Ukraine : le roman national, suite. La réconciliation. Par André Markowicz

Face à l’Ukraine, il y a Poutine. Je parle assez souvent de ce qui se passe en Russie pour que je n’aie pas besoin de préciser ce que j’en pense ici. Il y a les « républiques » sécessionnistes, fascistes (là encore, je l’ai assez dit) du Donbass, qui, je l’ai déjà dit, vont finir par devenir partie intégrante de la Russie. Il y a la guerre. Une guerre d’usure.

Il y a un agresseur. Poutine. Mais… si c’était si simple !...

J’ai été saisi par une photo, d’Ukraine, sur le mur d'Anna Colin Lebedev, dont je suis toujours les passionnantes publications sur FB. Vous l’avez sous les yeux. Deux grands -pères, deux anciens combattants. Celui de droite, vous voyez l’uniforme : c’est un marin de l’Armée rouge — et vous voyez toutes les médailles qu’il a, — c’est à la mode soviétique. L’autre, je pense que vous ne savez pas ce que c’est comme uniforme, c’est un uniforme de l’UPA, de l’Armée d’Insurrection Ukrainienne, — l’armée des nationalistes ukrainiens.

L’affiche dit :

8 mai —
jour de la mémoire
et de la réconciliation

ensuite, en petit :
sur la photo, le tirailleur ( ? — tireur d’élite ?) de l’UPA, Stépan Pétrach et l’officier de l’Armée rouge Ivan Zaljouski (— je ne suis pas sûr de bien déchiffrer, le nom, mais ça n’a pas d’importance pour la suite)

et puis, au bas
« vainqueurs
du nazisme ».

*

Que l’Armée rouge a vaincu le nazisme, c’est une réalité. Mais qu’a fait Stépan Pétrach ? Qu’a fait l’UPA pendant la guerre ? — C’est très très compliqué. Ils se sont battus contre les Allemands, oui, en 43-44, mais, avant ?... et après ?...

Avant, force est de reconnaître que l’UPA a salué l’arrivée des nazis comme une opportunité inespérée pour l’indépendance ukrainienne, laquelle a été proclamée à Lvov dès l’arrivée des nazis — Lvov dans laquelle entrent d’abord les 350 SS ukrainiens sous le commandant de Roman Choukhevitch. Les pogroms qui s’ensuivent font plus de 4000 victimes, et, à la fin de la guerre, toute la population juive de Lvov aura disparu.

Je note entre parenthèses que la page wikipedia ukrainienne consacrée à ce régiment très vite démembré pour être simplement versé parmi les troupes supplétives au SS, si elle mentionne son entrée triomphale le 30 juin 1941, ne fait simplement aucune mention de ces massacres. Elle parle du massacre des prisonniers commis par le NKVD, qui a servi de prétexte aux pogroms, et, certes, ces massacres du NKVD ont bien eu lieu. Mais, justement, les attribuer « aux Juifs » et se venger sur eux, — qui en avaient souffert comme tout le reste de la population de la ville — c’est, si j’ose dire, encore plus accablant. Et, donc, de ça, l’article de la page ukrainienne n’en dit pas un mot. Ces SS Ukrainiens ont-ils directement participé aux assassinats ? C’est une question de débats infinis et terribles. On peut penser que, s’ils l’ont fait, c’est à titre individuel, avec la foule déchaînée qui déshabillait les femmes, les violait et finissait par les tuer sous les coups de pierres et de bâtons (et combien d’autres ont été brûlés vifs, ou tués par balles…). Ce qu’on peut dire, en tout cas, c’est que l’existence de ces massacres n’a pas détourné les indépendantistes ukrainiens de leur alliance avec les troupes d’occupation, bien au contraire. Et, je dois l’ajouter, c’est une des choses les plus répugnantes qu’on puisse lire, que les longs textes de dénégation publiés récemment par le pouvoir ukrainien. Quand bien même les hommes de Choukhévitch n’ont, pendant ces journées-là, tué personne (mais il est établi qu’ils ont tué ailleurs), ont-il tenté quelque chose pour les arrêter, ont-ils, à cause de ces massacres, renoncé à une déclaration d’indépendance faite dans ces conditions ? Bien sûr que non. Ils sont donc, exactement comme les porteurs de bâtons et les violeurs, des criminels. Et point final.

*

Les supplétifs de l’UPA, pendant la guerre, comme tous les nationalistes « ethnistes » de l’Europe, ont voulu s’allier aux nazis, —pour deux raisons fondamentales : d’abord, selon le principe de l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Mais surtout à cause de leur racisme et de leur fascisme. L’idée qu’ils étaient issus d’un peuple de sang pur — ici, les Ukrainiens (mais mettez n’importe quel autre nom à la place), — victimes d’envahisseurs, extérieurs (ici, les Polonais, les Russes, voire les Biélorusses), et intérieurs (les Juifs — les Juifs étant particulièrement pervers parce que liés à l’argent, puis, quand ce n’est plus à l’argent, après 1917, au communisme. Les Juifs affameurs des Ukrainiens — comme si les paysans ukrainiens juifs n’avaient pas autant souffert comme les autres des atrocités du stalinisme).

