Foucault, Debord et les bancs d'école à roulettes, ou le nouveau design italien (forcément) des salles de classe

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Nous assurerons aux écoles le mobilier qui devrait être utile pour se conformer aux indications de distanciation physique, y compris des bureaux nouveaux, modernes et plus “dynamiques “, en vue d’une innovation constante et de la construction d’environnements d’enseignement plus modernes.
— Luca Azzolina, ministre italienne de l'éducation

L’Italie, prostrée par le Covid, recommence enfin à courir, ou plutôt à glisser, sur les roues des bancs d’école innovants fortement désirés par la ministre de l’éducation Luca Azzolina, qui, avec le scooter, représentent une manifestation significative de cet esprit créatif et quelque peu désinvolte avec lequel elle s’est chargés de la reprise des cours tant attendue. Mais comment les bancs d’école à roulettes répondent-ils à la nécessité de reprendre les cours en toute sécurité ? Réponse : il n'y a pas de sécurité sans innovation. Et il n'y a pas d'innovation qui ne rime avec digitalisation. 

Peu de gens, cependant, ont accueilli avec enthousiasme sa proposition qui, déduction faite du temps requis par les appels d'offres, la fabrication et la livraison, encore trop lentes pour suivre un design aussi vivant, devrait devenir une réalité dès la prochaine année scolaire.  Les hiboux habituels prévalent qui se livrent certains au sarcasme, certains à la conspiration, certains à de sombres prédictions sur les conséquences en cas de tremblement de terre. Et il y a ceux qui évoquent Foucault et la microphysique du pouvoir, avec sa réorganisation des espaces et la discipline des corps que les nouveaux bureaux contribueraient à remodeler. Je doute que l'œuvre de l'éminent penseur français soit l'un des livres de chevet dont la ministre et ses conseillers s'inspirent pour leurs mouvements et contre-mouvements, ne serait-ce que parce que les analyses de l'excellent Foucault (comme toute tentative d'analyse, d'ailleurs) ont ce goût démodé qu'Azzolina s'efforce d'identifier et d'exorciser partout où il en découvre une trace.

Tant mieux, afin d'attirer l'école du futur, de profiter des ressources offertes par Internet et de tirer de nouvelles idées des images captivantes qui sont proposées à l'attention de ceux qui entreprennent un travail de recherche sérieux qui, comme on le sait, ne peut plus se faire indépendamment des recherches sur Google. Et ici nous avons des salles de classe spacieuses et lumineuses où elles sont disposées, sympathiquement en cercle, ou en rangs plus traditionnels, avec des bancs d’école colorés et à roulettes, où il s'agit de stimuler avec des couleurs appropriées les facultés intellectuelles, ou monochromes, des élèves. Malgré la variété, non seulement riche en stimulations didactiques, mais respectueuse de la liberté de choix des modèles constitutionnellement garantie par l'article 33, tous les bureaux accueillent fièrement un ordinateur ou une tablette.

À l'époque, je ne comprenais pas comment les bancs à roulettes pouvaient répondre au besoin de reprendre les cours en toute sécurité (j'avais toujours pensé que les roues servaient à se rapprocher de quelqu'un/quelque chose et/ou à s'éloigner de quelqu'un/quelque chose avec qui j'avais été en contact récemment). J'avais ramené mes perplexités à ce que Debord appelait "la dissolution de la logique". Je devais y repenser. Les déclarations jubilantes de la ministre pendant le test ont suffi à m’en dissuader. Elle n’a pas non plus rassuré les Italiens en leur disant que même un Rocci, l’antique et lourd dictionnaire de grec, pouvait trouver sa place sur la surface réduite des nouvelles tables. En fait, entre-temps, j'avais examiné les sources, et j'avais remarqué que dans chaque salle de classe spacieuse et lumineuse, il y a un tableau blanc interactif sur lequel convergent les regards provenant des dites tables, quelle que soit leur disposition. Je me suis alors souvenu que ce n'était pas seulement en raison de la distance entre tous - jeunes et vieux - que la ministre clairvoyante avait opté pour ces nouvelles structures, mais pour garantir la sécurité et l'innovation d'un seul coup de maître. Et y a-t-il quelqu'un qui ne sait toujours pas quelle innovation rime avec numérisation ? Il est cependant juste de reconnaître que le défaitisme et la présomption intellectuelle m'avaient égaré, au point de me faire douter des capacités logiques de tout un ministère, pour découvrir au contraire qu'une raison impeccable dictait le choix : accélérer le remplacement du livre papier par des appareils numériques.

Quoi qu'il en soit, ne vous inquiétez pas : les nouveaux environnements d'apprentissage sont très inclusifs : il y a de la place pour tout le monde, du Rocci aux enseignants. D'autant plus qu'il faudra toujours que quelqu'un intervienne, au cas où les salles de classe se transformeraient en circuit d’auto-tamponneuses.

Fernanda Mazzoli - 7 septembre 2020
Cet article est paru dans Roars,