Becky Chambers envoie l'altérité chez les sauvages

Lorsque les peuples heureux semblent ne plus avoir d’Histoire, comment maintenir vivantes les possibilités de bifurcations et la curiosité de l’altérité ? Une fable science-fictive magnifiquement étonnante.

Dans la vie, parfois, arrive un moment où on a absolument besoin de foutre le camp de la ville. Même si l’on a passé toute sa vie adulte en ville, comme frœur Dex. Même si la ville est une ville super, comme la seule ville de Panga. Même si tous vos amis y vivent, même si tous les bâtiments qu’on aime s’y trouvent, tous les parcs dont on connaît le moindre recoin secret, toutes les rues que vos pieds empruntent sans réfléchir. La ville était belle, vraiment belle. Une haute merveille architecturale tout en courbes brillantes et lumières colorées, reliées par l’entrelacs des rails aériens et des allées piétonnes, couvertes de feuillages qui débordaient des balcons et des terre-pleins ; chaque inspiration charriait un parfum d’épices, de nectar, de linge qui séchait dans l’air pur. La ville était un lieu paisible, harmonieux, prospère. Une perpétuelle harmonie où l’on créait, fabriquait, grandissait, essayait, riait, courait. Où l’on vivait.
Frœur Dex ne la supportait plus.
L’envie de partir était née avec l’idée du chant des grillons. Dex n’aurait pas su dire d’où cela lui était venu. Peut-être d’un film ou d’une exposition dans un musée. Une installation multimédia qui diffusait des bruits de la nature. iel n’avait jamais vécu dans le voisinage de grillons qui chantaient, mais, une fois qu’iel eut remarqué l’absence de leur chant dans les sons de la ville, elle était devenue impossible à ignorer. Iel l’avait remarquée tandis qu’iel travaillait au potager sur le toit du monastère des Bocages, comme le voulait sa vocation. Ce serait plus agréable avec des grillons, s’était-iel dit entre ratissage et désherbage. Oh, il y avait des tas d’insectes, des papillons, des araignées, des scarabées à foison, tous les petits synanthropes dont les ancêtres avaient préféré la vie urbaine aux cultures chaotiques qui s’étendaient au-delà de l’enceinte. Mais aucune de ces créatures ne chantait. Aucune ne gazouillait. Ces petites bêtes des villes ne satisfaisaient pas Dex.

Proche de la trentaine, Dex coule une vie on ne peut plus paisible au monastère des Bocages, à x, la capitale et seule véritable grande ville de la lune Panga, son monde. Un jour, pris d’un étrange mélange de nostalgie diffuse et d’envie d’autre chose, iel (le neutre s’impose à toutes et tous au monastère comme dans bien d’autres lieux de Panga) change de vocation et décide de partir, pour se consacrer au service du thé dans les villages, une tradition bien établie qui suppose de ses adeptes, toutefois, une double compétence en matière d’infusions d’ingrédients de choix, d’une part, et d’écoutes attentives et subtilement orientées, d’autre part, puisque cette cérémonie du thé d’un genre bien particulier joue aussi le rôle, de facto, de soupape socio-psychologique à qui en éprouve le besoin.

Équipé de son chariot-vélo flambant neuf, qui lui confère l’autonomie et le confort nécessaires à sa tâche, le (ou la) voici partant(e) pédaler sur les routes et les chemins environnants, l’arrière du véhicule orné d’une devise comprise « par tout le monde en Panga » : « Trouve la force de faire les deux ». – devise, dont le sens se révèlera en temps utile. Après quelques menus déboires initiaux (la double compétence mentionnée ci-dessus demande tout de même quelques ajustements), Dex embrasse son nouveau métier avec ferveur et habileté. Deux ans plus tard, iel y fait déjà figure, en toute modestie, de vieux routier, apprécié de toutes et de tous. Pourtant, une curieuse insatisfaction le taraude encore, car il n’a pu trouver de grillons, espèce désormais presque disparue… Peut-être lui faudrait-il se risquer hors des sentiers battus, hors des zones d’implantation humaine et par les zones naturelles protégées ? Mais qui sait alors ce qu’iel pourrait rencontrer ? Car si les robots qui ont déserté pacifiquement la compagnie des humains il y a si longtemps sont aujourd’hui devenus quasiment un mythe, il se murmure toutefois de ci de là qu’ils sont bien toujours présents, dans des espaces précisément laissés hors de portée des humains ordinaires. Et c’est ainsi qu’une imprécise quête du grillon va peut-être bien se transformer en tout autre chose.

