Aimons-nous moins l'amour - et le plaisir - que nos parents ?

Apprécierions-nous moins, de nos jours, les plaisirs de la chair ? Ce qui est sûr, c’est qu’on ne se sert plus des mots du sexe et de l’amour comme avant. Cela dit beaucoup de choses de nous, de nos besoins et de nos désirs, comme le démontre Mariette Darrigrand dans un livre : « Sexy Corpus » publié chez Lemieux Editeur…

Vous le remarquez : aujourd’hui, on « pimente sa vie sexuelle » exactement comme lorsqu’on n’avait pas le choix de son partenaire…

Mariette Darrigrand : Dans les médias, aujourd’hui, ce qui est valorisé dans toutes les dimensions de la vie et spécialement dans l’amour, c’est le durable. Pour que le couple dure, nous dit-on de manière réaliste, il faut « pimenter » la chose (rires). Il faut mettre de la variation dans quelque chose de monotone qui est appelé à durer longtemps, beaucoup plus longtemps qu’auparavant puisque l’on vit plus vieux. Nous sommes dans un moment historique assez nouveau par rapport aux années de libération sexuelle qui étaient finalement assez romantiques. Aujourd’hui, on est plutôt dans l’utilitarisme, dans la gestion.

On gère, en effet (rires)…

Et pourquoi pas, finalement ? Le mot « gérer » n’est pas très marrant, mais il est étymologiquement lié à la gestation. L’idéologie de l’époque tourne autour de cette idée : il faut tout créer, engendrer, même sa relation amoureuse.

Cette idée de gestation, on la retrouve dans le mot « genre » qui a pris le pas sur le « sexe » qui, lui, renvoie à l’idée de séparation…

On emploie aujourd’hui le mot « genre » pour définir l’identité sexuelle. On ne dit plus « je suis sexué masculin/féminin », on dit « je suis genré masculin/féminin ». Cette notion de genre est intéressante parce qu’elle introduit une distinction entre le genre psychologique et le genre physique. Est-ce que Freud est dépassé avec son histoire d’anatomie qui détermine le destin ? Peut-on choisir de faire la différence entre l’anatomie et la psyché ? Pourquoi pas ? On peut considérer que c’est une avancée psycho-sociologique. Ce qu’on voit cependant, notamment en France avec le mariage pour tous, c’est l’aspiration universelle, quelle que soit l’orientation sexuelle, à l’enfantement, à l’engendrement. Le genre retrouve ainsi sa valeur étymologique, qui vient du mot « genere », « générer ». Il y a un parallèle entre « générer des enfants » et « générer son être, son identité ».

L’horizon, aujourd’hui, dites-vous, c’est de « faire famille »…

Il y a une très grande valorisation de l’engendrement, de la naissance, et donc de la femme enceinte — quelle que soit la façon dont elle a été enceinte. Pour l’instant, on ne valorise pas trop l’utérus artificiel, on n’en parle que sporadiquement. Mais il y a une imagerie de la femme enceinte, qui peut être hétérosexuelle, lesbienne ou autre. J’y vois plutôt un signe de vitalité. On peut s’en agacer, mais cela reste le signe dans un monde où on parle beaucoup de la mort et de la violence qu’on a le désir de continuer.

On a le désir de continuer, mais avec moins de légèreté, d’idée de jeu…

Effectivement. Nous sommes dans un contexte de survie.

Beaucoup de mots d’amour, de mots coquins ont disparu. Sait-on à quel moment ? Est-ce que notre époque est particulièrement « oublieuse » des mots d’amour ?

Il m’est assez difficile de répondre : je ne suis pas linguiste, je n’ai pas assez de données sur le sujet. Ce qui est sûr c’est qu’aujourd’hui, nous sommes plutôt dans une vision scientiste de l’amour. Le désir, la libido deviennent des questions d’hormones, de neuro-transmetteurs, de métabolisme. On appréhende le corps comme une usine, comme un organisme avec des échanges, des déchets, ce qui, d’ailleurs, est vrai. Avec le progrès scientifique, on connaît de plus en plus de choses sur le fonctionnement du corps. Ce phénomène est assez récent. Il s’explique par la perte d’influence de la psychanalyse qui est une discipline mystérieuse, assez religieuse. Depuis vingt, vingt-cinq ans, avec l’émergence des sciences cognitives, bio-cellulaires, nous avons une vision plus positiviste, plus scientiste du corps et de l’amour.

