Ayse & Ayse : «Nous, les femmes, on ne fait pas de politique. Nous construisons la paix.»

Ce n'est pas du journalisme que j'écris. On me l'a assez reproché. De la littérature encore moins et tant pis. Qui pleure la littérature quand elle n'a plus de larmes ? Ce que j'essaie, c'est de sauver quelque chose de fragile et d'humain. Par écrit, m'efforcer encore de raconter si je peux d'autres vies loin des nôtres. Electre est morte et nos vies continuent loin des larmes.

Ayse et Ayse sont deux responsables du HDP d'Istanbul. HDP, ça veut dire Parti Démocratique des Peuples et en Turquie, ça veut dire aussi qu'on risque la prison, les descentes de police, les insultes et les lynchages parce qu'on a décidé de défendre les minorités quelles qu'elles soient.

Ayse et Ayse sont deux femmes qui se battent. Je les avais rencontrées en décembre 2016, au siège du HDP à Istanbul. Elles m'avaient impressionné et de retour en Turquie, trois mois plus tard, j'étais retourné les voir toutes les deux. Je voulais prendre de leurs nouvelles et qu'elles me racontent ce qui arrivait à leur parti, quand une bonne partie des élus du HDP, qu'ils soient maires ou députés, se retrouvaient derrière les barreaux.

Ayse & Ayse : je les photographie parce que je les trouve belles. Fumeuses invétérées, femmes invaincues, combattantes fières d'être restées libres, défiant avec un grand sourire la toute-puissance policière de l'ennemi devenu président. En écrivant je sais qu'elles sont vivantes, qu'elles continuent d'affronter et de vivre leurs vies malgré l'actualité de plus en plus violente, malgré la répression qui s'en prend à leurs proches. Les corps disparus, les corps suicidés, les corps trainés par la police en pleine rue, les corps chancelants des grévistes, les corps brisés par la torture. Et au milieu de tous ces corps, deux femmes continuant leur travail et leur combat à l'intérieur d'un parti dont la co-présidente, emprisonnée depuis six mois, écrivait en avril de sa cellule des mots qui donnent encore des forces et du courage : «Obtenons notre avenir et notre beauté avec nos votes et notre volonté.»

Ayse Berktay & Ayse Erdem me parlent beaucoup de la Cour Européenne des Droits de l'Homme. «Elle est trop lente.» «Elle doit agir.» Leur impatience se lit dans les gestes que font leurs mains en fumant. Toutes les deux s'occupent du droit des femmes au sein du HDP. Elles me rappellent ce slogan qu'elles criaient le 8 mars, avec des milliers d'autres femmes dans les rues d'Istanbul : «Tayyip, va-t-en ! Les femmes arrivent !»

Pour Ayse Berktay, en 2017, la Journée Internationale des droits des femmes a marqué une rupture. «Parce que les femmes n'ont pas seulement dit «Non» à ce référendum. Nous avons aussi dit Non à cette société et à son fonctionnement patriarcal. A l'avenir, les femmes continueront de prendre la rue pour dire Non à cette dictature.»

Et puis Ayse Erdem m'a dit quelque chose que je ne veux pas oublier, et que je me suis promis de rapporter mot à mot. En français, elle m'a dit : «Nous, les femmes, on ne fait pas de politique. Nous construisons la paix. Ce n'est pas la même chose.»

Je ne suis pas prêt d'oublier les mots qu'Ayse Erdem a prononcés, qu'Ayse Berktay a approuvés. «Nous construisons la paix.» Je les recopie ici pour invoquer les dieux de la littérature, pour empêcher qu'en Turquie des femmes de cette trempe soient à nouveau arrêtées, menacées, violentées. La force inscrite dans leurs voix, la vivacité de leurs regards sont des promesses pour l'avenir de la Turquie.

En marchant dans les rues d'Arles, avant de retourner encore une fois en Turquie dans deux semaines, je pense à la puissance de ces deux femmes, debout dans la lumière oblique qui tombait de la fenêtre d'un bureau du HDP, pendant qu'elles me parlaient en riant dans la fumée des cigarettes. Leurs voix essayaient de couvrir les sirènes d'un camion de pompier en contrebas d'une rue étroite. «Physiquement et pratiquement, la réalité en Turquie semble contre nous. Mais l'espoir et la détermination nous obligent à nous surpasser.»

Je n'arrivais pas à tout noter. Juste le plus important : «C'est une épidémie d'énergie qui se répand. C'est pour le futur et pour la paix que nous travaillons maintenant. Même en prison, nous, les femmes, nous préparons l'avenir. On cuisine, on dit des poèmes, on fait un feu, on écrit des pièces de théâtre.» Les dieux de la littérature avaient entendu ma prière. Qu'ils soient loués s'ils veillent encore au destin de ces deux femmes, Ayse & Ayse.

Tieri Briet, le 5 juin 2017

Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il grandit à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui à Arles, au milieu d'une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu veilleur de nuit pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Père de six enfants et amoureux d'une journaliste scientifique, il écrit pour la revue Ballast, Kedistan et L'Autre Quotidien, et voyage comme un va-nu-pieds avec un cahier rouge à travers la Bosnie, le Kosovo et la Grèce pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ». 

Blog perso : Un cahier rouge