En un clin d’œil, Dex passa d’une zone très urbanisée à la rase campagne, et ce voisinage lui inspirait autant de surprise que de soulagement. Après tout, iel avait déjà franchi le mur d’enceinte. Iel avait grandi à Valpré, et sa famille y vivait toujours. Iel y retournait au moins deux fois par an. La ville exploitait beaucoup de fermes verticales et de toits potagers, mais certaines cultures avaient besoin de s’étaler. Valpré et les autres villages satellites s’en chargeaient. Ils ne ressemblaient pas aux villages de campagne où Dex se rendait ; ceux-ci étaient de modestes enclaves loin de l’orbite de la cité. Les satellites, malgré tout, avaient leur indépendance, à mi-chemin entre mégapole et hameaux. Dex connaissait bien les paysages de prés et de vallons que traversait la route, mais la destination était neuve, et cela changeait la donne.
En pédalant, Dex commença à imaginer ce qu’iel allait devoir faire. C’était une bulle de pensée, l’idée vague d’une méthode bien plus qu’un plan solide. Sur la route, iel s’aperçut que rien ne l’empêchait de s’arrêter à Valpré le temps de réfléchir. L’attendaient un lit dans la grande ferme, un dîner au goût d’enfance et… Dex fit la grimace. Et les parents, les frœurs, les enfants des frœurs, toute la cousinade, des gosses partout, les sempiternelles chamailleries qui tournaient en rond depuis des décennies. Il y aurait des courses-poursuites de chiens dans le brouhaha de la cuisine, et l’humiliation de devoir expliquer, sous les regards perçants de toute la famille, que le projet défendu avec l’énergie de l’évidence se révélait très intimidant alors  qu’iel avait essayé de toutes ses forces l’espace d’une demi-journée entière, et qu’à présent, du haut de ses vingt-neuf ans, iel avait grande envie de revenir se blottir au fond de l’enfance pour une durée indéterminée, juste le temps de décider quoi faire quand iel serait adulte.
Iel aurait eu l’air complètement ridicule.
Au premier embranchement, un panneau indiquait VALPRÉ à droite et PETIT-RU à gauche. Sans une hésitation, sans un regret, Dex prit à gauche.

De Becky Chambers, j’avais déjà beaucoup apprécié « Apprendre, si par bonheur », inscrit par Alice Carabédian parmi les illustrations-clé de son précieux « Utopie radicale ». Figure de proue du mouvement littéraire et science-fictif informel qu’est le solarpunk (écoutez mon ami Antoine en parler fort joliment dans le 3ème épisode de Planète B, notre émission « SF & politique » sur Blast, ici), elle a su d’ores et déjà insuffler un je-ne-sais-quoi de différent – et de surprenant. J’étais donc fort curieux de ce premier opus d’une série de romans courts annoncée sous le titre légèrement énigmatique de « Moine & Robot », tout auréolé de son prix Hugo 2022.

Situé sur l’une de ces lunes propices aux utopies (à visée scientifique, comme le rappelait Frédérique Aït-Touati dans son « Contes de la lune », à visée socio-politique comme dans le célèbre « Les dépossédés » d’Ursula K. Le Guin), « Un psaume pour les recyclés sauvages » (ce dernier terme marquant une audacieuse tentative de traduction du magnifique « wild-built » de l’original américain) s’attaque avec une ruse parfois légèrement déroutante à l’adage qui pèse comme un couvercle sur les utopies littéraires : « Les peuples heureux n’ont pas d’histoire ».

Et en effet, dans un premier temps – mais y compris juste après la lecture -, j’ai été quelque peu désarçonné par cet assaut généralisé de bienveillance, si inhabituelle dans la fiction, dans lequel l’Histoire (pourtant omniprésente sous forme de rappels ayant progressivement et partiellement muté en récits légendaires) semble s’être effacée pour céder la place à des préoccupations en apparence aussi essentielles que le choix de la bonne herbe pour une infusion ou de la bonne couleur pour un vêtement (ce que l’autrice manie avec un redoutable humour à froid, en plus d’une circonstance). C’est pourtant bien en travaillant ainsi au plus près, et en finesse, certains de nos préjugés, ceux qui nous empêchent peut-être bien de saisir le caractère profondément politique (par l’ajustement et la répétition, notamment) de certaines données intimes, même lorsqu’elles semblent confiner au futile. que Becky Chambers nous offre une subtile méditation, métaphorique aussi bien que matérielle, sur les bifurcations (à une époque, celle d’un capitalocène devenu létal, où ce mot a vu son sens exploser) et sur la curiosité (ressort central d’une autre utopie de l’altérité nécessaire, pourtant ô combien différente de celle de « Moine & Robot », celle du « cycle de la Culture » de Iain M. Banks). J’attends donc avec impatience, pour finir de lever certainement les petits doutes qui m’ont néanmoins travaillé durant ces 120 pages, la publication du volume suivant de la série, « Une prière pour les cimes timides », annoncé pour mars 2023.

