D'un jour à l'autre, feuilleton du monde (4)

Dire qu'on en sait trop pour son propre bien est une pensée qui nous effleure souvent. L'actualité nous tombe dessus. Et comme elle a souvent la douceur d'un pilier de rugby, bonjour les dégâts ! La diffusion moderne de l'information condamne les média chauds à occuper le temps d'antenne en bavardant sur ce dont ils ne savent rien de plus que tout le monde, et les derniers média froids - les quotidiens imprimés - à répéter ce que nous savons tous déjà depuis la veille. Ce feuilleton d'actualité essaie de trouver d'autres distances face à l'actualité. 

photo Greg Constantine


BIRMANIE : ROHYNGIA MAUDITS

Cette vidéo qui circule depuis quelques jours est la première preuve admise par le gouvernement birman d'une répression féroce qui a fait des Rohyngia, les musulmans du nord du pays, des sous-citoyens sans droit et des serfs du système, que l'on oblige depuis 2009 à construire eux-mêmes la barrière qui doit les empêcher de s'enfuir au Bangladesh voisin, pays musulman qui ne veut d'ailleurs pas d'eux (voir la galerie de photos et ses légendes). Damnés s'ils restent en Birmanie, qui les rejette et les voit comme une tache à effacer dans un pays bouddhiste, damnés s'ils arrivent à passer au Bangladesh, qui les parque dans des camps lamentables, et entend bien les renvoyer un jour dans le-pays-d'où-ils-viennent, selon la phrase consacrée du Sud au Nord, d'Est en Ouest, apatrides partout, les Rohyngia, quand ils ne finissent pas esclaves - littéralement - en Thaïlande, où certains réussissent à parvenir par la mer (voir la vidéo sur l'enquête du Guardian ci-dessous), continuent à vivre sans aucune autre perspective que celle de la misère et de l'humiliation entre les mains de deux polices et milices de deux pays rivaux dont aucun ne veut d'eux. Qui les défend ? Les voix de ceux qui évoquent leur sort ne sont entendues par personne. Chacun espérait qu'Aung San Suu Kyi, aujourd'hui ministre des affaires étrangères et porte-parole du gouvernement birman, agirait en faveur de ces humiliés et persécutés, ce qui est le minimum qu'on est en droit d'attendre de quelqu'un qui a reçu le prix Nobel de la paix, et le soutien sans faille pendant des décennies des partisans des droits de l'homme, mais elle n'a rien fait. Pire, elle refuse de prononcer le nom de Rohyngia, celui par lequel cette minorité se désigne-elle même, pour continuer à les désigner sous le terme de "bengalis", selon l'usage des précédents gouvernements militaires, qui leur dénie la nationalité birmane et fait d'eux des étrangers qui n'ont pas leur place dans le pays. Et des moines bouddhistes (cela dit pour ceux qui croient qu'une foi serait meilleure en soi ou plus douce et compassionnelle qu'une autre) sont à la tête de la campagne contre les Rohingya et participent en personne à ce qu'on peut appeler des pogroms. Voici donc le monde tel qu'il est. 


LA MORALE CONDAMNÉE PAR LA RÉPUBLIQUE ?

Nous avions le délit de sale gueule. Nous avons maintenant le délit de bonne gueule. Se montrer solidaire avec les migrants sans papier est passible de prison. Il convient donc pour les Français qui souhaitent échapper aux poursuites pénales de fermer les yeux, les oreilles et la bouche devant le sort des réfugiés à la rue, et, surtout, de ne rien faire. Heureusement, certains ne s'y résignent pas. Ne détournent pas le regard et font quelque chose pour aider. Ils ne le savaient pas, en se comportant en gens généreux, qui ne comptent pas leurs efforts, ne recherchent certainement pas les compliments (il suffit de voir combien les sondages leur sont défavorables), mais ils se retrouvent du coup hors la loi. Poursuivis, attrapés, dénoncés, menacés, jugés, condamnés. Ce que la morale condamne, l'indifférence aux souffrances, est donc la loi. Ce que la morale commande, la solidarité envers ceux qui souffrent, se doit de rester verbale. Les larmes de crocodile ne sont pas punissables par la loi. Elles sont même recommandées à ceux qui recherchent les voix des électeurs qui, certainement la mort dans l'âme, sont au regret de dire aux réfugiés syriens qu'ils feraient mieux de rester chez eux - ici, on affiche complet, la porte est close, charité bien ordonnée commence par soi-même etc. C'est bien laid tout ça. Et, comme si cela ne suffisait pas, comme ils se sentent morveux, ils n'arrêtent pas de dire : "Et qu'on ne vienne pas nous donner des leçons de morale ! Nous sommes blancs comme neige !" - et, pour certains, c'est peut-être un peu le problème, en effet.

Il nous semble pourtant que dans une Europe en pleine faillite morale, plus encore qu'économique, qui ne sait que multiplier les pauvres, en leur crachant en plus dessus, et pour exemple de réussite dans la vie ne sait que désigner des millionnaires, nous avons par-dessus tout besoin de parler d'éthique, d'exemples d'autres accomplissements que celui de se gaver d'argent, d'arrêter de faire de l'entreprise l'alpha et l'omega de la "vie réelle", cet élément de langage de l'idéologie libérale avec lequel on nous saoule tous les jours, pour sortir de ce sombre abrutissement qui accompagne la chute de la France dans l'abîme.

Or, ce que nous voyons, depuis la répression féroce contre les opposants à la loi Travail, contre les syndicalistes en général, contre les zadistes, contre les lanceurs d'alerte, aujourd'hui contre ceux qui aident les migrants et les réfugiés, c'est que ce sont les meilleurs d'entre nous qui sont punis. Les plus conscients. Les plus dévoués. Les plus actifs. Ceux qui refusent de faire les aveugles, les sourds et les muets devant le mauvais sort qui nous est réservé. Il nous semble pourtant que la devise de la République, ce sont trois mots : "Liberté, égalité, fraternité", pas trois petits singes.

Nous soutenons donc sans hésitation aucune toutes celles et tous ceux qui ont choisi de mettre la fraternité en oeuvre au risque d'en être punis. Et il nous semble que cela devrait aller de soi.

L'Autre Quotidien