Les Oiseaux du temps défont les préjugés, mais pas que

Un court roman épistolaire d’une rare brillance, mêlant intimement guerre à travers le temps, sentiments improbables et poésie politique. « Les oiseaux du temps » s’inscrit dans la précieuse zone des chefs-d’œuvre (ici, très paradoxalement) intemporels. Un peu comme la rencontre pas si fortuite d’Ernst Jünger et de Donna Haraway, de Gérard Chaliand et de René Char, sur une table de dissection des sentiments abandonnée aux courants de l’Histoire.

Quand Rouge gagne, il ne reste qu’elle.
Le sang nappe ses cheveux. Elle exhale de la vapeur dans la dernière nuit de ce monde mourant.
C’était amusant, songe-t-elle, mais cette pensée la gêne aux entournures. C’était propre, au moins. Remonter les fils du temps vers le passé pour s’assurer que personne ne survivrait à cette bataille et ne contrarierait les futurs prévus par son Agence – des futurs dans lesquels l’Agence règne, dans lesquels Rouge elle-même est possible. Elle est venue nouer ce brin d’histoire et le brûler jusqu’à ce qu’il fonde.
Elle tient un cadavre qui a été un homme, les mains gantées par ses entrailles, les doigts serrés sur l’alliage métallique de son épine dorsale. Elle lâche prise et l’exosquelette cliquette contre la pierre. Une technologie grossière. Antique. Bronze contre uranium appauvri. Il n’avait aucune chance. C’est la finalité de Rouge.
Après une mission plane un silence grandiose, définitif. Ses armes et son armure se replient en elle comme des roses au crépuscule. Une fois que les pans de pseudopeau ont repris leur place et guéri, que la matière programmable de ses vêtements s’est retissée, Rouge ressemble, de nouveau, vaguement à une femme.
Elle arpente le champ de bataille, cherchant, vérifiant.
Elle a gagné, oui, elle a gagné. Elle est certaine d’avoir gagné. N’est-ce pas ?
Les deux armées gisent, mortes. Deux grands empires ont fait naufrage ici, chacun perçant de son écueil la coque adverse. C’est pour ça qu’elle est là. D’autres s’élèveront sur leurs cendres, plus adaptés aux desseins de son Agence. Et pourtant.
Il y avait quelqu’un d’autre sur le terrain – pas un rampant, comme ces cadavres embourbés dans le temps qui jonchent son chemin, mais un véritable adversaire. Quelqu’un de l’autre camp.
Peu d’agents tels que Rouge auraient senti cette présence contraire, mais elle est patiente, solitaire, prudente. Elle a préparé cet affrontement. Elle l’a visualisé, en amont comme en aval. Quand les vaisseaux n’étaient pas à l’endroit prévu, quand les capsules de sauvetage n’ont pas été éjectées au moment prévu, quand certaines fusillades se sont produites avec trente secondes de retard, elle l’a remarqué.
Deux fois, c’est une coïncidence. Trois fois, c’est l’œuvre de l’ennemi.
Mais pourquoi ? Rouge a atteint son objectif ici, se dit-elle. Toutefois, les guerres regorgent de causes et d’effets, de calculs et d’étranges attirances, a fortiori les guerres dans le temps. Une vie épargnée peut compter davantage pour l’autre camp que tout le sang qu’a fait couler Rouge aujourd’hui. Une fugitive devient reine, scientifique ou pire, poète. Ou son enfant le devient, ou un contrebandier avec qui elle échange son blouson dans un spatioport lointain. Et tout ce sang pour rien.
Tuer devient plus facile avec le temps, en matière de technique, de mécanique. Mais pour Rouge, avoir tué, non. Les autres agents ne vivent pas les choses de la même manière – ou s’en cachent mieux.

Deux guerrières de camps opposés, deux combattantes que tout sépare ou devrait séparer : soldates des forces spéciales de leurs puissances respectives, elles participent de près à une vaste manipulation souvent sanglante qui se joue non pas à travers l’espace, mais à travers le temps : s’assurer, quel qu’en soit le coût humain « local », que l’Histoire suivra les bons rails, ceux qui garantissent le mode de vie futur de leurs factions à chacune. Soldates de l’extrême, capables de faire la différence à tout moment du passé, en aiguillant, en tordant, en prévenant ou en intervenant très directement et aussi discrètement que possible, néanmoins, Rouge et Bleu devraient se détester, et très mal réagir lorsqu’elles sont amenées à se croiser sur le terrain. Et c’est comme une sorte de teasing sophistiqué, de jeu avec les nerfs de l’autre, que commence l’impensable : l’entretien d’une correspondance entre elles, hautement rusée et parfois quelque peu machiavélique. À travers ces échanges d’abord dignes d’un jeu cruel, où les provocations rivalisent avec les tours de passe-passe et les tortures psychologiques à distance, quelque chose de radicalement différent et improbable se développe pourtant : quelque chose comme le début d’une sororité, voire d’une amitié, voire davantage, et en tout cas le début d’un questionnement réciproque dans lequel le « Pourquoi nous combattons ? » devient à la fois cible et enjeu.

