Passé aux oubliettes, le "III" inachevé de 24-Carat Black est un pur joyau

Il est probable que, comme beaucoup, vous n’ayez jamais entendu parler de 24-Carat Black, un groupe funky-soul dirigé par Dale Warren dont le premier album Ghetto : Misfortune’s Wealth n’a connu qu’un succès d’estime. Alors, la sortie de “III”, album resté dans les tiroirs pendant 30 ans est un autre jalon de ce qu’aurait pu être la soul en version great black music des 70’s.

Après 1967, l’Amérique jeune et noire qui dansait sur les tubes de Motown commençait à trouver le discours à côté de la plaque - et il faudra attendre là-bas les révoltes de Marvin Gaye et de Stevie Wonder pour que cela change. Alors, on regardait plutôt côté Stax et des indés qui ne maquillaient pas leurs discours sous l’abus d’effets de la production et tenaient des discours audibles aussi bien du grand public que des membres du Black Panther Party, comme Isaac Hayes, Otis Redding, The Staple Singers, Shirley Brown ; voir l’inaugural A Change is Gonna Come de Sam Cooke.

Et, à la suite de l’arrivée des Gil Scott-Heron et autre Last Poets en 1969, il fallait vite inventer autre chose. Alors, en 1973, leur Ghetto : Misfortune’s Wealth, rassemble, comme à la parade, huit compositions de soul revendicatrice, de funk improvisé et de groove vertigineux, empruntant là une extravagance à la Sly and the Family Stone, là une diction qui harangue, scande et répète des paroles dans la plus pure tradition des pasteurs noirs («God, save the world» entend-on en conclusion de Synopsis One : In The Ghetto/God Save The World), et le reste à des musiciens de la great black music. Dale Warren (un producteur ambitieux qui a travaillé avec tout le monde, d'Isaac Hayes aux Staple Singers en passant par Jackie Wilson) et sa clique (plus de 25 musiciens, dont Larry Austin à la basse, Gregory Ingram au saxo, Ricker Foster à la trompette ou encore Kathleen Dent et Valerie Malone au chant) sont un peu la face sombre de l’ex-leader de The Impressions, son pendant pessimiste : Ghetto : Misfortune’s Wealth happe en effet sans en faire trop, ne taille aucun refrain évident, aucun couplet hédoniste mais tisse de longues toiles intimistes et obscures, enregistrées en live et en seulement douze heures. Autant dire une œuvre dont les orchestrations ne sont ni évidentes ni inutilement complexes, mais dont la mise en place de l’espace ressemble aux placements de Gil Evans… La musique de 24-Carat Black est concernée et à la limite du spiritual jazz d’aujourd’hui : audacieuse, généreuse, inventive, libre, finalement plus lente et sensuelle que les paroles ne pourraient le laisser penser. Elle a l’architecture des grandes mélodies issues de l’histoire de la musique des années 1970 : labyrinthique, sans single tape-à-l’œil, au croisement de multiples tensions. Des tensions politiques, d’abord : depuis le début des années soixante-dix et les émeutes de Watts, la situation économique et sociale s’est encore dégradée pour la communauté afro-américaine, désormais orpheline des Black Panthers et des différents leaders noirs ayant émergé au cours de la décennie précédente. Et musicales ensuite avec le funk trop libre qui va vite se voir surpasser par le Philly Sound, bien plus lisse et qui va finir vite fait en disco : la politique où l’on danse avec ses pieds, comme le disait si bien Frank Zappa.

En 2009, quinze ans après la mort de Dale Warren, qui luttait depuis quelques temps contre des problèmes de santé et une addiction à l’alcool, la musique de 24-Carat Black aura même connu un renouveau avec la publication par le label de rééditions Numero Group de Gone : The Promises Of Yesterday, une compilation de six titres jamais publiés, végétant dans la cave du musicien Bruce Thompson depuis 35 ans. Alors, bien sûr, The Best Of Good Love Gone ou I’ll Never Let You Go n’ont pas tout à fait la minutie dans les arrangements de 24-Carat Black Theme, ni la puissance des envolées instrumentales de Foodstamps, mais ils continuent d’en dire bien plus sur la réalité des Afro-Américains au début des seventies que n’importe quel produit formaté d’Hollywood, de l’époque ou non.

Et puis, il y a quelques jours, je suis tombé sur l’album inédit/pas fini qui trainait depuis longtemps dans les archives de Dale Warren qu’il aurait terminé un jour si la maladie lui en avait laissé le temps: III, leur second album maudit. En ouvrant avec un piano dramatique, des percussions galopantes et des harmonies vocales délicatement entrelacées de "I Need A Change", il est clair que Warren avait l'intention de définir d’autres paramètres créatifs que ceux établis aux débuts du groupe. "Skeleton Coast" combine les percussions africaines traditionnelles avec un beau jeu de piano pour créer un groove et une atmosphère qui occupent un territoire similaire à celui que Marvin Gaye explorait au début des années 70. Lorsque nous arrivons à la fin de l'album et "Someone To Somebody", plus proche de l'optimisme et du groove, la découverte de III ressemble moins à un heureux accident qu'à une sorte de providence parfaitement synchronisée. On fait là dans le soyeux, le voluptueux et on arrive à un son aux antipodes de celui en vigueur à l’époque, celui pré-disco de Gamble et Huff.


Une erreur maintenant réparée de deux manières : l’arrivée de cet inédit chez Numero Group rouvre des portes qu’on croyait jusque là juste entendues chez Oneness of Juju et 24-Carat Black a été samplé par tout ce que la planète hip-hop compte de producteurs intelligents (Foodstamps a été échantillonné sur Rebirth of Slick (Cool Like Dat) de Digable Planets, Mother's Day s'entend sur Can I Live II de Jay-Z, Synopsis Two : Mother's Day figure sur Nas Is Coming de Nas, tandis que Poverty's Paradise et Ghetto : Misfortune's Wealth ont été respectivement retravaillés sur The Birth de RZA et sur 6 Variations of in the Rain de Madlib). Et là, vous connaissiez sans même le savoir. mais c’est une autre histoire. Welcome back !

Jean-Pierre Simard le 28/04/2020
24-Carat Black - III - Numero Group