Les fonds vautours volent aussi sur l'Europe. L'exemple de la Grèce, par Anouk Renaud

Où se passe une restructuration d’une dette publique, des fonds vautours ne sont jamais bien loin. Ces charognards qui prennent pour proie des pays en crise ne chassent pas uniquement dans les pays du Sud - bien que ces derniers restent leurs cibles privilégiées - mais s’en prennent aussi aux pays du Nord. En témoigne le cas de la Grèce et l’importante |1| restructuration que le pays a réalisée en 2012 sous la pression de ses créanciers.

C’est quoi une restructuration de dette ?

Une restructuration de dette c’est un échange de dettes via lequel des anciens titres sont échangés contre des nouveaux, comprenant des conditions différentes. C’est-à-dire une baisse des taux d’intérêt et/ou un allongement du calendrier de remboursement et/ou une diminution du capital, de la valeur de la dette.

Exemple : j’avais un titre de la dette belge de 1 000 euros arrivant à échéance en 2019, avec un intérêt de 2,3 %. Après restructuration, je renonce à ce titre en échange d’un nouveau qui me donne droit à 850 euros, arrivant à échéance en 2030 avec un intérêt de 1,7%.

Comment se passe les restructurations ? Généralement par une négociation entre créanciers et pays débiteur.

Pourquoi fait-on des restructurations de dettes ? Généralement, parce que c’est la crise et que le pays est en situation de surendettement.

À savoir : dans de rares cas, les anciens titres sont échangés contre des liquidités, de l’argent, quoi.

Autopsie d’une restructuration

Bien qu’annoncé, l’échec du premier « plan de sauvetage » de la Grèce de mai 2010 devient patent dès 2011. Le taux d’endettement public atteint alors 172,1 % du PIB, quand il était à 126,7 % à la veille de l’intervention de la Troïka. C’est dans ce contexte que s’ouvrent les pourparlers pour un deuxième « plan de sauvetage ». Alors qu’en 2010, l’Union européenne et le FMI ont tout fait pour éviter une restructuration de la dette grecque, elle apparaît cette fois-ci à l’ordre du jour.

Dès le départ, le cadre des discussions se limite à la mise en œuvre d’un PSI, Private Sector Involment. Autrement dit, pas question de toucher aux créances détenues par les pays européens, le FMI et la BCE, mais uniquement à celles des créanciers privés (ceux qui n’ont pas été remboursés intégralement grâce au « plan de sauvetage » de 2010).

À partir de l’été 2011, les négociations, dans un cadre plus ou moins formel, débutent. Qui participent à ces discussions ? Des représentants des États de la zone euro, d’abord. Les représentants de la Troïka (FMI et BCE) ainsi que le président du comité économique et financier de l’époque, M. Grilli, ensuite. Et enfin, les grandes banques privées via l’Institute of International Finance (IIF), qui est ni plus ni moins le plus gros lobby du secteur financier et un incontournable des négociations de restructuration de dettes souveraines |2|. Dans le cas de la Grèce l’IIF a mis sur pied un groupe ad hoc, le Private Creditor/Investor Committee, composé d’une trentaine d’institutions bancaires et de compagnies d’assurance, afin d’aboutir à une position collective protégeant les intérêts des créanciers et investisseurs privés |3|. Les banques privées s’avèrent non seulement conviées aux discussions ayant lieu « avant, pendant et après » les sommets européens officiels, mais en plus celles-ci se font sur base de leurs propositions élaborées au sein de ce Private Creditor/Investor Committee |4|. Et tandis que les banques imposent leurs doléances, il faut noter une absence remarquée autour de la table : aucun représentant de la Grèce lors de ces rencontres. La Grèce sera de la partie uniquement pour les détails techniques, les modalités d’application d’une décision prise sans elle. C’est au sommet d’octobre 2011 que la décision d’alléger la dette est officialisée.