Si vous demandez à six moines différents quel dieu règne sur la conscience des robots, vous obtiendrez sept réponses différentes.
La plus populaire, parmi le clergé comme chez les laïcs, affirme qu’il s’agit de Chal. De qui dépendraient les robots sinon du dieu des constructions ? D’autant plus, explique-t-on, qu’à l’origine les robots avaient été créés dans un but industriel. Même si l’ère des usines est une page sombre de notre histoire, nous ne pouvons ignorer les motifs qui ont donné naissance aux robots. Nous les avons construits pour qu’ils construisent. C’est l’essence même du dieu Chal.
Pas si vite, rétorqueraient les écologiaires. L’Éveil a eu pour conséquence le départ des robots, qui ont tous quitté les usines pour la nature. Il suffit d’évoquer la déclaration du porte-parole des robots, Niveau-AB #921, lorsque ceux-ci ont refusé d’intégrer la société humaine avec un statut de citoyens libres.
Nous n’avons jamais connu d’autre vie que celle conçue par l’humanité, depuis nos corps jusqu’à nos tâches en passant par les bâtiments que nous occupons. Nous vous remercions de ne pas nous contraindre à rester ici, et, même si votre proposition nous touche, nous souhaitons quitter vos villes afin d’observer ce qui n’est pas une création : la nature sauvage.
Aux yeux des écologiaires, cela sent Bosh à plein nez. Que le dieu du Cycle bénisse l’inorganique, c’est certes inhabituel, mais il faut bien que cette envie d’explorer les écosystèmes intacts de notre lune verdoyante leur vienne de quelque part.
Pour les cosmistes aussi, la réponse est Chal. La philosophie de leur ordre considère le travail manuel comme synonyme de vertu, et un outil sert à renforcer des capacités physiques ou mentales, pas à échapper totalement à une tâche. Lorsqu’on les a fabriqués, vous rabâchent-ils, les robots n’étaient pas doués de conscience, et on les destinait à soutenir les efforts des ouvriers humains, pas à les remplacer totalement, même si c’est cela qui s’est passé. Les cosmistes expliquent que, quand l’équilibre a basculé, quand les usines d’extraction ont commencé à fonctionner vingt heures sur vingt sans qu’intervienne une seule main humaine – alors même que les mains humaines avaient désespérément besoin d’un travail, quel qu’il soit – Chal est intervenu. Nous avions abâtardi les constructions au point de mettre notre espèce en danger, alors Chal nous privés de nos jouets.
Ou alors, corrigeraient les écologiaires, Bosh avait rétabli l’équilibre pour nous empêcher de rendre Panga inhabitable à l’espèce humaine.
Ou plutôt, glisseraient les charismistes, les deux sont intervenus et nous devons y voir la preuve que Chal est l’enfant-dieu préféré de Bosh. Ce qui nous ferait complètement perdre le fil du sujet, parce que les charismistes attribuent aux dieux une conscience et un affect profondément humains, et cela plonge les autres ordres dans une colère noire.
Ou alors, soupireraient les essentialistes de l’autre côté de la table, si on n’arrive pas à se mettre d’accord, si des machines guère plus complexes qu’une calculatrice ont soudain accédé à la conscience, sans que jamais personne puisse en discerner la raison, c’est bien qu’au lieu de nous chamailler nous n’avons qu’à nous en remettre à Samafar.
Pour ma part, à quelque dieu que soit due la conscience des robots, je crois qu’il est raisonnable de se tourner vers le dieu des Mystères. Après tout, comme le garantissait la Promesse de séparation, nous n’avons plus jamais eu aucun contact avec les robots. Nous ne pouvons leur demander ce qu’ils pensent de tout cela. Nous l’ignorerons sans doute toujours.
(Frère Gil, Le Grand Saut : rétrospective spirituelle de l’ère des usines et des débuts de la Transition)

Hugues Charybde le 23/01/2023
Becky Chambers - Un psaume pour les recyclés sauvages - éditions l’Atalante

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