Le spread. Par André Markowicz

Pour commencer, ça : un ami (une connaissance, en fait), en Centre-Bretagne, a eu besoin d’un constat d’huissier pour une affaire mineure. Il a téléphoné, et la secrétaire de l’huissier (ou l’huissier lui-même ?) lui a répondu que ce ne serait pas possible, parce que l’huissier était pris, du matin jusqu’au soir, par des constats pour des violences familiales. — Je ne sais pas quoi faire de ça. Ça reste comme une histoire martienne, à l’instar de dizaines de petites histoires du même genre, ou pas du même genre, mais qui, toutes, disent la violence terrifiante du monde qui est, de fait, le nôtre.

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Ensuite, ce qui m’a frappé plus qu’on ne saurait le dire, c’est l’histoire du Charles de Gaulle. Du taux de contamination des marins — on en était arrivé aux deux tiers (c’est ça ?), en quelque chose comme une semaine, et il était absolument clair que si le Charles de Gaulle n’était pas rentré à sa base de toute urgence, ç’aurait été l’ensemble de l’équipage qui aurait été touché. La maladie est capable de se répandre comme aucune autre (comme la peste, avec, heureusement, des formes moins mortelles). Ça veut dire qu’une chose consolatrice est fausse dans ce qu’on nous explique des changements de la société. Ce serait la première fois, nous dit-on, qu’on n’hésite pas à arrêter l’économie pour sauver des vies. C'est consolant, mais, du coup, c’est faux : si nous sommes confinés (et Dieu merci, malgré tous les malgrés, que nous le soyons), c’est qu’il n’était pas possible de faire autrement. L’économie, de toute façon, se serait arrêtée — et dans des conditions infiniment plus dramatiques.

(J’écris : c’était impossible et, en même temps, je ne sais pas quelle est vraiment la situation en Suède, par exemple. )

Ensuite, il y a l’interview que notre président a donnée au Financial Times, le 16 avril dernier. Macron y insiste sur la menace de la Chine (et celle de la Russie, mais, par rapport à la Chine, la menace russe est infime, parce que la Russie est infime par rapport à la Chine), il insiste sur le changement — comment il appelle ça ? — anthropologique qui est en train de se produire, sur la nécessité dans laquelle nous (le monde occidental) sommes de changer, la nécessité qu’il y a à comprendre qu’il y a des sphères de l’activité humaine qui ne doivent pas être subir les lois du marché, et que la valeur n’est pas obligatoirement la valeur marchande.

Que dire, sinon qu’il a raison ? Sauf que, donc, il nous trompe en nous parlant d’humanisme à propos de l’arrêt de l’économie. Et que, ça, que la rentabilité immédiate ne doit pas décider de tout, il y a des gens qui le disent depuis un certain temps... Mais tout ce qui se passe à côté, dans dans la politique mise en place, indique que rien ne changera.

Je ne parle plus de l’impréparation, — des masques, des tests, de l’état dans lequel les politiques libérales mondiales ont mis les hôpitaux, — mais tout ce qu’on apprend, par exemple, de l’achat de ces respirateurs qui s’avèrent inopérants. La question est celle-là, évidemment, mais elle est aussi, et peut-être surtout, celle du mensonge impuni qui accompagne cette impréparation : les masques qui ne servaient à rien (ça tombait bien, puisqu’on n’en avait pas), les tests inutiles (et là encore, ça tombait bien), le fait que, non, les services hospitaliers n’étaient pas surchargés. Et puis, à propos des aides massives décidées par l’Etat — le fait que, où qu’on se tourne dans la vie pratique, dans ce que chacun de nous voit autour de lui — ces aides, d’abord, très souvent, elles n’arrivent toujours pas, et que, même quand elles arrivent, elles sont absolument insuffisantes et, très souvent, inappropriées — puisqu’il s’agit le plus souvent d’emprunts (certes garantis par l’Etat — mais des emprunts quand même), ou des reports de charges. Bref, il y a là une espèce de « spread » comme dit Macron dans son interview au FT, d’écart, qui ne cesse de s’accroître entre la réalité et le discours, et, cela, sous couvert d’une transparence absolue, avec des points de presse quotidiens sur la situation sanitaire — tout en sachant que, là encore, nous sommes incapables, au moment où nous sommes, le nombre de victimes annexes (personnes laissées sans soin, pour telle ou telle raison, ou personnes, dans les Ehpad, qui se laissent « glisser » par sentiment d’abandon ou juste de fatigue.