Le processus de restructuration en tant que tel peut alors commencer. Le 23 février 2012 une loi qui modifie les clauses des titres souverains soumis au droit grec est votée. Cette modification rétroactive permet d’inclure dans ces contrats des clauses d’action collective (CAC). Ces clauses stipulent qu’en cas de renégociation de la dette, si deux tiers des créanciers acceptent le deal proposé, celui-ci s’impose à l’entièreté des créanciers. Après les négociations et à l’aide de ces CAC, le gouvernement grec obtient un accord avec un peu plus de 95 % des détenteurs de ces titres de la dette souveraine.

Le 24 février un acte du conseil des ministres (loi 4050/2012) entérine donc quels titres seront concernés par l’échange et surtout les conditions de celui-ci. En échange de chaque obligationgrecque d’une valeur initiale de 100 euros, les créanciers obtiennent : 
vingt nouvelles obligations grecques d’une valeur totale de 31,5 euros. Ces obligations arrivent à échéance entre 2023 et 2042 et leurs taux d’intérêt augmentent progressivement (2 % entre 2012 et 2015, puis 3 % entre 2016 et 2020, puis 3,65 % en 2021 et 4,30 % de 2022 à 2042). Ces obligations sont émises par l’État grec mais sont régies désormais par le droit britannique. 
 deux obligations d’une valeur de 15 euros. Ces obligations sont émises par le Fonds européen de stabilité financière (le FESF) et régies elles aussi par le droit britannique. Leur durée est de respectivement un et deux ans. 
 un titre de garantie, arrivant à échéance en 2042 et régi lui aussi par le droit britannique. Son rendement est lié au PIB grec : ce titre est activé dès lors que la Grèce enregistre 12 mois consécutifs de croissance économique |5|.

Sur le papier, c’est finalement une décote de 53,5 % à laquelle ont consenti les créanciers privés de la Grèce. Sur le papier, car ce chiffre et surtout la perte réelle sont à fortement relativiser à la lumière de plusieurs éléments.

Qui perd, qui gagne ?

En réalité, les banques privées qui détenaient encore des titres grecs s’en sont très (très) bien tirées avec cette restructuration. Déjà, pour faire passer la pilule, elles ont reçu ce qu’on appelle « des sweeteners » (des édulcorants en français) c’est-à-dire de l’argent directement en cash. Comme visiblement il est d’usage de faire dans ce genre de négociations avec les créanciers… |6|

Ensuite, les obligations émises par FESF obtenues ont trois caractéristiques très avantageuses par rapport aux anciennes créances de l’État grec : elles sont à court terme et donnent donc droit rapidement au remboursement du capital, elles sont plus sûres (elles sont alors notées AAA |7|) et elles s’échangent bien plus facilement. Il est important d’apprécier ces nouvelles conditions à la lumière du contexte de l’époque, puisqu’à ce moment-là les titres grecs ne valent plus rien et sont ainsi difficiles à revendre. Avec cette restructuration les créanciers obtiennent (en apparence) 46,5 % de la valeur de leurs anciens titres mais pour des titres qui n’en valaient plus que 36 % sur le marché. La garantie donc pour les créanciers privés de se voir remboursés ou de pouvoir les revendre plus aisément. Sans compter que l’octroi de ces obligations du FESF prenait aussi en compte les intérêts courus. Autrement dit, les intérêts qu’auraient dû toucher les créanciers sur leurs anciens titres ont été intégrés dans le capital de leurs nouveaux titres. Cette pratique consistant à transformer des intérêts en capital (et donc à payer de nouveaux intérêts sur les intérêts) se nomme « anatocisme » et elle est interdite par principe dans plusieurs législations nationales comme en Italie, en Suisse et en Équateur. Cette pratique est largement abusive vu que le créancier fait payer de nouveaux intérêts sur les anciens intérêts qui se sont ajoutés au capital prêté et donc à rembourser.

