Russie : élection, piège à con (hélas)

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L’élection qui va avoir lieu en Russie est une farce triste, dont l'issue est évidente, écrite d’avance, et il n’y aurait finalement pas même à en parler sans la peur panique, j'allais dire animiste, qui saisit le pouvoir quand il s'agit de Navalny.

Depuis la tentative d'assassinat d'Alexéï Navalny par le FSB, depuis l'étude de son équipe sur le palais de Poutine (qui a recueilli plus de 120 millions de vues, depuis l'arrestation de Navalny, la Russie s’est enfoncée, très vite, dans une dictature qui, il faut le dire, est de plus en plus ubuesque.

Le fait est qu’il y a les élections en Russie, en septembre — des élections générales, pas seulement pour renouveler les députés de la Douma (l'assemblée nationale), mais aussi dans les municipalités et dans les provinces. Les élections, plus on avance dans les mandats de Poutine, plus elles sont truquées, au vu et au su de tous. On cite, comme un exemple d’anthologie, le score de l'actuel président de la Douma, Viatcheslav Volodine, à Saratov, et dans la province, aux élections précédentes Et lui, et tous les candidats de sa liste à travers la province, ils n’ont pas recueilli 98%, non. Tous, sans aucune exception, ils ont recueilli 62, 62 % des voix. Le même score, à la décimale près. Et c'était clair, ce qui s’est passé pour l'élection du président de l’assemblée, c'était qu’il avait dit qu’il voulait un score important, mais pas totalement consensuel, pour lui... et que des serviteurs zélés, voulant trop bien faire, lui ont fait le même score partout.

Le vote, qui plus est, grâce au Covid, dure non pas un jour, mais trois. Ce qui laisse tout loisir aux autorités, pendant la nuit (et oui, sans doute qu’il y aura trois nuits difficiles pour les services de l'Etat à travers tout le pays), de bourrer toutes les urnes nécessaires, et ce, sans aucune caméra, puisque il n’y aura pratiquement plus le droit de filmer dans les bureaux de vote.

Bref, cette élection est une farce triste, dont l'issue est évidente, écrite d’avance, et il n’y aurait finalement pas même à en parler sans la peur panique, j'allais dire animiste, qui saisit le pouvoir quand il s'agit de Navalny.

Toutes les cellules actives des partisans de Navalny, décrétées terroristes (alors que la Russie, comme je l’ai dit, soutient les talibans), ont été anéanties, des centaines, voire des milliers, de ses partisans sont en prison, ou contraints à l’exil, les sites de Navalny sont bloqués, aucun des partisans, proches ou lointains, n'a le droit de se présenter aux élections (sous prétexte qu'ils avaient soutenu un futur terroriste — eh oui, la loi est rétroactive,, !a ne détrange pas le pouvoir), mais rien de tout ça ne suffit encore.

Parce que Navalny, aux élections précédentes, avait proposé une stratégie, a priori étrange : il s'agissait de voter pour n'importe qui, absolument n'importe qui, du moment où il avait une chance de l’emporter face au candidat de la « Russie unie » (le parti de Poutine). N'importe qui. Et Navalny expliquait : l'opposition officielle est divisée et, donc, aux ordres. Elle existe seulement pour la façade. Parce que le pouvoir législatif est celui de la « Russie unie » (le parti des escrocs et des voleurs, selon la formule, bien vraie de Navalny), et que c’est le parti au pouvoir qui distribue les prébendes. Mais, à chaque fois que ce parti est battu, eh bien, il y a une brèche, et les députés commencent à parler, à poser des questions, bref, il peut y avoir ne serait-ce qu’un début de vie politique. Cette stratégie, Navalny l’a appelée « le vote intelligent » . C’est ainsi que, dans plein d'élections locales, les candidats officiels ont été battus, et battus à plates coutures, et qu’il a fallu que Sobianine (le maire de Moscou) fasse des pieds et des mains pour conserver sa majorité.