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Mais Hitler ne voulait accorder aucune indépendance, pour qui que ce soit, et, d’épisodes en épisodes que je ne vais pas détailler ici, certains des nationalistes de l’UPA se sont retournés contre leurs protecteurs, allant, parfois, jusqu’à se battre sur deux fronts — contre les Allemands, mais aussi contre l’Armée rouge au moment où elle reprenait l’Ukraine, libérant les territoires ravagés par les nazis. Et puis, une fois les Allemands repoussés, puis vaincus, les nationalistes ukrainiens se sont lancés dans une guerre de partisans contre le pouvoir, soviétique, en place. Et la plupart ont été tués. Certains ont résisté jusqu’au milieu des années 50. — Cette guerre, faut-il le préciser, a duré dans la partie occidentale de l’Ukraine, surtout dans les Carpates, et pas du tout dans la partie orientale, qui a toujours été russophone.

Et donc qu’a fait ce brave vieillard qu’est Stépan Petrach ? Est-ce qu’il a vaincu le nazisme, ou bien/ ou en même temps, est-ce qu’il a fait la chasse aux partisans et aux malheureux qui se cachaient dans les forêts ? Oui, contre qui se battait-il ?

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Le fait est que dans l’historiographie de la nouvelle Ukraine, indépendante, les nationalistes de l’UPA sont les héros. J’en ai parlé dans une chronique de 2015 (vous la trouverez en commentaire), le pouvoir ukrainien a fait voter une série de lois mémorielles, selon lesquelles il est aujourd’hui de l’ordre du délit de mettre en doute les activités résistantes de ses membres. Il existe des timbres à l’effigie de Choukhevitch, et qui ne datent pas de maintenant, d’ailleurs, mais de 2007, et des statues en son honneur. Toute la rhétorique du nouvel état, qui se veut démocratique, tient en ceci : non, les nationalistes ukrainiens n’ont pas été les auxiliaires des nazis. Ils ont toujours été des patriotes, ils se sont d’abord battus pour leur patrie, contre tous les agresseurs, nazis et communistes.

Une patrie, je le note en passant, présentée comme une entité éternelle, et qu’on prend soin de ne pas définir. Et ça veut mieux, parce que, si l’on y regarde, historiquement, qu’est-ce que c’est l’Ukraine ? Où commence-t-elle, où finit-elle ? Où s’arrêtent la Pologne, la Slovaquie, la Roumanie — la Galicie est-elle ukrainienne, ou aussi autre chose ? et Paul Celan est-il né Ukrainien — puis Cernovsti, Cernowitz, aujourd’hui, c’est en Ukraine. Et quid, évidemment, de ces régions « ukrainiennes » de puis toujours mais où l’on a jamais parlé l’ukrainien, — toute l’Ukraine orientale ? Et quid, encore plus, de la Crimée, donnée à la RSS d’Ukraine par Khrouchtchev mais qui est aussi ukrainienne que russe, que tatare ?...

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C’est le problème qui ronge la jeune république d’Ukraine : celui de ses ancêtres. Commémorer le 8 mai (et pas le 9, comme en Russie) reste une nécessité pour tous, mais le commémorer comment, avec qui ? au nom de qui ? au nom de quelles valeurs ? qui sont les anciens combattants à honorer ?

Du coup, quelle réconciliation ?...

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Pour moi, l’affiche qu’Anne Colin Lébedev soumet au débat de ses amis spécialistes de l’Ukraine et de la Russie a fait tilt. — Parce que la réconciliation, c’est exactement ça que, nous, en Bretagne, nous avons vu dans chez un nationaliste breton, Yves Mervin, qui écrit tranquillement que l’occupation allemande a fait moins de morts en Bretagne que la Résistance, et qui termine un de ses livres sur le récit de la rencontre qu’il a organisée, soixante-cinq ou soixante-dix ans plus tard entre un membre des SS bretons, des Bezen Perrot, un des tortionnaires de Garzonval (vous verrez le lien sur le site de Françoise en commentaire) et un ancien résistant, Georges Ollitrault. Rencontre qui se termine par la poignée de main de deux « combattants », finalement aussi honorables l’un que l’autre.

Comme si, finalement, les deux engagements se valaient.

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Tout cela se situe dans une perspective politique claire : il est temps d’oublier, de pardonner, et, de toute façon, les nationalistes bretons, nous dit à présent la doxa, n’ont pas collaboré — non, même quand ils portaient l’uniforme allemand, ils le portaient, pour la Bretagne, et pas pour l’Allemagne, et, quant à la grande majorité des autres, non, eux non plus ils n’étaient des collaborateurs. Eux aussi, ils étaient anti-nazis, et, de toute façon, ils luttaient pour leur patrie. Ils étaient patriotes.

Yves Mervin pousse (encore un peu) le bouchon un peu loin, mais il est porté par un mouvement général : celui d’une disparition progressive dans le vocabulaire général de la notion de « nationalisme » breton au nom d’une version light et plus confuse. On parle de « fédéralisme » , ou, simplement, de « mouvement breton », et l’on fait en sorte de rendre invisible le schéma général, qui, toute proportion gardée, aurait été le même qu’en Ukraine sans le fait que la population bretonne se sentait farouchement, intrinsèquement française, et que les nationalistes ont tout de suite été haïs.

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Je me demande si ce schéma est vraiment général ; comment on commémore le 8 mai, par exemple, dans les pays baltes… Et comment ça se passe, disons, en Croatie ? ou en Hongrie ? Existe-t-il dans tout ça un schéma général ?

André Markowicz, le 28 mai 2017

Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.