Alexeï Navalny, le défi à la peur. Par André Markowicz

Le 18 janvier à l'aube, quand j’ai écrit ma dernière chronique, on ne savait pas ce qu’il en était d'Alexéï Navalny. On peut dire que les événements se sont précipités et que, depuis, on sait. —

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Et donc, pour Navalny lui-même, il a été conduit dans un commissariat de la ville la plus proche de l’aéroport, Khimki, et, là, il a été... jugé. Oui, c’est le juge (la juge, en l’occurrence) qui s’est déplacé, ce qui est une pratique que tout le monde, commentateurs officiels compris, ont qualifié d’inouïe. Comme d’habitude, l’excuse officielle a été le Covid : le transport de Navalny, arrivant de l’étranger, aurait mis en danger ses gardes... Bon, les quelques cadres que l’ont voit de ce « procès » montrent que les gens ne respectent évidemment pas les distances, même si les masques leur permettent d’être encore plus anonymes, et, de toute façon, quittant l'Allemagne en avion, Navalny a dû être testé négatif. Mais la raison était, je dirais, volontairement stupide, elle sonnait comme un défi. La juge Morozova a décidé de maintenir Navalny en détention pour 30 jours, avant d’autres procès. Ça, c’était le premier signe envoyé par Poutine. Il y en avait un deuxième, beaucoup plus terrible, et qui serait passé inaperçu sans la vigilance des commentateurs de Mémorial, organisation qui s’occupe des droits de l’homme et de la mémoire des répressions staliniennes (organisation aujourd’hui qualifiée d’ « agent de l’étranger » par le régime russe). Et donc, Mémorial a remarqué que Navalny était jugé devant un panneau où l’on voyait une photo de Iagoda, chef du NKVD de 1934 à 1936, — l’un des pires assassins de l’histoire de l'URSS (lui-même assassiné par la suite, par Iéjov, son successeur). Qu’un panneau représentant Iagoda soit affiché dans un commissariat, ça, c’était un autre signe, — comprenne qui sait : nous sommes prêts à revenir aux années 30.

Et puis, dans la soirée du lendemain, il y a eu un long reportage sur la chaîne Russie 24, chaîne officielle du pouvoir. Et là, Navalny était représenté comme, d’une part un agent étranger (américain, allemand, anglais et... « peut-être » hollandais — ne me demandez pas pourquoi hollandais), n’agissant que sur ordre des services secrets de l’Occident, et, en même temps, comme un escroc, qui allait être jugé pour toute une série d’autres crimes que celui de ne pas s’être soumis au contrôle judiciaire suite à son sursis pour l’affaire Yves Rocher. — Toutes les accusations liées aux perquisitions régulières que subissent les bureaux de Navalny sont aujourd’hui ressorties, et la dernière est qu’il a escroqué ses propres donateurs, et qu’il a utilisé l’argent des dons de ses supporters à son propre profit. Les chiffres sont aberrants, les accusations stupides, mais, comme d’habitude, la question n’est pas que la chose soit crédible. La question est qu’elle existe en tant qu’accusation absurde, à laquelle, d’une façon ou d’une autre, on est forcé de répondre. — Cela signifie simplement que Poutine se prépare à enfermer Navalny non pas jusqu’à fin février, mais pur des années et des années, et que chaque procès (qui ne vont pas manquer d’arriver) ajoutera encore des années. Et ça veut dire aussi que tous ses partisans risquent la même chose, et que, tous, ils peuvent être arrêtés, pour différentes accusations de droit commun — arrêtés et enfermés pour des années.

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Hier, 19 janvier, Navalny a répondu. Il avait, en fait, répondu par avance, en publiant sur sa chaîne youtube, une enquête qui dure près de deux heures, et qui, de l’avis général, est stupéfiante. Lui et son équipe, ils avaient, il y a quelques années, publié une enquête sur les biens de Medvédev (alors premier ministre), sur les quantités de domaines privés — généralement vinicoles — qu’il possède, sur ses résidences, sur les montages financiers qui démontrent sa corruption. Il a refait la même chose pour Poutine lui-même, et il montre, documents à l’appui, comment Poutine, dans le plus grand secret, se fait construire un palais au bord de la mer Noire... un palais qui, jusqu’à présent, lui a coûté près de 100 milliards de roubles (quelque chose comme 14 milliards d’euros). Il y a les plans du palais, il y a les meubles du palais — et de ses dépendances, — en tout le domaine fait, nous dit Navalny, 39 fois la surface de la principauté de Monaco (pris sur des terres d’un domaine naturel, appartenant à l’Etat). Il y a là le schéma de corruption de tout le règne de Poutine, confirmé sur factures (et ces factures, chose essentielle, ont été fournies visiblement par des prestataires indignés. On savait — par d’autres enquêtes, depuis des années et des années, que Poutine était arrivé au pouvoir, d’abord à Léningrad puis à Moscou à la conjonction de deux « armées », le KGB d’un côté, et, de l’autre, la grande criminalité surgie avec la crise de la fin des années 80 (dont une grande partie a été provoquée par les cadres du Parti communiste et par le KGB lui-même), pour contrer les tentatives de libéralisation de Gorbatchev. Là, on comprend la finalité de l’accumulation de la fortune colossale de Poutine : il donne, évidemment, des milliards à ses maîtresses et à sa famille, mais, surtout, il investit tout... dans un palais. Et, ce palais, imaginez-vous, il n’arrive pas à se construire. Ça fait quinze ans, au minimum, que les travaux se poursuivent, et tout est refait sans cesse, parce que... c’est la Russie. Le toit fuyait, les canalisations sautaient... Bref, c’est un gouffre financier incroyable. Vous verrez — prenez le temps de regarder. Le lien que je vous donne comporte des sous-titres anglais. C’est dense, et c’est totalement accablant.

