Avec Laurine Roux, l'écologie comme sport de combat

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Une impressionnante fable, faussement bucolique et authentiquement écologique, de la survie de la cellule familiale en milieu hostile.

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Papa secoue le jerrican. Un fond d’essence cogne contre l’acier dans un bruit désolant. Papa jure. Il n’a aucune envie de s’y coller. Pourtant va falloir descendre dans les vallées, dégoter une ou deux carcasses de voiture à siphonner. Une histoire de quelques jours. Avant de partir, il distribue les postes. June : ministre de l’Énergie (gérer le tas de bûches), moi : ministre des Armées (chasse et entretien des couteaux). J’en conçois une grande fierté. Pour rien au monde je ne voudrais être destituée, alors je m’applique. Beaucoup. Maman : ministre de la Culture et de l’Éducation. Et quand on se dispute : à la Justice.

Dans l’attente du retour de Papa, notre petit gouvernement administre le Sanctuaire.

Chaque matin je me lève à l’aube, quand les brumes de la vallée trempent le pied des montagnes. La veille, Maman a allongé le fond de soupe laissé sur le poêle ; j’en remplis une gourde, puis me barbouille le visage de cendres et décroche mon arc. Avant de sortir, je pose un baiser sur son front. Des notes d’amande et de reine-des-prés s’échappent de ses cheveux. Elle murmure Mon amour, mon cabri… Les mots planent, enrubannés de songes. June s’étire. J’alimente le feu pour qu’elle n’ait pas à se lever tout de suite.

Une famille nucléaire (un père, une mère, deux filles, dont la plus jeune, Gemma, est née ici). Une apocalypse remontant à quelques années, qui a vu l’humanité brutalement décimée (voire bien davantage – on ignore ce qu’il en est exactement) par une épidémie, véhiculée par les oiseaux. Un refuge préservé et jalousement gardé contre tout danger : le Sanctuaire. Dans ce microcosme ayant évolué bien différemment, et pour cause, on le verra, de celui imaginé par Jean Hegland avec « Dans la forêt », avec pourtant des prémisses similaires, des talents spécifiques se sont développés, chacune et chacun apportant à la petite survie collective une contribution à la mesure de ses moyens. Une rigueur absolument nécessaire pour conjurer le péril aviaire omniprésent et gérer au plus près les stocks indispensables à la poursuite du bonheur ainsi préservé, tant bien que mal, préside à l’organisation quotidienne de la cellule familiale et au marquage vigilant de son territoire. Jusqu’à ce que le hasard ou la nécessité fassent peut-être peu à peu de Gemma le vecteur d’un doute, d’une mise à jour et d’un changement…

J’ai visé les poumons. La bête doit mourir sur-le-champ. C’est ce que Papa m’a appris. Sa leçon reste cuisante. Le jour de mes six ans, il m’avait offert un arc. Mon premier. On était partis l’essayer dans les pierriers. J’avais repéré un lièvre. Deux secondes plus tard, l’animal se débattait, une flèche dans la cuisse. J’étais douée ! Fallait me voir sauter de joie, Je vais te dérouiller ! Je vais te dérouiller ! D’un revers de main, Papa m’avait fait valser. Tu veux ôter la vie d’une bête ? Prends-la du premier coup. Et il m’avait forcée à dépecer le lapin encore vivant. Plus jamais je n’ai raté ma cible. Si je ne le sens pas, je laisse échapper l’animal.

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Deux ans après « Une immense sensation de calme », dont ma collègue et amie Marianne avait su si bien parler sur ce même blog (ici), Laurine Roux nous offre en 2020, toujours au Sonneur, comme un renouvellement et un approfondissement de son exploration de certains rapports de l’Homme à la nature, mais peut-être davantage encore comme une investigation tendre et cruelle de la manière dont le pouvoir (même fort modeste dans son étendue apparente) se déforme et s’adapte aux circonstances de crise, pour le meilleur et pour le pire. Dans cette fable rusée sous son aspect bucolique, placée sous le double signe initial de Cormac McCarthy et de Henry Thoreau, quelque chose de fort se dit – et se passe – à propos de la réplication de la violence et de la structuration des réflexes fascisants – y compris lorsqu’ils se veulent « bien intentionnés » (on songera ainsi curieusement également au magnifique « La fille du chasse-neige » de Fabrice Capizzano, ou au superbe « La Rouille » d’Éric Richer).

Au contraire, le Sanctuaire galvanise Papa. Il bâtit, invente, construit, récupère. Chaque jour Maman s’étonne ; elle ne l’a jamais connu aussi robuste. Selon elle, Papa a toujours évité le contact avec les autres. Il se moquait bien de vendre ses sculptures dans les galeries les plus réputées, se payait la tête de Kronauer ou de Mevlido – des agents wahou, selon Maman. Eux le courtisaient jusque chez lui, dans sa maison en bord de mer. Il les recevait en caleçon, sur le pas de la porte, et les écoutait d’une oreille, en buvant une canette.
Aucune de leurs propositions n’était jamais assez intéressante. Seule Maman, de temps à autre, parvenait à lui faire signer un contrat. Elle le tirait par la manche pour qu’il se rende au vernissage. Parfois, il y allait pieds nus. Le petit monde de l’art adorait ça. Des putains de lèche-culs, déclarait Papa. Il était devenu leur coqueluche. Lui aurait préféré passer son temps dans la forêt, à chercher les bonnes essences, à quêter le noeud de tel arbre, la forme de telle branche, à éprouver combien il était dépassé par les prodiges de la nature – coquette lingerie d’une sauterelle aux ailes bleues, sautoir de rosée à la gorge d’un tronc. Et il retournait dans son atelier, le front rendu humble par tant de beauté, où il bataillait sans relâche avec le fer et le bois pour retrouver l’énergie sauvage et raffinée d’une libellule sur une feuille qui ploie.
Ici, Papa a façonné un monde à sa mesure.
Le Sanctuaire est son chef-d’œuvre.

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Toute une génération de littérature post-apocalyptique contemporaine a pu illustrer et creuser les démonstrations philosophiques et politiques de Giorgio Agamben quant à la crise, l’état d’urgence et la mise en jeu de la survie, individuelle ou collective, comme occasions et prétextes, volontaires et involontaires. Rarement cette pente tectonique et fatale aura-t-elle été aussi tendrement disséquée dans l’intimité, en beauté et en abîme, que dans ce « Sanctuaire » de Laurine Roux, en se permettant même de jouer malicieusement avec certains motifs-clé post-exotiques tels que les slogans.

Pour patienter, je décide d’affûter nos couteaux. D’abord il faut s’occuper de la pierre, chever la roche jusqu’à ce que la surface commence à luire. Ensuite seulement on y polit la lame, geste magnétique, presque flatteur, qui permet de sentir, après de longues heures d’abrasion, que l’acier ploie, rendu malléable par la monotonie du contact avec le minerai. Parfois, dans le reflet bleuté du métal, je reconnais la couleur des cimes, comme si elles y avaient imprimé leurs reliefs les plus aigus.

De temps en temps, Papa inspecte les couteaux. Il caresse l’embase, remonte le long du dos, teste l’émouture. Opine du chef. Je m’en veux de lui mentir, mais le souvenir du coutelas sur ma carotide liquide mes scrupules.

Laurine Roux - Le Sanctuaire - éditions du Sonneur
Hugues Charybre le 9/09/2020

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Laurine Roux

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