Ma si insidieuse Bleu,
Comment commence-t-on ce genre de choses ? Cela fait bien longtemps que je n’ai pas engagé une conversation. Nous ne sommes pas aussi isolés que toi, pas autant enfermés dans nos propres têtes. Nous pensons publiquement. Nos notions s’informent, se corrigent, s’étendent, évoluent. Et c’est pour cela que nous gagnons.
Même durant les entraînements, les autres cadets et moi nous connaissons comme l’on connaît un rêve que l’on a fait enfant. J’ai salué des camarades que je pensais n’avoir jamais rencontrés, pour découvrir que nos chemins s’étaient croisés dans un coin étrange du cloud, avant que nous n’ayons fait connaissance.
Du coup, je ne suis pas trop douée pour la correspondance. Cependant, j’ai scanné assez de livres et indexé suffisamment d’exemples pour m’essayer à l’exercice.
La plupart des lettres commencent par une adresse au lecteur. Cela étant déjà fait, je peux passer au sujet qui nous intéresse : je suis désolée que tu n’aies pas pu rencontrer le bon médecin. Elle est importante. Plus précisément, la fille de sa sœur le deviendra si elle leur rend visite cet après-midi et qu’elles discutent des motifs récurrents dans le chant des oiseaux – ce qui aura été fait quand tu liras ces lignes. Les ruses que j’ai utilisées pour qu’elle échappe à ton emprise ? Une panne de moteur, un beau jour de printemps, une suite de logiciels trop efficaces et trop bon marché pour être honnêtes, que son hôpital a achetés il y a deux ans et qui permettent au bon docteur de travailler depuis chez elle. Ainsi, nous tressons le Brin 6 et le Brin 9, et notre glorieux futur de cristal brille si fort que je vais avoir besoin de lunettes de soleil, comme dit le prophète.
En repensant à notre dernière rencontre, j’ai préféré m’assurer que tu ne pourrais subvertir un autre rampant, d’où l’alerte à la bombe. Un procédé grossier mais efficace.
J’apprécie ta subtilité. Toutes les batailles ne sont pas grandioses, toutes les armes ne sont pas féroces. Même nous, qui combattons à travers le temps, oublions la valeur d’un mot prononcé au bon moment, d’un bruit dans le bon moteur, d’un clou dans le bon sabot… Il est si facile de détruire une planète que l’on peut négliger la valeur d’un murmure susurré à la neige.
S’adresser au lecteur : c’est fait. Parler de nos affaires communes : fait aussi, ou presque.
Je t’imagine en train de rire en lisant cette lettre, incrédule. Je t’ai vue rire, je crois, dans les rangs de l’Armée toujours victorieuse, tandis que tes marionnettes incendiaient le Palais d’été et que je récupérais ce que je pouvais des merveilleux mécanismes d’horlogerie de l’Empereur. Tu marchais, hautaine et farouche dans les couloirs, pourchassant un agent sans savoir qu’il s’agissait de moi.
Alors j’imagine le feu qui miroite sur tes dents. Tu penses t’être introduite en moi – avoir semé des graines ou des spores dans mon cerveau, quelle que soit ta métaphore végétale préférée. Mais ceci est ma réponse à ta lettre. Nous avons désormais entamé une correspondance. Et si tes supérieurs la découvrent, elle déclenchera une série de questions que tu jugeras, je pense, inopportunes.
Qui infecte qui ? De mon temps, nous savons qu’il n’y a jamais deux chevaux sans Troie. Répondras-tu, instaurant une complicité, poursuivant nos traces écrites autodestructrices, juste pour avoir le dernier mot ? Prendras-tu tes distances, laissant ma note dérouler ses mathématiques fractales à l’intérieur de toi ?
Je me demande ce qui me plairait le plus.
Enfin : conclure.
C’était amusant.
Mes hommages aux vastes membres de pierre sans tronc,
Rouge

Court roman épistolaire, triplement consacré par les prestigieux prix Hugo, Nebula et Locus à sa publication en 2019, « Les oiseaux du temps » (on pourra préférer l’étrange saveur descriptive du titre original : « This Is How You Lose the Time War ») – traduit en 2021 par Julien Bétan pour les éditions – est la première collaboration de la Canadienne Amal El-Mohtar et de l’Américain Max Gladstone.