Afin de pallier aux effets de cette restructuration, un plan de recapitalisation des quatre grandes banques privées grecques |8| a également été imposé par le deuxième accord de prêt et donc financé par de l’argent public. C’est 37,3 milliards d’euros sur une enveloppe prévue de 48 milliards qui ont été injectés alors dans les banques compensant ainsi leurs pertes |9|. Enfin, le petit bonus des titres de garanties indexés sur la croissance peut paraître anecdotique étant donné la situation économique désastreuse de la Grèce, mais ils donneraient droit à des profits juteux s’ils venaient à être activés.

À la lumière de ces éléments et en y ajoutant d’autres, bien en deçà des 53,5 % de décote officielle, la perte effective des créanciers est estimée à seulement de 3,84 % |10|.

Ceci étant dit tout le monde ne peut pas en dire autant. Si les banques ont bénéficié d’un confortable matelas fourni pas les institutions publiques pour amortir la chute, elle fut bien plus douloureuse pour d’autres créanciers. 
Ce fut le cas pour les petits porteurs, les fonds de pensions, les organismes de sécurité sociale et certaines entreprises publiques grecques, qui, s’ils ont bien obtenu des titres en échanges, ne furent ni indemnisés, ni dédommagés de leurs pertes.

D’autant qu’en amont de la restructuration nombre d’administrations publiques grecques (hôpitaux, caisse d’assurance maladie, caisse de retraites…) avaient été contraintes via décret ministériel de transformer une partie de leur budget de fonctionnement en titres publics grecs |11|. On estime les pertes à 16,2 milliards d’euros dont 14,5 milliards rien que pour les caisses d’assurance maladie et retraites |12|. Un coup énorme porté à la viabilité du système de sécurité sociale déjà largement malmené par les mesures d’austérité et leurs conséquences1 |13|.

Même retour de bâton pour des fonctionnaires licenciés en 2010 sur ordre de la Troïka et qui s’étaient vus dédommagés avec des obligations d’État. Au total on compte 15 000 familles qui avaient placé leurs économies dans la dette grecque |14|.

En septembre 2014, 6 230 particuliers grecs ont d’ailleurs déposé plainte |15| contre l’État grec devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Parmi les arguments invoqués, on retrouve bien entendu l’inégalité de traitement entre petits porteurs et gros investisseurs. Une différence à la fois dans les conditions mêmes de l’échange mais aussi lors des négociations. Contrairement aux banques complètement parties prenantes de l’élaboration de la restructuration, les petits porteurs n’ont pas été consultés ni même informés des négociations en cours. Pour justifier cette mise à l’écart, les autorités grecques comme européennes affirment en 2012 que les personnes physiques ne seraient pas concernées par l’accord. C’est du moins ce qu’avait proposé le ministre grec : exempter les petits porteurs de la restructuration, notamment ceux qui avaient acheté les titres au moment de leur émission. Une proposition retoquée par le président de l’Eurogroupe, et qui avait conduit le ministre grec à promettre à défaut des « mécanismes de compensation » pour les petits porteurs, qui sont restés lettre morte |16|.

Les requérants ont également mis en avant leur spécificité en tant que personnes physiques n’ayant aucune activité professionnelle dans le domaine de l’investissement. À ce titre ils auraient dû bénéficier de mesures volontairement distinctes et plus avantageuses que les banques ou autres fonds d’investissement. Une différence reconnue pourtant par le Conseil d’État grec, saisi sur cette affaire en 2012. Celui-ci justifiait notamment le rejet du recours par des catégories juridiques différentes légitimant donc des réglementations différentes. Les avantages octroyés aux banques et autres investisseurs se justifiant alors par « des objectifs d’intérêt public » |17|. Ce à quoi les requérants répondent qu’il est difficile de voir en quoi inclure les petits porteurs dans l’échange de titres servait l’intérêt public, dans la mesure où les obligations détenues par ces derniers représentaient seulement 1 % de la dette publique grecque. Restructurer ces titres-là n’a ainsi représenté qu’un allègement de la dette publique grecque de 0,7 à 0,8 %. Une goutte d’eau donc pour la Grèce, mais un véritable raz-de-marée pour certains ménages, comme en témoignent les 17 suicides recensés parmi eux |18|. Ce même raisonnement est encore plus troublant concernant les administrations publiques dont les pertes ne peuvent pas contribuer à améliorer l’endettement public, puisque leurs déficits sont précisément une composante de cette dette publique.

