Une question sur laquelle depuis plus d'un mois je n'ai pas cessé de réfléchir. Par Giorgio Agamben

Rome, quartier de San Lorenzo. Les forces de l’ordre contrôlent et essaient d’arrêter ceux qui sont venus participer aux obsèques du militant communiste et animateur de Radio Onda Rossa Salvatore Ricciardi. Ce fut la première manifestation en temps …

Rome, quartier de San Lorenzo. Les forces de l’ordre contrôlent et essaient d’arrêter ceux qui sont venus participer aux obsèques du militant communiste et animateur de Radio Onda Rossa Salvatore Ricciardi. Ce fut la première manifestation en temps de confinement. Lire l’histoire sur le site du collectif Wu Ming : https://www.wumingfoundation.com/giap/2020/04/salvatore-ricciardi

La peste a marqué le début de la corruption de la ville ... Personne n’était plus disposé à persévérer dans ce qu’il considérait auparavant comme le bien, car il pensait qu’il pourrait peut-être mourir avant de l’atteindre.
— Thucydide, La guerre du Péloponnèse , II, 53

Je voudrais partager avec qui le désire une question sur laquelle depuis plus d'un mois je n'ai pas cessé de réfléchir. Comment a-t-il pu arriver qu’un pays tout entier s’écroule éthiquement et politiquement face à une maladie sans s’en rendre compte? Les mots que j'ai utilisés pour formuler cette question ont été soigneusement évalués un par un. La mesure d'abdication de ses principes éthiques et politiques est en effet très simple : il s'agit de se demander quelle est la limite au-delà de laquelle on n'est pas disposé à renoncer à eux. Je crois que le lecteur qui prendra la peine de considérer les points suivants devra convenir avec moi que - sans s'en rendre compte ou en feignant seulement de ne pas le voir - le seuil qui sépare l'humanité de la barbarie a été franchi.


1) Le premier point, peut-être le plus grave, concerne les cadavres. Comment avons-nous pu accepter, uniquement au nom d'un risque qui ne pouvait être spécifié, que les personnes dont nous nous soucions le plus et les êtres humains en général puissent non seulement être condamnés à mourir seuls, sans la présence de leurs proches, mais aussi - quelque chose qui ne s'était jamais produit auparavant dans l'histoire, d’Antigone à aujourd'hui - que leurs cadavres puissent être brûlés sans même une cérémonie d’adieu ?

2) Nous avons ensuite accepté sans trop de problèmes, uniquement au nom d'un risque qu'il n'était pas possible de préciser, de limiter dans une mesure qui ne s'était jamais produite auparavant dans l'histoire du pays, pas même pendant les deux guerres mondiales (le couvre-feu pendant la guerre était limité à certaines heures) notre liberté de mouvement. Nous avons donc accepté, uniquement au nom d'un risque qui ne pouvait être précisé, de suspendre effectivement nos relations d'amitié et d'amour, car notre voisin était devenu une source possible de contagion.

3) Cela aurait pu se produire - et ici nous touchons à la racine du phénomène - parce que nous avons accepté de diviser l'unité de notre expérience vitale, qui est toujours inséparablement corporelle et spirituelle, entre une entité purement biologique d'une part, et une vie affective et culturelle de l'autre. Ivan Illich a montré, et David Cayley l'a récemment mentionné, les responsabilités de la médecine moderne dans cette scission, qui est tenue pour acquise, bien qu’elle soit en définitive la plus grande des abstractions. Je sais très bien que cette abstraction a été faite par la science moderne à la suite de l’existence aujourd’hui des appareils de réanimation, qui peuvent maintenir un corps dans un état de vie végétative pure. Mais si cette condition s'étend au-delà des frontières spatiales et temporelles qui lui sont propres, comme nous essayons de le faire aujourd'hui, et devient une sorte de principe de comportement social, nous tombons dans des contradictions sans issue.

Je sais qu’il se trouvera quelqu'un pour se dépêcher de répondre que c'est pour une période de temps limitée, après quoi tout redeviendra comme avant. Il est vraiment singulier que nous puissions le répéter sans être de mauvaise foi, puisque les mêmes autorités qui ont proclamé l'urgence ne cessent de nous rappeler que lorsque l'urgence sera surmontée, nous devrons continuer à respecter les mêmes directives, tandis que “l'éloignement social”, puisque c’est l’euphémisme choisi, sera le nouveau principe d'organisation de la société. Ce que l’on a, de bonne ou mauvaise foi, accepté de subir ne peut être annulé.

À ce stade, je ne peux pas, après avoir montré du doigt les responsabilités de chacun de nous, ne pas évoquer les responsabilités encore plus graves de ceux dont la tâche aurait dû être de veiller à la dignité de l'homme. Tout d'abord, l'Église, qui, devenue la servante de la science, la vraie religion de notre temps, a radicalement nié ses principes les plus essentiels. L'Église, sous un pape nommé François, a oublié que François a embrassé des lépreux. Il a oublié qu'une des œuvres de miséricorde est de rendre visite aux malades. Il a oublié que les martyrs enseignent qu'il faut être prêt à sacrifier sa vie plutôt que sa foi, et que renoncer à son prochain signifie renoncer à la foi. Une autre catégorie qui a failli à ses devoirs est celle des juristes. Nous sommes habitués depuis longtemps à l'utilisation imprudente des décrets d'urgence par lesquels le pouvoir exécutif prend la place du pouvoir législatif, abolissant ce principe de séparation des pouvoirs qui définit la démocratie. Mais dans ce cas, chaque limite a été dépassée, et on a l'impression que les propos du Premier ministre et du chef de la protection civile ont, comme on l'a dit pour ceux du Führer, immédiatement valeur juridique. Et on ne sait pas comment, et dans quelles conditions, une fois la limite de validité temporelle des décrets d'urgence épuisée, les limitations de liberté seront, comme annoncé, maintenues. Avec quels arrangements juridiques? Avec un état d'exception permanent? Il est du devoir des juristes de vérifier que les règles constitutionnelles sont respectées, mais les juristes se taisent, en abolissant du coup ce principe de séparation des pouvoirs qui définit la démocratie. Quare silete iuristae dans munere vestro? Pourquoi vous les juristes êtes-vous silencieux sur votre métier ?

Je sais qu'il se trouvera toujours des gens pour m’objecter que ces très sérieux sacrifices ont été fait au nom des principes moraux. Je voudrais leur rappeler qu'Eichmann, apparemment de bonne foi, ne s'est jamais lassé de répéter qu'il avait fait ce qu'il avait fait consciencieusement, pour obéir à ce qu'il croyait être les préceptes de la morale kantienne. Une règle qui stipule qu'il faut renoncer au bien pour le sauver est tout aussi fausse et contradictoire que celle qui, pour protéger la liberté, nous oblige à renoncer à la liberté.

Giorgio Agamben, le 13 avril 2020
Texte en italien in
Quodlibet
Traduction L’Autre Quotidien

Rome, quartier de San Lorenzo. Les forces de l’ordre contrôlent et essaient d’arrêter ceux qui sont venus participer aux obsèques du militant communiste et animateur de Radio Onda Rossa Salvatore Ricciardi. Ce fut la première manifestation en temps …

Rome, quartier de San Lorenzo. Les forces de l’ordre contrôlent et essaient d’arrêter ceux qui sont venus participer aux obsèques du militant communiste et animateur de Radio Onda Rossa Salvatore Ricciardi. Ce fut la première manifestation en temps de confinement. Lire l’histoire sur le site du collectif Wu Ming : https://www.wumingfoundation.com/giap/2020/04/salvatore-ricciardi