie ou presque pour la grande plasticienne, de quoi inventer une approche spécifique, déjouant les pièges du récit linéaire sans se risquer à concurrencer l’exceptionnelle mosaïque construite un an plus tôt par Caroline Deyns dans son « Trencadis ».

Elle s’appelle Saint Phalle, et à l’âge de onze ans elle a été violée par son père. On pourrait commencer par là, tout reprendre à zéro. Elle est née le 29 octobre 1930, Catherine Marie‐Agnès Fal de Saint Phalle, et un jour de l’été 1942, son père, André Marie Fal de Saint Phalle, a « mis son sexe dans [sa] bouche ». C’est ainsi qu’elle le raconte dans Mon secret, l’un des trois courts récits qui composent son autobiographie, et qui prend la forme d’une lettre adressée à sa fille, Laura : « Chère Laura, l’été des serpents fut celui où mon père, ce banquier, cet aristocrate, avait mis son sexe dans ma bouche. » Elle dit tout et sans détour, cash, mais ces phrases nues tracées de sa main, et que le livre reproduit à l’identique, avec leurs américanismes, leur syntaxe et leur orthographe anarchiques, sont habillées par le dessin. Les mots lourds, les mots écrasants, « Peur », « Mort » ou « Viol », « Père », « Dieu » ou « Daddy », elle les enlumine, tel un moine médiéval, les orne de hachures, de traits sinueux et d’étranges pétales, elle en comble les vides, elle les fait serpenter. Elle signe « Niki », le prénom vif et clair que sa mère a substitué à celui, sage et blanc, d’Agnès, lequel fut choisi par son père en souvenir de l’une de ses maîtresses.
Elle s’appelle Niki de Saint Phalle, ces syllabes qu’elle fait claquer portent la victoire, le saccage et le sacre, sa vie entière elle jouera les cartes distribuées par ce nom, elle traquera la main triomphale.
Le saccage, c’est sous ce signe qu’elle a débuté, le saccage et la profanation. Avant les sculptures monumentales et les Nanas, elle a piégé dans des tableaux un arsenal de tueuse et de ménagère, poêle à frire et lame de rasoir, débris de vaisselle et pistolet, parfois aussi des jouets en plastique ou une dame de pique ; moulée dans une combinaison blanche, elle a, en pleine guerre d’Algérie, tiré à la carabine sur d’autres assemblages recouverts d’une couche de plâtre, fait exploser au .22 long rifle les poches de couleur enfouies sous cette surface immaculée. Elle a entendu le mot d’ordre dada : « Que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir. Balayer, nettoyer. » Sur des autels, autour d’un nu antique, elle a cloué des crucifix, une chouette taxidermisée, des nonnes en cornette, des moines en prière, puis, toujours à la carabine, les a ensanglantés de peinture noire ; elle a accouplé Kennedy et Khrouchtchev en un monstre phallique et bicéphale ceinturé de soldats de plomb, elle a sculpté des mariées blêmes et des parturientes au ventre de charognes, grouillantes de baigneurs démembrés ; les Nanas sont venues, leur plénitude aveugle, sphérique et bariolée (et à leur tête la Hon, « la plus grande putain du monde », construite, puis méticuleusement détruite, de concert avec Tinguely), mais aussi le ballet, le théâtre et les films – parmi lesquels Daddy, le très violent et sacrilège, le très dada Daddy – et, en fin de cortège, les Skinnies vagabonds et filiformes, modelés de vide et d’air. On peut être un grand artiste et peindre toujours le même tableau, écrire le même livre, faire varier à l’infini une même forme : elle n’a cessé de rebattre et de réinventer les cartes. Glissant dans les salles des musées, les rétrospectives, on est pris dans cette frénésie de métamorphose: « Liberté, écrit Tzara, hurlement des couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : LA VIE. »