À la lecture du jugement rendu par la CEDH, qui déboute les requérants, on apprend qu’en plus de toutes les mesures citées précédemment, les banques ont bénéficié aussi d’exonérations fiscales pour « limiter leur préjudice résulté de l’échange » et « préserver la viabilité et la crédibilité des établissements financiers dont la fragilité aurait constitué une menace grave pour l’économie nationale » |19|.

Bref, l’étendard du « too big, too fail » de nouveau brandi pour justifier des politiques publiques plus qu’avantageuses pour les banques privées. Des banques privées qui sont toutefois loin d’être les seules à avoir tiré leur épingle du jeu…


Qui sont les fonds vautours qui en profitent ?

C’est une véritable nuée de fonds vautours qui s’est déployée autour de la restructuration de la dette grecque. Des vautours aux stratégies plurielles et usant de différents outils à leur disposition pour profiter au maximum de ce juteux commerce : la crise des dettes souveraines.

Euh… c’est quoi un fonds vautour déjà ?

Un fonds vautour c’est une entreprise financière, dont la spécialité est de racheter des dettes à prix cassé, et ensuite tout faire pour obtenir le remboursement de cette dette à 100 % de sa valeur, celle inscrite sur le contrat (que l’on appelle dans le jargon valeur nominale ou faciale) majorée d’intérêts et de pénalités.

Comment s’y prennent-ils ? Primo, ils attendent qu’un pays rencontre des difficultés financières pour racheter sa dette sur le marché secondaire (c’est-à-dire le marché de seconde-main des titres de la dette), qui ne vaut alors plus grand-chose.

Ensuite, ils refusent toute négociation, restructuration de la dette. Ils font pression sur les gouvernements pour toucher 100 % du remboursement (majoré des intérêts voire des pénalités de retard) même s’ils ont dépensé bien moins pour acquérir ces dettes. Et souvent pour ce faire ils poursuivre les États en justice.

Avec cette petite combine, ils arrivent à obtenir en moyenne 3 à 20 fois leurs sommes de départ.

Une petite précision, toutefois, certains fonds d’investissement ont fait de ces pratiques une véritable spécialité. Pour autant, de tels agissement ne se limitent pas uniquement à ces fonds-ci, mais peuvent être accomplis par d’autres entreprises en apparence plus respectables… Ce fut par exemple, le cas de BNP Paribas, dans le cas de l’Argentine.

Pour plus d’infos, 

L’octroi en mai 2010 d’un premier prêt du FMI et de l’Union européenne sans restructuration de la dette va donner le top départ pour l’action des fonds vautours. En effet, ce premier mémorandum garantissait le remboursement des titres grecs (au moins ceux à court terme) et repoussait l’allègement de la dette grecque à plus tard. Des conditions idéales donc pour les fonds vautours qui vont opérer via deux biais |20|.

Premièrement, à partir de 2011 certains vont se mettre à racheter de la dette grecque, qui ne vaut alors plus grand-chose sur les marchés financiers. En attendant la restructuration qu’ils savaient inévitable comme les autres gros investisseurs privés....

