L’effondrement, nouveau récit social. Par André Gunthert

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2019 aura été l’année de la vulgarisation du récit de l’effondrement, qui est passé du stade de thèse groupusculaire à celui de récit social. Après plusieurs dossiers parus l’été dernier dans Science & Vie, Libération ou Le Monde, sans oublier la vidéo très partagée de l’ancien ministre Yves Cochet, donnant une illustration concrète du survivalisme, le mois de novembre a vu la diffusion du premier épisode d’une mini-série éponyme sur Canal +. L’Obs lui consacre cette semaine sa première couverture. Enfin, un sondage, publié à l’occasion de l’ouverture de la COP25 à Madrid, suggère que plus de la moitié des Français redoutent un effondrement de notre civilisation.

Cette dernière indication confirme qu’un récit social se déploie dans la mesure où les producteurs culturels constatent l’existence d’un public intéressé. Constitué par accumulation, rediffusion et multiplication de motifs autour d’une trame narrative commune, un récit social à succès prend rapidement la densité d’une rationalité autonome. Peu connu en dehors de cercles spécialisés il y a encore trois ou quatre ans, l’effondrement est en train de s’imposer comme un nouveau stéréotype du paysage intellectuel. Comme le recours à l’illustration, le passage à la fiction est une manifestation de la reconnaissance du récit comme production culturelle.

Comment a-t-on pu passer en moins de vingt ans des promesses d’avenir de l’an 2000 à une perspective de fin du monde? Certes, le succès du motif tient en partie à sa polysémie. Pour certains, agiter la menace de la catastrophe est le meilleur moyen d’accélérer la prise de conscience et l’acceptation de choix douloureux. D’autres ne croient déjà plus à la résilience de la société confrontée à des crises trop nombreuses, et perçoivent dès à présent les signes d’un effondrement en cours. On rencontre également de nombreuses critiques du récit catastrophiste, assimilé par ses adversaires à un nouveau millénarisme.

Cette critique, qui participe à sa manière à la mise en place de la nouvelle mythologie, a des allures de panique morale. Qu’elle soit brandie comme une menace ou perçue comme un horizon, le pessimisme foncier que traduit la vision effondriste contredit le modèle progressiste qui a fourni l’armature de la perception de l’histoire depuis plus de deux siècles. Mais c’est bien ce modèle qui est en crise. Face à l’urgence climatique et aux appels de plus en plus pressants de la communauté scientifique, le constat s’impose d’une société qui peine à répondre autrement que par des faux-semblants. Comme pour Venise, qui subit chaque année des inondations plus sévères, le sentiment est que la civilisation industrielle n’oppose que de vagues protestations ou des systèmes de protection illusoires – trop peu, trop tard.

Le facteur-clé de la diffusion de la doctrine paraît inversement proportionnel au degré de confiance dans l’action politique. Alors que les Américains semblent plus sensibles aux perspectives du Green New Deal, il n’est pas anodin que ce soit la France d’Emmanuel Macron qui se montre la plus réceptive à la thèse de la catastrophe. L’effondrement est la signature de l’écart entre les politiques productivistes et un objectif de sobriété qui paraît hors d’atteinte.

La thèse de l’effondrement apparaît dans le cadre des travaux du club de Rome sur les limites de la croissance, publiés en 1972, sous la forme d’une prédiction paradoxale (1). Coup de force performatif, l’annonce d’une fin de l’abondance est censée provoquer une prise de conscience et une réponse sociale de grande ampleur. Mais ces prévisions se heurtent à la critique des économistes néolibéraux et sont réfutées comme l’expression d’un «catastrophisme écologique».

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La crise climatique, vulgarisée au début des années 2000 (2), relance le débat sur la fragilité des sociétés développées. L’essai du géographe Jared Diamond, Effondrement, paru en 2005, propose une synthèse brillante et controversée sur le déclin de sociétés confrontées à des évolutions environnementales imprévisibles (3). En 2015, Pablo Servigne et Raphaël Stevens publient Comment tout peut s’effondrer, qui prolonge les travaux du club de Rome en leur associant le constat de l’effondrement des écosystèmes (4). En phase avec l’expérience du dérèglement climatique, la nouveauté radicale de ces propositions est la description de seuils naturels que la puissance technologique n’est pas capable de surmonter.

Issue d’une culture de l’ingénieur, appuyée sur les sciences physiques et l’exercice de la projection statistique, l’idée d’un effondrement systémique présente notamment le défaut de faire l’économie de toute réflexion sociale et politique. Il existe pourtant des perspectives encore plus sombres que la déréliction d’une société laissée à l’abandon, sur le modèle de Ravage de Barjavel (1943). Selon l’anthropologue Alain Bertho, les effets de la crise du néolibéralisme sont déjà observables, sous la forme de l’installation de dirigeants qui font peu de cas des mécanismes démocratiques et de la montée d’une réponse autoritaire et répressive, comme le traitement essentiellement policier du conflit des Gilets jaunes (5).

En un très court espace de temps, notre vision du futur s’est profondément altérée. La peur de l’effondrement est celle de l’échec de la civilisation productiviste. Malgré l’abondance des fictions apocalyptiques, et à l’instar des premières illustrations du réchauffement climatique, on peut noter que les rares images qui tentent de donner corps au retour au premier plan de la catastrophe en présentent une vision sagement allégorique, très en-deça de la panique que suscite cette perspective. La couverture de L’Obs, qui choisit un dessin de Chris Morin-Eitner, dans une série qui végétalise les grandes capitales, confirme cette volonté d’édulcorer le récit effondriste, comme si son nouveau statut d’hypothèse réaliste invitait à la prudence.

  1. Dennis Meadows, Donella Meadows, Jorgen Randers, Les Limites à la croissance (dans un monde fini), 2e éd., 2004, trad. de l’anglais par A. El Kaïm, éd. Rue de l’Echiquier, 2017. []

  2. Al Gore, Une vérité qui dérange, 2006. []

  3. Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006. []

  4. Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015. []

  5. Alain Bertho, «L’effondrement a commencé. Il est politique», Terrestres, n° 9, 22 novembre 2019. []