On mesure, dites-vous, la désérotisation de la société à la banalisation de certains mots sexuels comme le mot « orgasme »…

J’ai été frappée en effet par l’utilisation du mot « orgasme » dans un article sur le sport. Je me suis demandé ce que cela venait faire là. L’orgasme, aujourd’hui, veut dire simplement « plaisir intense ».

On utilise aussi beaucoup ce mot pour parler des plaisirs gustatifs, culinaires…

L’orgasme, en effet, de nos jours, est souvent culinaire, gastronomique. Il y a toujours eu un parallèle entre le plaisir de la nourriture et le plaisir sexuel. Aujourd’hui, on assiste à une vraie désexualisation de l’orgasme dans les usages. Cela est lié en partie à la mode de la cuisine : la nourriture est un thème incroyablement présent dans notre société.

Le plaisir que procure la nourriture prendrait-il le pas sur le plaisir sexuel ?

On a effectivement l’impression que c’est le plaisir ultime, dans beaucoup de cas. Est-ce que cela tient au vieillissement de la population ? Est-ce que le sexe comporte moins d’enjeux qu’avant, dans la mesure où il est très libre aujourd’hui et devient finalement un plaisir banal ? Ce sont des hypothèses sociologiques intéressantes à creuser, parce qu’elles disent beaucoup de choses sur l’idéologie de notre époque. Quand on se place du point de vue étymologique, en tout cas, tout se passe comme s’il y avait une mémoire inconsciente très ancienne qui ressurgissait. Étymologiquement, l’orgasme, en effet, est alimentaire ! Quand on regarde la racine du mot, elle renvoie à la nourriture. C’est assez extraordinaire.

Extraordinaire, en effet : c’est comme si nous vivions à la fois dans le présent et dans le passé. Vous parlez d’ailleurs de "bi-temporalité"…

Nous sommes bi-temporels. Nous avons un pied dans une époque révolutionnaire à beaucoup d’égards, notamment sur le plan technologique. Mais, en même temps, nous sommes ancrés dans l’éternité des choses, dans l’invariance des représentations. Nous voyons resurgir beaucoup de choses anciennes. Ce n’est pas un mécanisme nouveau : la création, l’innovation se font toujours à partir d’ancrages. Mais, aujourd’hui, cet équilibre entre présent et passé est particulièrement sensible, je trouve. Ce qui se fait d’intéressant est toujours équilibré entre les deux, aussi bien en art qu’en pure technologie.

On peut, peut-être, faire un parallèle avec le fait que nous sommes aujourd’hui en même temps à l’époque du « transgenre » et du retour à la valeur famille ?

C’est possible, oui. Mais la famille, en soi, n’est pas nécessairement conventionnelle. Elle a des expressions conventionnelles comme on l’a vu en France au moment du mariage pour tous. Il y a des colorations de la famille. Il y a une famille conventionnelle, catholique, qui ne veut pas faire bouger les termes, mais il y a aussi une famille très innovante. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le mot « famille » ne renvoie pas à la biologie : il vient du mot « familius », qui désignait l’esclave autorisé à dormir dans le « domus », la maison des maîtres. La famille n’est pas au départ une notion biologique : ce n’est pas papa, maman et les enfants. C’est tous ceux qui vivent sous le même toît. 

Ici encore, on revient à la racine du mot…

Tout à fait. La famille, aujourd’hui, comme dans l’Antiquité, ce ne sont pas des personnes nécessairement liées biologiquement, mais des personnes qui vivent sous le même toît. L’être humain est un être social, et cela nous revient en pleine figure. Nous avons été très loin dans l’individualisme, ce qui a abouti à des formes de solitude, particulièrement dans les grandes villes où l’on vit majoritairement. Par nécessité anthropologique, l’individu, donc, refait du lien, il refait de la famille. Par la voie biologique, mais aussi par le biais de l’amitié ou même via les réseaux sociaux qui créent des affinités.