Bien que d’ordinaire les fonds vautours n’acceptent pas les restructurations de dettes et espèrent le remboursement à 100 %, ceux-ci vont réaliser tout de même une forte plus-value, car les titres qu’ils ont obtenu grâce à la restructuration donnaient droit à des remboursements supérieurs au prix d’achat. Avant la restructuration, le fonds états-unien Third Point possédait 1 milliard d’euros de dette grecque qu’il avait racheté seulement 170 millions. Avec la restructuration il a obtenu des titres rémunérés à 34 centimes l’euro, enregistrant ainsi un profit net de 500 millions d’euros |21|.

Deuxièmement, certains fonds vont cibler spécifiquement les titres de la dette grecque soumis au droit étranger (majoritairement le droit anglais) dans leurs rachats |22|. Un double intérêt pour ces fonds : ne pas être contraints par les CAC insérées par la loi du 23 février 2012 dans les contrats régis par le droit grec et pouvoir poursuivre la Grèce devant des juridictions étrangères le cas échéant. Évidemment, ces fonds ont refusé le deal proposé en 2012 relatif à l’échange de titres et ont réclamé à la Grèce l’entièreté de leur créance. Ce comportement leur vaut également le nom de « hold out ».

Les hold out en quelques chiffres

Sur 205 milliards d’euros de créances grecques détenues par des créanciers privés : 
 177 milliards d’euros étaient soumis au droit interne, c’est-à-dire le droit grec. 
 28 milliards d’euros étaient soumis à des droits étrangers : anglais, italien, japonais, suisse… (20 milliards rien que pour le droit anglais). 
Parmi ces 28 milliards, les hold out (ceux refusant le deal proposé) pesaient 6,4 milliards d’euros.

Au total, sur 205 milliards, la décote s’est appliquée à 199,2 milliards d’euros de titres et 6,4 milliards détenus par des fonds vautours y ont échappé.

Face au refus des hold out d’accepter l’échange, le gouvernement grec a, dans certains cas, tenté d’obtenir un compromis retoqué par les fonds en question. Dans d’autres, il ne s’est même pas donné cette peine. Au final, le gouvernement grec décide, sans esclandre ou pugnacité, et avec la bénédiction des Institutions qui ont pourtant exigé la restructuration, de rembourser à taux plein ces hold out |23|.

Le premier paiement, de 436 millions d’euros a été fait à un groupe d’investisseur mené par Dart Management (un fonds vautour qui n’est pas à son coup d’essai). Le deuxième de 790 millions en juin 2013, puis 540 millions en juillet 2013. Fin 2015, c’est 3,6 milliard d’euros qui ont été payés, ponctionnant donc une partie des sommes empruntées |24|. On estime que ces fonds ont acheté les obligations grecques entre 60 % et 70 % de leur valeur |25|.

Alors que la plupart des fonds vautours n’ont même pas eu à entamer d’action en justice pour se voir payés, la banque slovaque Postová Bank a, quant à elle, déposé une plainte en mai 2013 contre la Grèce devant le CIRDI en s’appuyant sur un traité bilatéral d’investissement (TBI) conclu entre la Grèce et la Slovaquie. Idem pour l’un des actionnaires chyprïotes de la banque, Istrokapital, qui a déposé une plainte supplémentaire sur base cette fois-ci d’un TBI entre la Grèce et Chypre |26|.

Bien que les poursuites n’aient pas abouti, puisque le tribunal arbitral du CIRDI s’est déclaré incompétent, il est intéressant de ne pas omettre cette voie qui pourrait être utilisée à l’avenir par les fonds vautours et d’autres créanciers suite à des restructurations de dettes souveraines. Notons tout de même que la Grèce a dépensé 4,6 millions d’euros en frais de justice et est redevable de la moitié des frais administratifs liés à cette procédure d’arbitrage s’élevant à 600 000 dollars US |27|.

