Le glissement. Par André Markowicz

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Après le discours du président, je ne sais pas, j’ai senti une chape de tristesse autour de moi. Sur FB, parmi mes contacts. Dans la rue en sortant faire les courses. On sent ça — comment les gens se regardent ou ne se regardent pas. Comment ils marchent. Comment ils rentrent la tête dans les épaules ou baissent les yeux. Comment ils sont pressés de prendre ce qu'ils prennent.

J’avais cours, comme tous les mardis, avec mes élèves du CNSAD (le Conservatoire) et, pour la première fois, devant l’écran (et ce que c’est pénible de parler devant un écran, de voir tantôt une tête tantôt une autre, de ne jamais sentir l’énergie du groupe, ou la sentir juste, pour ainsi dire, en latence) bref, pour la première fois, je n’avais que la moitié des élèves. Et quand j’ai demandé ce qui se passait — est-ce que je m’étais trompé d’heure ou quoi, il y a eu une réponse : ils accusent le coup après les annonces de Macron. C’était dit, en fait, sérieusement. Bon, vous comprenez bien, eux, ils vont s’en remettre, de leur coup de mou — et je les retrouverai tous, inch allah, mardi prochain et nous essaierons de continuer nos lectures hamletiques (après la Cerisaie). De ça, je peux sourire. Du reste — non.

La veille, j'avais appris une autre histoire. Je connais une famille russe dont le mari a des problèmes psychiatriques très sérieux. Ces dernières années, pourtant, il était arrivé à un état relativement stable, et acceptable, dans sa maladie. Disons qu’il vivait et qu’il n’avait pas connu de crises depuis longtemps. Et là, avec le confinement, soudain, il s’est enfui de chez lui. La police, imaginez-vous, l’a retrouvé à marcher, seul, sur le périphérique (évidemment en danger d’être tué à chaque instant). Elle l’a recueilli, l’a amené à un hôpital psychiatrique d’où, je ne sais pas comment, il s’est encore enfui, et il a disparu pendant deux jours — disparu. Et là il est revenu chez lui, tout seul, épuisé, hagard, affamé, visiblement, mais il est revenu. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Soudain, l’idée du confinement — de ne pas pouvoir sortir — était devenue trop terrible. Et il est retombé dans sa maladie. Toutes les barrières, une nouvelle fois, avaient sauté.

Je sens ça — cette cocotte minute qui monte en pression. Et oui, cet accroissement abominable des violences domestiques. Comme si le confinement, au bout du compte, les appelait : comme s’il exacerbait toutes les bassesses, toutes les violences, toutes les lâchetés. Et ce n’est pas seulement que les femmes battues n’ont nulle part où s’enfuir (cela, c’est déjà monstrueux), mais c’est que dans un espace restreint, l’énergie de la violence qui s’accumule explose d’une façon encore plus terrible. Et ce qui passe avec les enfants... de plus en plus, encore une fois. Et — étrangement peut-être — je mets en parallèle cet accroissement des violences avec l’explosion des mouchardises (70% des appels à la police dans certaines grandes villes sont des dénonciations de personnes qui sont censées ne pas respecter le confinement). Comme si, dès que c'était possible, certains se laissaient glisser sur leur pente naturelle — et qu'elle n'est pas reluisante, n'est-ce pas, cette pente de l'humanité.

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Il y a cette violence-là, ouverte. Et puis, il y a la violence fermée, celle, par exemple, qu’on fait aux vieux. Là encore, une histoire personnelle. Pourquoi une vieille dame, qui vit chez elle, n’a-t-elle plus le droit de voir la kiné qui lui faisait un bien fou parce qu’elle a du mal à marcher — et la kiné lui dit qu’elle ne peut pas la voir, parce qu’elle est âgée de plus de 70 ans. Et qu’elle la verra après le 11 mai, du coup. Mais, d’ici le 11 mai — les muscles, ils feront quoi ? Ils se renforceront tout seuls ?... Et là encore, ce n’est pas grand-chose, parce que cette dame est entourée, elle a une vie intellectuelle intense, elle vit, elle aime, elle ne « se laisse pas aller ».