Navalny avait attendu de rentrer en Russie pour publier ce reportage. Pour que personne ne puisse dire qu’il se mettait à l’abri, alors que ses collaborateurs, sur place, s’exposaient à des répressions physiques. Non, tout le monde est d’accord : il y a là un geste de défi et de courage sans exemple dans l’histoire récente.

En quelques heures (il n’y a pas encore 24 heures, au moment où j’écris, que le reportage a été publié sur youtube), il a été visionné plus de 16 millions de fois dans sa version russe, sans sous-titre (et il faut ajouter les millions de vues avec sous-titre, faites, donc, à l’étranger). Et c’est, là encore, inoui. Pas seulement le chiffre lui-même, mais la rapidité, et le fait que, ce reportage, ce n’est pas quelque chose de dix minutes, non, ça dure exactement 1h 52. Et ça continuera, en s’accroissant, tant que le pouvoir russe ne mettra pas en pratique sa menace d’interdire ou de limiter youtube en Russie (une loi est déjà passée). La lutte contre ce reportage a déjà commencé, si l’on regarde les commentaires — qui comptent des centaines de spams venus de Prigojine : ces spams vont servir au pouvoir pour affirmer que non, il n’y a pas 15 ou 20 millions de vues mais que les chiffres sont gonflés par youtube, ou par les équipes de Navalny (cette accusation, contre les chaînes d’informations officielles russes avait été portée, et, elle, démontrée, par, justement, ces équipes). Mais une chose est acquise : des dizaines de millions de personnes en Russie vont voir qui est Poutine. Sa folie des grandeurs, la vulgarité, l’avidité invraisemblable qui le pousse à prélever, en gros, 35% de tous les marchés passés par les entreprises qui le payent — et qui le payent par l’intermédiaire de gens aujourd’hui clairement désignés, nommés... Et comment les Russes peuvent-ils, à long terme, accepter ça ?...

Pour le 23 janvier, Navalny a appelé les gens à descendre dans la rue. C’est un appel à la confrontation directe. Evidemment, Navalny appelle à des marches pacifiques, ou juste des réunions. Je ne sais pas ce que ça donnera. — Une chose est claire : nous sommes passés à une autre phase de la lutte, et il y aura d’autres reportage. Navalny n’est pas seulement revenu chez lui, il est revenu avec une stratégie à court et à long terme. Et, dans ce combat, lui, qui risque sa vie, il ne fait que ce qu’il choisit de faire.

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D’un côté l’appareil d’un Etat, toute la machine de répression, de l’autre, le pouvoir de l’enquête, le pouvoir de la parole — de l’opinion publique...

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C’est la première fois, dans l’histoire de la Russie, que le pays est gouverné, au sens strict du terme, par la Mafia, et c’est, dans l’histoire de cette mafia, la première fois qu’un homme, devenu l’homme politique le plus important de Russie (par sa propre action, comme par la conduite de Poutine et de ses sbires) désigne les choses, et les gens, par leur nom aux yeux du monde entier. Qu’il montre que la Russie est gouvernée par une espèce de général Noriega — avec les mêmes goûts... pardonnez-moi, de chiotte (l’un des détails, notés par la plupart des commentateurs, est le prix d’une brosse de WC que Poutine fait venir d’Italie... la brosse, toute seule, vaut 700 €...). —

A cela, Poutine ne peut répondre que par la terreur. Le portrait de Iagoda répondait à la déclaration de Navalny à l’aéroport, faite sur fond du poster du Kremlin que tous les voyageurs voient à Chérémétiévo.

La seule façon d’empêcher la terreur est la pression internationale, et la menace sur l’argent. Il faut absolument que l'Occident soit uni, et que Poutine puisse comprendre qu’il a plus à perdre qu’à gagner en y ayant recours. Et ça, malgré les déclarations officielles qui, naturellement, condamnent son arrestation et demandent sa libération, c’est loin d’être gagné.

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Je reviendrai plus tard sur l’affaire Yves Rocher, et sur le rôle de l’entreprise dans le destin judiciaire d'Alexeï Navalny, parce que, contrairement à ce que j’écrivais, les choses sont beaucoup plus complexes. Certes, Yves Rocher a publié un communiqué disant que la firme n’avait été victime d’aucune malversation, d’aucune perte — mais, je l’apprends, elle n’a pas retiré la plainte qu’elle avait déposée en Russie, et c’est cette plainte qui sert aujourd’hui de prétexte à Poutine pour enfermer son opposant principal. Il y a là sujet de procédures en cours, sur lesquelles, au moment où j’écris, dans le feu de l’action, je n’ai pas les renseignements nécessaires pour me prononcer. Mais une chose est sûre, depuis l’émission de Charlotte Perry sur l'Institut de Locarn et sur Françoise (en janvier 2014), on connaît les liens tout à fait privilégiés qu'entretiennent ces grandes entreprises de Bretagne avec la Russie (Yves Rocher y fait plus de 30% de son chiffre d’affaires) — des liens qui continuaient alors même qu’il y avait l’embargo. Et, nous le savons bien, en Occident, les Etats peuvent parler, condamner, appeler au respect des droits de l’homme et tout et tout — ce qui compte, c’est le pouvoir réel : celui de l’argent. Et les rapports entre l'Institut de Locarn et Poutine ne se limitent pas à des questions d’argent. Disons que, les questions d’argent, elles viennent dans un cadre idéologique précis, celui du conservatisme nationaliste. J’en parlerai le moment venu.

André Markowicz, le 20 janvier 2021


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.