Pour appréhender dans sa pleine profondeur de champ une vie aussi oscillante, aussi fureteuse et aussi potentiellement déroutante dans toute sa liberté que celle de Niki de Saint-Phalle, Gwenaëlle Aubry s’est penchée sur le jeu – jeu pratiqué et jeu rêvé, mais aussi jeu créant du jour dans l’épaisseur barricadée de la nuit. Si les cartes de tarot proposaient bien pour cela une forme secrète – et en tout état de cause, à tenter – de fil conducteur, elles étaient aussi, sans aucun doute, une bien tentante invitation à la cryptographie et au décodage, à la divination structurelle capable de donner tout son sens à une vie d’élans et de contrastes. Trouver au bout de ces sentiers ayant maintes fois bifurqué, et malgré la présence potentiellement accablante des traumatismes originels, l’enfant qui joue plutôt que le chameau qui supporte : conduisant avec opiniâtreté – mais sans jamais négliger la beauté qui rayonne souvent comme à l’improviste, son programme d’exploration et de remontée aux sources (forcément multiples, voire travaillées de résurgences secrètes), Gwenaëlle Aubry nous offre un fabuleux voyage esthétique et paradoxalement politique, parfaitement complémentaire de celui, sus-mentionné, entrepris aux côtés de Caroline Deyns, dans les engageants méandres d’une œuvre et d’une personne aussi célèbres que toujours à découvrir.

Comme de la chambre, comme des musées, elle est sortie du monde. «Il faudrait, écrit Heinrich von Kleist, faire le tour du monde pour voir s’il ne s’y trouverait pas, quelque part derrière, une autre ouverture. » Cette ouverture, elle l’a percée. C’est en Toscane, dans la Maremma : enfoui sous les chênes, les oliviers et les cyprès, épousant la pente d’une colline qui dévale doucement vers la mer, un jardin où reposent, placides, barbares et miroitantes, des figures nommées d’après les arcanes majeurs du tarot : La Force et Le Magicien, La Papesse et Le Fou, L’Empereur et Le Pendu, Le Monde et La Mort, La Justice, L’Impératrice, La Lune, d’autres encore – tous sont là. Leurs flancs pleins, sertis de céramiques et d’éclats de miroirs, leurs lignes frêles de Skinnies, abritent, outre ce jeu du hasard et du destin, des mythes anciens et des rituels naïfs, des gestes de conjuration et des peurs archaïques. À croire que le Jardin des Tarots a toujours existé, que Saint Phalle l’a, non pas créé, mais découvert, caché derrière une porte secrète du monde, enfoui dans un pli du réel.
Ce jardin, elle l’appelle son « destin ». Elle en a eu la révélation très jeune, en 1955, alors qu’elle arpentait l’Espagne avec son premier mari, l’écrivain Harry Mathews. Un jour, elle est entrée dans le Park Güell, construit par Gaudí sur les hauteurs de Barcelone, et elle a su d’évi‐ dence qu’elle devait faire ça : édifier à son tour un « jardin de joie », un « jardin des Dieux ». Ce fut, dit Bloum Cardenas, sa petite‐fille, « son jour Eurêka ». Saint Phalle a fait le tour du monde, détruit, construit, et des années après, en 1978, est venu le temps du Jardin. Pendant près de vingt ans, elle a travaillé à faire surgir des ondulations de la colline ce que Baudelaire nomme le beau bizarre. Modeler des maquettes de terre agrandies ensuite à l’échelle par Tinguely et son « œil médiéval », tresser d’arachnéennes armatures de fer, pulvériser du béton, mouler et cuire des céramiques, tailler et agencer des fragments de miroirs – mais aussi détourner les sources, apprivoiser les pierres, les épineux, le maquis de genêts et de genévriers, les troncs courbes des chênes et des oliviers : travail de pharaonne et de sorcière. Une équipe s’est peu à peu constituée : amis et collaborateurs de toujours, prince et princesse de Grèce, céramistes, maçons et jardiniers, postier et cuisinière, Tinguely, bien sûr, qui détestait le mot « artiste », préférait se dire « poète », au sens ancien, « celui qui fait », c’est tout, ou encore « bricoleur superlouche ». Des bricoleurs superlouches, donc, une tribu de princes‐ouvriers et de poètes‐artisans, dont les noms, mêlés à ceux de dieux antiques, sont gravés en caractères grecs sur les allées du Jardin.

Hugues Charybde, le 10/04/2024
Gwenaëlle Aubry - Saint Pahlle, monter en enfance - éditions Livre de Poche

l’acheter chez Charybde ici