Puisqu’on parle de lien, vous notez que le mot « harmonie » autrefois renvoyait aux liens que l’on a avec la cité, avec les autres, alors qu’aujourd’hui, on cherche l’harmonie dans le couple ou avec soi…

Dans la société européenne contemporaine, le mot « harmonie » renvoie soit à la vie privée — on doit être en relation harmonieuse avec les autres —, soit au corps : la santé est une harmonie des organes. Quand on parle de vie privée et de corps, on est dans le domaine de l’infiniment petit. Dans la cité grecque, l’harmonie était au contraire du côté de l’infiniment grand, elle était inscrite dans les astres ou dans l’Olympe. La cité se devait de refléter cette harmonie, ce bel ordre, en instituant des règles et des lois pour pouvoir vivre ensemble. Force est de reconnaître qu’aujourd’hui, nous ne savons plus comment « vivre ensemble » : les politiques ne savent plus penser le « vivre ensemble ». C’est un mot vide pour eux.

A propos de politique, vous notez que « l’élite » qu’on accuse de tous les maux aujourd’hui avait un sens bien différent au départ. « L’élite », c’était la personne élue entre toutes, celle que l’on aime par-dessus tout…

C’est la poétesse Christine de Pisan qui a donné une dimension amoureuse au mot « élection ». Elle conjugue le mot « élu » au féminin, et cela donne « l’élite », celle qui est choisie, aimée. C’est assez merveilleux de voir comment ce terme a voyagé. Au départ, c’était un mot amoureux, affectif, qui relevait de l’ordre de la vie privée. Aujourd’hui, il est de l’ordre de la vie sociale et son sens est complètement retourné : l’élite, c’est l’abjection absolue, ce qu’il faut rejeter !

Ce qui est très étonnant, c’est que cette élite — politique, médiatique — s’est approprié le vocabulaire amoureux…

Les célébrités, en effet, nous font part régulièrement de leur vie intime et amoureuse. Ils nous racontent comment ils ont aimé, été aimés, été trahis, aussi. 

En nous faisant entrer dans leur intimité, les people ou les politiques prennent le pouvoir sur nous, expliquez-vous…

Le mot « intime » a une dimension très autoritaire. « Intimer », c’est donner l’ordre de rentrer à l’intérieur. On voit bien, du coup, la dimension tactique, politique, de l’exposition de la vie privée. Pourquoi les people, les politiques nous imposent de voir leur femme, leur mari, leurs enfants ? Pourquoi font-ils de nous des spectateurs de leur vie, tout en s’efforçant de désamorcer notre esprit critique ?

Les médias ont contribué à modifier le sens de certains mots, comme le mot « libido »…

Dans le discours médiatique actuel, la libido est comme un petit personnage qu’on a à l’intérieur de soi qui va et qui vient : il y a des moments où elle est complètement endormie, d’autres où elle se réveille : on peut alors la muscler. Dans « 50 Shades of Grey », il est question de la « inner goddess », la « déesse intérieure », qui envoie de bonnes ou de mauvaises ondes, qui protège ou qui expose au danger. La libido, aujourd’hui, c’est ça : une petite déesse qu’on a en soi avec qui il faut être gentil, dont il faut prendre soin. C’est une vision à l’opposé de la vision freudienne. Pour Freud, la libido est une pulsion, quelque chose que l’on ne peut pas contrôler. Or, nous sommes aujourd’hui dans l’idéologie du contrôle total.

Les politiques, de leur côté, ont récupéré le mot « libéralisme » qui, au départ, signifie la licence, l’hédonisme…

C’était en effet un mot du vocabulaire des mœurs, pas de l’économie. Une femme libérale, au XVIIIe, était une femme pas forcément libertaire, mais disons « ouverte » (rires).