Comment ça marche ? — Les gens s'inscrivent sur un site (et ce site a été maintes fois piraté, les gens — des centaines de milliers de personnes — recevant des menaces par mails pour atteinte à la sûreté de l’Etat), et, au dernier moment, un jour, deux jours avant la date butoir, ils reçoivent, secteur à secteur, un nom pour lequel on leur demande de voter. Ils le reçoivent très peu de temps avant parce que, pour les dernières élections, alors que ces candidats « anti-poutine » étaient désignés à l’avance, avant le début de la campagne électorale, on avait vu apparaître des candidats homonymes : non, je vous jure. L'équipe de Navalny recommande de voter, par exemple (je dis le nom au hasard), Alexandre Popov. Tout de suite, face à Alexandre Popov, apparaît un autre Alexandre Popov (le nom est banal), un troll, qui n’est là que pour égarer les électeurs, qui ne sauront pas pour quel Popov voter...

On en arrive à des choses étonnantes. Imaginez que le pouvoir russe a enjoint Google et Yandex (firme, elle, russe), d'interdire de répondre aux recherches internet sur les mots « vote intelligent ». Mais comme, officiellement, il n’y a pas de censure en Russie, et que les élections sont libres, Google n’a pas le droit de répondre aux requêtes sur « le vote intelligent » au nom du fait... qu’il existe une firme dont c’est le slogan. Une firme, qui s’appelle, Woolintertrade (transcrit en russe, ça donne le titre de ma chronique), qui, tout récemment, a déposé cette formule comme étant la sienne, commercialement parlant, et accusant Navalny de plagiat. C’est une firme qui a été enregistrée en moins d’un mois (alors que le délai normal est d’au moins six mois en Russie), et qui fait, nous dit-on, de la transformation de la laine. — Et c’est au nom du droit d'auteur supposé que la Russie, officiellement, demande à Google d'interdire les recherches sur le « vote intelligent ». Quel rapport entre le vote intelligent et la laine ? — Est-ce un vote intelligent d'acheter la laine transformée par cette firme qui n’a pas même, visiblement, de représentant légal. — Une autre firme est en train de faire la même chose pour le slogan des partisans de Navalny « La Russie sera heureuse » .... Là encore, je ne sais quelle firme commerciale clame que c’est son slogan publicitaire à elle...

Je parle souvent de l'étymologie du mot « ours » en russe. L’ours, dans la Russie pré-chrétienne, était un animal tabou, il ne fallait pas prononcer son nom. Et donc, l’ours, en russe, ce n’est pas l’ours, c’est « celui qui mange le miel ». Navalny fait tellement peur qu’il ne faut pas prononcer son nom. Ça fait peur aux enfants la nuit, visiblement.

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Parce que la Russie est dans une crise très profonde, — une crise économique structurelle (du fait que toute son économie ne tient qu’au pétrole et au gaz), une crise morale structurelle, parce que le pouvoir, après vingt ans, est totalement discrédité et que la corruption est, oui, réellement, non plus un problème mais un mode de survie : elle est devenue un système de caste. Et il y a le Covid. Même si la Russie a été le premier pays à proclamer avoir trouvé un vaccin (et dans des conditions qui font que les instances internationales ne peuvent pas le déclarer valable), le taux de vaccination de la population n’est que de 25%. Et ce n’est pas que les gens ne veulent pas : c’est que l'Etat n'arrive pas (ou ne veut pas arriver) à mettre en place une politique réelle de lutte contre la pandémie. Et les morts, officiels, se comptent par centaines tous les jours. Quand je dis « officiels », ça veut dire qu’en Russie tout le monde sait que les chiffres réels sont autrement terrifiants. Un indice : entre 2019 et 2021 (sachant que nous sommes début septembre 21), les chiffres de la mortalité (pas seulement pour le Covid) ont augmenté en Russie de 16%. Ça vous donne une idée du désastre.

Ce désastre, c’est Poutine, qui vieillit et s'enfonce dans son propre culte, comme, il y a cinquante ans, Brejnev. Il ne tiendrait pas longtemps sans la passivité — active — de l’Occident. Parce que l'Occident n’a peur que d’une chose : que ça bouge vraiment en Russie. La guerre froide, je le redis, arrange tous les pouvoirs.

André Markowicz


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.