Pouvant d’abord apparaître comme une sorte de relecture malicieuse du « Grand jeu du temps », le roman qui valut au grand Fritz Leiber son premier prix Hugo en 1958, roman dans lequel les Araignées et les Serpents se livraient en effet une guerre sans merci à travers les âges en modifiant sans cesse à leur profit ultime les paramètres de l’Histoire (et roman qui fut toujours, de façon quelque peu inexplicable, largement négligé en France malgré quelques tentatives éditoriales en 1964 et en 1978), « Les oiseaux du temps » intègre toutefois immédiatement une forme rare d’esthétique politique que l’on trouve plutôt habituellement du côté de Iain M. Banks (avec ses agentes ou agents des Circonstances Spéciales établis sous couverture profonde au sein de civilisations moins avancées – on songe ainsi à « Inversions » en 1998 ou à « Trames » en 2008), voire de Doris Lessing (et des manipulations au long cours conduites par les grandes puissances stellaires dans son monumental « Canopus dans Argo : Archives » de 1979-1983) – et l’aspect très directement exo-militaire résonne joliment avec la création de Laurent Genefort dans son « Opexx » de 2022.

C’est pourtant l’écriture elle-même qui vient distinguer cette longue nouvelle (ou court roman) en mêlant étroitement et avec un art imparable les registres de l’intrigue maligne, du billard à beaucoup de bandes, de la guerre et de la poésie la plus authentique : avec elle, « Les oiseaux du temps » s’inscrit dans la précieuse zone des chefs-d’œuvre (ici, très paradoxalement) intemporels. Un peu comme la rencontre pas si fortuite d’Ernst Jünger et de Donna Haraway, de Gérard Chaliand et de René Char, sur une table de dissection des sentiments abandonnée aux courants de l’Histoire.

Ma chère Rouge, aux crocs ensanglantés,
Tu avais raison : j’ai ri. Ta lettre était fort bienvenue. J’ai appris beaucoup de choses. Tu imaginais le feu luisant sur mes dents ; connaissant l’attention extrême que tu portes aux détails, je me suis dit qu’il fallait pimenter un peu les choses.
Je devrais peut-être commencer par des excuses. Ceci n’est pas, je le crains, le présage que tu attendais ; pendant que tu écoutes mes paroles, tu devrais réfléchir sur à qui appartenaient ces os évidés et percés constituant ma lettre. Ca pauvre pèlerin qui aurait pu exister ! Pourquoi laisser des traces écrites autodestructrices, quand on peut se livrer à une session de gravure tout en détruisant une ressources ennemie, et laisser le vent venir chatouiller l’ivoire ?
Ne t’inquiète pas : il a eu une belle vie. Peut-être pas celle que tu aurais voulu qu’il mène : malheureux mais utile à la postérité, accueillant les plus faibles, criblant les cartes perforées de l’avenir, une nouvelle vie après l’autre. Au lieu de construire un ermitage, il est tombé amoureux ! Il a composé de magnifiques morceaux de musique avec ses amis, a beaucoup voyagé, a tiré des larmes à une impératrice, a fait fondre son cœur, a fait passer l’Histoire d’un sillon à un autre. Si je ne m’abuse, le Brin 22 croise le Brin 56 et, quelque part en aval, un bouton a fleuri, gonflé de promesses.
Je suis flattée de ton attention soutenue. Sois sûre que je t’ai observée longuement, intensément, pendant que tu assemblais mon petit projet artistique. T’immobiliseras-tu ou te détourneras-tu vivement quand tu te rendras compte que je t’observe ? Me verras-tu ? Dans le cas contraire, imagine que je te fais signe ; je serai alors trop loin pour que tu puisses distinguer ma bouche.
Je plaisante. Quand les vents tourneront, je serai partie depuis longtemps. Tu as quand même regardé, non ?
Je t’imagine aussi en train de rire.
Dans l’attente de ta réponse,
Bleu

Hugues Charybde, le 17/04/2024
Amal El-Mohtar, Max Gladstone - Les Oiseaux du temps - éditions Livre de poche

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