Mais, dans les maisons de retraite, que se passe-t-il réellement quand les gens sont enfermés dans leur chambre (chacun de nous en connaît) ? Combien y a-t-il, en ce moment, de vieux qui se laissent, selon le terme médical, « glisser » — c’est-à-dire qui ne sentent plus la nécessité de se retenir dans la vie. Des gens qui meurent... pour ne plus déranger. Parce qu'ils ont soudain l'impression — ou leur corps a soudain l'impression — qu'ils ont assez vécu, qu'ils sont de trop. Qui abandonnent. Pas des victimes directes du Covid, mais des victimes du Covid. Hier, 15 avril, le Covid a tué 1400 personnes — dont 900 dans les Ehpad. Et quelque chose me dit que parmi ces 900, il n'y a pas que des malades de doubles pneumonies fulgurantes. Ou bien, si c'est le cas, que ça veut dire qu'il y a beaucoup d'autres victimes, qui ne sont pas comptées parce qu'elles meurent objectivement d'une autre cause. Mais à quoi sert de protéger nos « personnes à risque » d'une maladie si, pour ce faire, on les expose à une autre maladie, intérieure celle-là, de l'inaction, de la séparation ? — N'y a-t-il pas moyen d'avoir une approche plus individuelle de ce qui se passe ? Ou bien tout cela n'est-il, là encore, que la suite de notre impréparation, de l'absence de masques et de tests ? Ces questions, sérieusement, ne sont pas rhétoriques. Je ne sais pas ce qu'il faut faire. Je me dis juste que la perspective d'un confinement général pour les vieux pendant encore plusieurs mois est quelque chose qui est d'une grande, grande cruauté.

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Aujourd'hui, je ne veux pas parler des dommages qui se laissent prévoir (dans l'éducation, dans l'économie, dans la culture). C'est trop énorme, et, je l'ai dit, ce n'est pas pour maintenant. Parce qu'en même temps, la réaction face aux nouvelles circonstances, chez les gens, elle est quand même souvent impressionnante. Ne serait-ce, en ce qui me concerne dans ma petite part d'expérience concrète, que la réaction des écoles de théâtre avec lesquelles je travaille — le Conservatoire national, l'Ecole du Théâtre du Nord, et la Manufacture de Lausanne (et les autres, j'en suis sûr, sont dans le même cas). Et ces élèves de la Manufacture — qui sont en vacances (je veux dire, ce sont les vacances de Pâques pour eux), qui ont plein de travail à faire avec plein d'autres enseignants, et qui me demandent (afin de discours de Macron !....) de travailler encore, en plus des heures prévues, parce que nous n'avons pas fini, ça va de soi. Et ces trésors d'inventivité déployés ex-nihilo pour continuer, pour ne pas perdre le lien, pour ne pas laisser un seul des élèves isolé. Évidemment qu'il y a plein de choses qu'on ne peut plus faire, évidemment qu'il n'y a pas de spectacles à la fin et que tous les concours sont suspendus — mais quand-même... C'est, pour le coup, une forme très importante de résistance. Ce que je veux dire, c'est que je sens ça aussi, partout — cette énergie de vie, foisonnante, imprévisible. Cette demande à vivre. Pas que cette demande, non — cette force de vie.

Je parle là de mon petit coin d'expérience extérieure. Parce que, moi, personnellement, j'ai cette chance inouïe de vivre tranquillement, à travailler, à poursuivre mes projets (j'en parlerai plus tard, évidemment). Juste, je n'utilise plus ma « carte Liberté »... Mais oui, cette énergie, cette demande — cet art de s'adapter — ils sont dans toute la vie autour de nous. Et l'inventivité des formes qui naissent sur FB, — qui naissent et qui perdurent, souvent jour après jour, comme un combat quotidien pour des artistes qui, du jour au lendemain, perdent leur contact avec le public de chair et d'os, et leurs cachets... — De ces formes nouvelles aussi, j'essaierai de parler. Des formes nouvelles qui ne sont pas nouvelles : elles surgissent à chaque fois que les gens se trouvent dans des situations de crise majeure.

A chaque fois, du moins, qu'ils ne se laissent pas glisser. Et donc essayons de ne pas glisser, chers lecteurs bénévoles, de ne pas laisser glisser les autres. Et demain, comme on dit, est un autre jour.

André Markowicz, le 16 avril 2020


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.