Le non-lieu de Rémi Fraisse et la langue des étoiles**, par Tieri Briet

Je voulais parler de la langue des étoiles. Encore. Pas celle des Iakoutes mais l'autre, celle que cherchait Khlebnikov en écrivant ses poèmes, juste après la révolution russe. Quand il a façonné, durant les quatre dernières années de sa vie, un lexique de la langue stellaire : une langue commune à toute l'étoile peuplée d'hommes. C'était en 1921. Pour sortir des nuits de la vie quotidienne, écrivait-il, bâtir une parole d'azur-brûlant des silenciels. Je voulais en parler mais je n'y arrive pas. Impossible.

Pourtant, il y a longtemps que ses poèmes me fascinent. Pareil pour le désert d'Atacama, au nord du Chili, où des astrophysiciens de toute l'Europe sont venus vivre près de ces télescopes géants qu'on continue d'y construire, je voulais en parler. J'ai beaucoup lu à propos de ces chercheurs d'étoiles et de la vie de Khlebnikov, pour essayer de comprendre et parvenir à raconter mais pas aujourd'hui, non, parce que c'est devenu d'un seul coup impossible : avant-hier à Toulouse, lundi 8 janvier, deux juges d'instruction ont annoncé que la justice n'aurait pas lieu et que la mort de Rémi Fraisse, tué par un gendarme à Sivens, dans la nuit du 24 au 25 octobre 2014, ne nécessitait pas qu'on interroge le moindre gendarme devant un tribunal, ni même leur commandement, et encore moins le préfet du Tarn ou le ministre de l'Intérieur.

Je sais qu'il n'y a pas de rapport. La langue des étoiles murmure une histoire de l'origine, elle raconte le surgissement de l'univers alors que ce non-lieu raconte une fin sinistre, la mort de la justice dans mon pays, un grain de poussière spatio-temporel quand on le rapporte à l'échelle de l'espace sidéral.

Pourtant j'avais envie d'y croire à cette justice, j'avais de plus en plus besoin d'y croire encore un peu pour continuer de lire Khlebnikov et d'explorer les recherches des astrophysiciens d'Atacama. Depuis lundi c'est devenu impossible. La décision qu'ont prise Anissa Oumohand et Elodie Billot, les deux juges d'instruction toulousaines, de confirmer les réquisitions du procureur de la République Pierre-Yves Couilleau ont saccagé quelque chose d'important, que j'ai du mal à nommer. Au nom de la justice, elles ont accepté l'idée qu'en France des hommes en armes aient le droit de tuer un homme désarmé, quand il levait les bras en l'air pour manifester son refus de la violence. Je n'arrive plus à lire aucun poème, aucun article scientifique tellement je pense au père de Rémi Fraisse, quand il déclare qu'il n'y a pas de justice en France.

Comment peut-on lire un poème dans un pays, un continent où la justice est devenue impossible ? J'essaie encore mais je n'y arrive plus. J'ai refermé le livre de Khlebnikov avec l'envie de pleurer mélangée à la rage. Depuis lundi je sais qu'en France, maintenant, les palais de justice n'ont pas plus de valeur que ce palais d'injustice à Istanbul, bâti dans la démesure pour exécuter les ordres d'un gouvernement quand celui-ci décide de jeter en prison des dizaines de milliers d'opposants. En France, les opposants risquent leur vie en contestant une politique imposée par la force, mais ce n'est plus une question de justice. La justice est déjà morte en Turquie, on le sait, mais en France elle vient de mourir sous nos yeux. Une étoile morte dans le ciel de l'Europe, qui l'a peinte en jaune sur un drapeau qui s'enlaidit de jour en jour. Et la démocratie est devenue un astre mort elle aussi, où les poèmes de Khlebnikov restent éventrés par l'explosion d'une grenade offensive F1 au milieu de la nuit.

Tieri Briet

Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il a grandi à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu voyageur-ferrailleur pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Il écrit pour la Revue des ressources, Ballast et L'Autre Quotidien en continuant d'explorer la Bosnie, le Kosovo et l'Albanie pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».


Blog perso : Un cahier rouge