Et puis, il y a les petits faits, là encore. Alors même qu’il est évident que nous aurions besoin de développer l'agriculture biologique, par exemple, parce qu’elle est la seule à pouvoir nous sortir de l’autre impasse dans laquelle nous sommes, l’impasse de l’empoisonnement de la planète, quand Macron va en Bretagne, il rend visite à une des plus grandes entreprises de l’agro-économie, qui produit des tomates industrielles, et je ne l’entends parler d’aucune alternative à ce genre de production. — Qu’il soit hors de question d’arrêter, du jour au lendemain, ces entreprises, — ça va de soi, à cause des ravages sociaux qu’il y aurait, mais qu’on n’évoque pas du tout la nécessité absolue, urgente, de la transition d’une agriculture à l'autre, ça, c’est un signe très grave. Et l’industrie agro-alimentaire, c’est une des branches essentielles de l’activité de ce lobby ultralibéral qui fait la pluie et le beau temps en Bretagne, l’Institut de Locarn. Macron, choisissant de venir en Bretagne, lui rend donc hommage — un hommage d’autant plus souligné que la marque de supermarchés qu’il visite, Super U, est aussi très impliquée dans cet institut.

Et puis, tout récemment, il y a cette phrase, de la secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Economie, à propos du port du masque, rendu obligatoire (nécessité que je ne discute évidemment pas) : "Je pense que chaque consommateur sera assez vite en position de choisir ce qui lui convient le mieux. En fonction du rapport qualité/prix, de la durabilité, du confort ou du style. » — Ainsi, pour Agnès Pannier-Runacher, même devant la mort possible, l’être humain est d’abord un consommateur.

Qu’on me comprenne : l’écart de possibilités de se soigner entre un pauvre et un riche, en France même, il a toujours existé. Mais que ce soit dit très simplement, comme une chose naturelle, comme, oui, réellement, un phénomène naturel... Cette petite phrase, à elle seule, fait voler en éclats les beaux discours humanistes de notre Président. Dans le monde où les masques seront obligatoires, oui, les plus riches auront les meilleurs, parce qu’ils pourront faire jouer la concurrence, étudier le rapport qualité/prix, bref, ils continueront la vie qui nous mène à la ruine. Sa constante eugéniste, en quelque sorte. Ecouter dire une phrase pareille, la bouche en cœur, tranquillement, l’écouter puis passer à autre chose. C’est, pour reprendre l’interview de Macron, une rupture anthropologique réelle : le signe que le monde futur, ce monde « de fractures », ce monde fracassé, ce monde dans lequel les antagonismes ne pourront que s’exacerber, ce sera celui que nous vivons aujourd’hui, mais sans aucune fioriture droit-de-l’hommesques. C’est ce sera comme ça, et... ce sera normal.

Du coup, on ne s’étonne pas qu’il n’y ait pas eu de débat parlementaire sur cette application de traçage, StopCovid, alors même que ce débat avait été promis. Tout a été mis ensemble, pour être voté, si je comprends bien, en un seul jour.

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Il y a, donc, au niveau mondial, ce qu’il faut bien appeler la menace chinoise (menace que l’Occident, depuis au moins trente ans, a construit lui-même, en acceptant systématiquement les transferts de compétence au nom du chiffre d’affaires immédiat). Et le gouvernement, pour la première fois, désigne cette menace. Il la désigne au nom de la démocratie. Et chez nous, en France, en même temps, il y a l’affirmation, dans les faits, que le monde ancien va essayer de continuer — encore plus dur, encore plus cynique. Que la démocratie, chez nous, risque de devenir de plus en plus formelle. Et nous, je veux dire, les gens, consommateurs de masques, et d’air, on devient quoi, dans ce spread-là ?

André Markowicz, le 27 avril 2020


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.