Il serait trop facile de penser que les fonds vautours ne sont que des fonds privés spéculatifs faisant du dépeçage des États et donc de leurs populations, leur spécialité. Car en Grèce on trouve des vautours tout à fait spéciaux, à l’apparence bien plus respectable mais aux pratiques tout aussi scandaleuses. Rappelons que si les créanciers publics de la Grèce (le FMI, les pays européens et la BCE) ont imposé l’allègement de la dette grecque, comme condition du deuxième mémorandum, elles ne l’ont pas appliqué à leurs propres créances, dont la valeur est restée intacte. L’impact est encore plus fort dans le cas de la BCE qui a racheté des obligations grecques à prix cassé sur le marché secondaire via le Securities Market Program (SMP). Ces rachats massifs entre 2010 et 2012 vont non seulement permettre aux grandes banques privées européennes de se dégager du risque grec en revendant leur titres mais en plus à un prix bien plus intéressant que celui du marché. En effet, sans l’intervention de la BCE on estime que la valeur de la dette grecque aurait atteint le prix plancher de 20 % de sa valeur faciale, alors que la BCE l’a rachetée à 70 % |28|. Exemptée de la restructuration, la BCE obtiendra 100 % de leur valeur. Grâce à cette différence entre le prix de rachat et de remboursement ainsi que des intérêts élevés, la BCE réalise de juteux bénéfices, qui s’élèvent à 7,8 milliards d’euros rien qu’entre 2012 et 2016 |29|.


Une deuxième danse

C’est une réduction de 107 milliards d’euros qu’a permis la restructuration. Mais une réduction qui fut de courte durée, car dès 2013 le niveau d’endettement grec repart de plus belle pour atteindre aujourd’hui 180 % du PIB dans une économie laminée par l’austérité. La meilleure démonstration sans doute que cette restructuration n’a en réalité été qu’un mécanisme supplémentaire pour dégager « en douceur » les créanciers privés d’un défaut grec. Mais la restructuration a un coût : celui d’un deuxième prêt octroyé par le FESF, qui a émis les nouvelles obligations. Aujourd’hui la Grèce doit rembourser 131 milliards d’euros à cette institution européenne. À l’image du premier mémorandum l’argent emprunté par la Grèce ne lui a pas permis de se remettre sur pied mais de financer un allègement tout en douceur pour les banques privées, une recapitalisation des grandes banques grecques et rémunérer les fonds vautours. Et s’il est nécessaire de le rappeler cette dette est payée par la population grecque via une austérité meurtrière.

Les fonds vautours risquent en plus bien de s’offrir une deuxième danse avec la restructuration de la dette grecque à venir. En effet, déjà insoutenable en 2010, la dette publique grecque n’est toujours pas payable comme chacun le sait et une deuxième restructuration n’est plus qu’une question de temps, lorsque le FMI et l’Eurogroupe auront cessé leurs désaccords feints.

D’ailleurs en mai dernier, la Commission européenne annonce que « l’accord » conclu avec Athènes sur une nouvelle vague de mesures d’austérité, marque également le début des discussions sur la restructuration de la dette grecque. Des discussions qui auraient même déjà débuté et qui, à l’instar de celles de 2011, sont tenues secrètes et se déroulent sans la Grèce |30|.

Sachant qu’aujourd’hui les investisseurs privés possèdent pour 34 milliards d’euros d’obligations grecques suite à l’échange de 2012 et que depuis la restructuration les fonds d’investissement ont acquis pour 15 milliards de dette grecque, en attendant une autre restructuration ou un défaut |31|.

Bref, une nouvelle opportunité pour que les vautours continuent de réaliser d’importants bénéfices au détriment de la vie, tout simplement, des Grecques et Grecs.