Vous dites que les politiques ont investi le vocabulaire du corps parce qu’ils n’ont plus d’idées ou d’idéaux…

J’ai beaucoup travaillé sur le discours politique et j’ai souvent constaté en effet qu’il ne fait plus de place à l’idéal. C’est extrêmement grave, en particulier pour la jeunesse. A quinze, dix-huit ans, on a besoin d’avoir un idéal auquel se référer, s’identifier. C’est non seulement normal mais sain.

Vous rappelez qu’à l’origine, « se prostituer » veut dire « se mettre en avant »… un peu comme le font les politiques qui, à défaut d’idées, mettent en avant leur corps…

Les politiques n’ont plus de « corpus » idéologique. Au lieu de chercher comment en retrouver un, ils comblent le vide par une image physique. C’était déjà vrai en 2007, ça l’a été plus encore en 2012. Depuis 2012, on n’arrête plus d’en bouffer, de l’image physique ! On a vu, par exemple, une ministre prendre la pose dans des vêtements de luxe, pas pour promouvoir le savoir-faire français, mais seulement pour épater la galerie. Or, dans l’étymologie, « se prostituer », ce n’est pas vendre son corps, c’est « se mettre devant », apparaître sur la photo, en gros. Cela fait beaucoup penser à certains gestes des politiques d’aujourd’hui (sourire).

D’après l’utilisation que nous faisons des mots d’amour aujourd’hui, peut-on dire que notre société est moins amoureuse, moins « désirante », qu’avant ?

Pas au niveau des comportements : l’être humain a besoin d’aimer et d’être aimé, cela ne peut pas changer, c’est comme manger (sourire). Sur le plan idéologique, par contre, je pense qu’on valorise beaucoup plus l’amour au sens de la « philia » grecque, qui désigne un lien à la fois amoureux et d’amitié. La « philia », c’est aussi ce que l’on ressent pour un dieu. C’est donc un éros sublimé. On valorise moins aujourd’hui les liens de vie privée.Nous sommes dans un moment très désenchanté sur le plan amoureux. Nous arrivons après la révolution sexuelle, quand il faut gérer les divorces, les difficultés, le narcissisme… Le premier conseil donné à l’individu, de nos jours, c’est : « Protège-toi des influences toxiques ». Nous sommes à l’ère de l’enchantement bien tempéré. L’humeur n’est pas au romantisme mais au réalisme. 

Sur le plan amoureux, vous dites que nous sommes plus proches de nos ancêtres que de nos parents…

Les couples qui se sont constitués dans l’après-guerre jusqu’aux années 1980-85 étaient beaucoup dans la libération. Depuis vingt ans, nous sommes dans la modération, la gestion. La liberté, bien sûr, reste un socle auquel il n’est pas question de renoncer, mais nous sommes devenus prudents. Le mariage homosexuel était le dernier bastion de la libération. Maintenant qu’il est légal, les homosexuels eux-mêmes sont entrés dans cette phase de gestion amoureuse.

Le combat, aujourd’hui, est du côté des « transgenre », qu’on oppose aux « cisgenre », c’est-à-dire aux hétérosexuels. Quand on étudie la racine de ces deux mots, on s’aperçoit que les transgenre sont du côté du mouvement et les cisgenre du côté de l’immobilité…

Le « trans », c’est celui qui peut traverser, qui est fluide, qui incarne le progrès. Le « cis », c’est celui qui est fixe, qui a tous ses œufs dans le même panier (sourire). 

Est-ce que cela veut dire que le cisgenre, donc l’hétérosexuel, n’est pas moderne ?

Si on suit l’étymologie, le cisgenre n’incarne pas la modernité. L’hétérosexuel a-t-il jamais incarné la modernité ? Force est de le constater, l’hétéro n’est pas moderne. L’hétéro, après tout, c’est Adam et Eve !

Spécialiste du discours médiatique, Mariette Darrigrand est chargée de cours à l'université Paris 13 et dirige le cabinet d'études sémiologiques Des faits et des signes.

A LIRE : « Sexy Corpus » de Mariette Darrigrand, Lemieux Editeur, 182 p., 20 €.