Anouk Renaud, le 4 novembre 2017

Anouk Renaud est permanente au CADTM, le comité pour l'abolition des dettes illégitimes où cet article a d'abord été publié, l'original est ici

(Re)Voir la première partie : Sucer la Grèce jusqu’à la moelle

Notes

|1| Selon Miranda Xafa - ancienne conseillère économique du FMI et du premier ministre grec C. Mitsotakis, il s’agit de l’opération de restructuration la plus importante de l’histoire des restructurations des dettes souveraines dans la mesure où elle comprenait des titres de créances d’une valeur (nominale) de 205 milliards d’euros. Cité par Daniel Munevar, « Grèce : la restructuration de la dette grecque de 2012 et la recapitalisation bancaire jusqu’à 2016 », CADTM, janvier 2017.

|2| CEO, « What are Bankers doing inside EU Summits ? », janvier 2012. Accessible à : https://corporateeurope.org/financi...

|3| Kenneth Dyson, Sates, Debt and Power. “Saints” and “Sinners” in European History and integration, Oxford University Press, 2014, p. 396

|4| Dans le groupe de pilotage de ce comité on retrouve notamment BNP Paribas, Deutsche Bank, ING, Intesa Sanpaolo et National Bank of Greece. Kenneth Dyson, ibid., p.396

|5| Xavier Dupret, « Restructuration de la dette grecque. Bénéfice sur toute la ligne pour les créanciers », ACJJ, mars 2015. Accessible à : http://acjj.be/ancien/publications/...

|6| Jeromin Zettelmeyer, Christoph Trebesch et Mitu Gulati, « The Greek Debt Restructuring : An Autopsy », juillet 2013, Peterson Institute for International Economics, Working Paper No. 2013-13-8., p.26, cité par Xavier Dupret, op.cit.

|7| CEO, op.cit.

|8| Il s’agissait d’Ethniki Trapezatis Ellados, Piraeus Bank, Alpha Bank et Eurobank. Voir Xavier Dupret, op. cit.

|9| Commission pour la vérité sur la dette publique grecque, La vérité sur la dette grecque, Les Liens qui libèrent, 2015, p. 64 et 87

|10| Xavier Dupret, op.cit.

|11| Marie-Laure Coulmin Koutsaftis (dir.), Les Grecs contre l’austérité, Le Temps des Cerises, 2015, p.50

|12| Commission pour la vérité sur la dette publique grecque, op. cit., p. 65

|13| Pour en savoir plus voir : Michel Husson, « Pourquoi les réformes des retraites ne sont pas soutenables ? », CADTM, novembre 2016.

|14Ibid., p.65

|15| Plus exactement il y avait trois requêtes contre la Grèce : n° 63066/14, 64297/14 et 66106/14, traitées ensemble via un seul jugement.

|16| Affaire Mamatas et autres c. Grèce, juillet 2016, CEDH, p.6. Accessible à : http://www.tovima.gr/files/1/2016/0...

|17| Affaire Mamatas et autres c. Grèce, op.cit.

|18| Commission pour la vérité sur la dette publique grecque, op. cit. p.65

|19| Affaire Mamatas et autres c. Grèce, op.cit., p.11

|20| Daniel Munevar, « Fonds vautours : les leçons de la Grèce », CADTM, février 2017.

|21| Daniel Munevar, Ibid.

|22| Daniel Munevar, Ibid.

|23| Daniel Munevar, Ibid.

|24| Commission pour la vérité sur la dette publique grecque, op. cit. p.88

|25| Daniel Munevar, Ibid.

|26| TNI/CEO, Greece and Cyprus : falling into the debt trap, Profiting from crisis, page 18

|27| Poštová banka, a.s. and ISTROKAPITAL SE v. Hellenic Republic, Ibid.

|28| Éric Toussaint, « La BCE se comporte comme un fonds vautour à l’égard de la Grèce », Le Soir, octobre 2017. Accessible à : http://plus.lesoir.be/121092/articl...

|29| Letter from the ECB to Mr Nikolaos Chountis (QZ064), octobre 2017, European Central Bank. Accessible à 
https://www.ecb.europa.eu/pub/pdf/o...

|30| Jurek Kuczkiewicz, « La dette grecque revient sur la table », Le Soir, mai 2017.

|31| Daniel Munevar, « Fonds vautours : les leçons de la Grèce », op. cit.