Hello Captain ! L’île du Point Némo de Jean-Marie Blas de Roblès

Bien plus qu’un formidable hommage aux classiques du roman-feuilleton, roman policier ou roman d’aventure, une performance échevelée de confluence des genres littéraires pour mêler en miroirs presque infinis le très sérieux et le très drôle – jusqu’au bout de nulle part, loin de toute terre, évidemment.

Le Tigre à droite, désormais invisible, à gauche les hauteurs pelées des monts Gordiens ; entre les deux, la plaine ressemblait à un désert fourmillant de carabes à reflets d’or. C’était à Gaugamèles, moins de trois ans après la cent-douzième Olympiade. Darius avait aligné quelque deux-cents mille fantassins et trente mille cavaliers : Indiens auxiliaires, troupes de Bactriane conduites par leurs satrapes respectifs, Scythes d’Asie, tous archers à cheval alliés des Perses, Ariens, Parthes et Phrataphernes, Mèdes, Arméniens, mercenaires grecs, sans oublier ceux d’Hircanie, de Suse, de Babylone ; Mazaios commandait aux soldats de la Syrie, Oromobatès à ceux des bords de la mer Rouge. On comptait aussi quinze éléphants et deux cents chars à faux pour lesquels le Roi des rois avait fait dépierrer l’emplacement prévu pour la bataille.
Alexandre dormait.
Sur ses ordres, l’armée macédonienne – quarante mille hommes de pied, et à peine sept mille chevaux – s’était déployée sur un front oblique. La phalange au centre, protégée sur ses flancs par les Hypaspistes de Nicanor, les bataillons de Perdiccas, ceux de Méléagre, la cavalerie thessalienne de Parmenion sur l’aile gauche, celle de Philotas à l’autre extrémité. Le soleil déjà haut faisait luire casques et cuirasses, les boucliers aveuglaient.
Alexandre dormait toujours. Ses compagnons eurent le plus grand mal à le réveiller, mais lorsqu’il fut debout, il enfourcha Bucéphale et rejoignit l’aile droite, à la tête des cavaliers macédoniens.
Darius, au centre de son infanterie d’élite – dix mille « Immortels » dont on savait que pas un seul ne mourrait au cours du combat sans être aussitôt remplacé – signifia l’ordre de l’attaque. Il fit donner le gros de sa cavalerie sur l’aile gauche d’Alexandre et lança les chars pour enfoncer la phalange centrale. Le roi de Macédoine ne parut pas s’en préoccuper. Il emmena ses cavaliers vers la droite, comme s’il voulait contourner le front de ce côté, provoquant en miroir le même déplacement de la cavalerie adverse, mais avec pour effet de la disjoindre du reste des troupes et d’étirer le front. Tandis que Parmenion subissait l’assaut des Perses, les phalangistes se préparaient au choc. Lorsque les chars ne furent plus qu’à une cinquantaine de mètres, cette haie d’hommes hérissée de piques s’ouvrit en plusieurs couloirs. Dans le même temps, les trompettes sonnèrent, et tous les fantassins se mirent à frapper du glaive le fer de leurs boucliers. Cet incroyable vacarme effraya les chevaux des attelages, certains refusèrent, entraînant la culbute des chars, les autres s’engouffrèrent d’instinct dans les allées ménagées par les soldats. En se refermant sur eux, la phalange les avalait ; elle les digéra ensuite à coups de sarisses. Il faut pourtant avouer, dira Diodore, que quelques chariots, échappés à cette défense, firent de terribles dégâts dans les endroits où ils tombèrent. Les tranchants des faux et des autres ferrements attachés aux roues étaient affilés au point qu’ils portaient la mort sous des formes très différentes, enlevant aux uns le bras accompagné du bouclier qu’il portait, coupant à d’autres la tête si subitement, que posée à terre elle beuglait encore. Plusieurs infortunés furent tranchés par le milieu et moururent avant que d’avoir senti le coup.
Quand Alexandre estima qu’il avait entraîné assez loin la cavalerie des Perses, et alors que celle-ci s’apprêtait à l’attaquer, il fit faire un brusque demi-tour à ses chevaux, dévoilant le corps de frondeurs que sa progression avait masqué. Laissant ces habiles guerriers lapider les cavaliers de Bactriane, il s’engouffra dans la brèche et partit à bride abattue vers le centre de l’armée ennemie, droit vers les Immortels qui protégeaient Darius. Percée admirable ! Une biffure d’encre rouge entre les paragraphes de la bataille ! Dans la poussière de sable levée par le combat, des milliers d’hommes s’étripent en une mêlée affreuse ; glaives et javelots macédoniens font gicler des lueurs sanglantes, éclaboussent les robes jaunes brodées de fleurs à pistil lavande, fendent les crânes sous les capuches, déchirent les boucliers d’osier ; les haches, les sabres courbes, s’abattent sur les hoplites, défoncent les casques à cimier, tranchent, tuent, mutilent sans répit. Pris d’une égale fureur, les hommes s’égorgent, les montures éventrées se mordent aux naseaux. Des mourants continuent d’avancer, ils suffoquent d’une écume rosée, trébuchent, empêtrés dans leurs propres entrailles. Un seul cri de douleur semble s’exhaler des monceaux de cadavres et de blessés dont les corps amortissent le pas des assaillants. Les Immortels ont beau ressusciter, ils ne se renouvellent pas assez vite pour étaler la vague macédonienne. Et soudain, voici qu’ils se débandent, le centre perse est enfoncé, Darius fuit. C’est au moment où Alexandre voit son char bariolé disparaître dans la poussière qu’un messager réussit à l’atteindre : sur l’aile gauche, Parmenion et ses cavaliers thessaliens faiblissent devant les Perses ; sans renfort ils ne tiendront plus longtemps.

Ce fut l’instant choisi par miss Sherrington pour secouer l’épaule du maître de maison :
– Monsieur, s’il vous plaît, Monsieur Canterel…
Martial Canterel était allongé sur un lit importé à grands frais d’une fumerie de Hong Kong. Le champ de bataille s’étendait au sol, occupant presque toute la surface du parquet ; vingt-cinq mille soldats de plomb qu’il avait passé plusieurs jours à positionner pour reproduire ce moment crucial : Alexandre devait-il rattraper Darius ou secourir Parmenion ?
– Miss Sherrington ? dit-il en levant vers elle un regard éteint. Je vous écoute.
– Vous avez une visite, dit-elle en lui tendant une carte. Et si je puis me permettre, vous devriez arrêter de fumer cette cochonnerie. Ça n’est pas bon pour votre santé.
– C’est un médicament, miss Sherrington. Si vous avez des remarques, adressez-vous au docteur Ménard.
Canterel jeta un œil sur la carte et se redressa aussitôt.
– Par la sainte chandelle d’Arras, Holmes ! Holmes est ici, et vous ne me dites rien ! Qu’attendez-vous pour le faire monter ?
Miss Sherrington leva les yeux au ciel, comme si elle avait affaire à un fou.
– Ça fait juste dix minutes que j’essaye de vous réveiller… Et en indiquant le nécessaire à opium qui se trouvait sur le lit : – J’emporte votre médicament, ou vous en aurez encore besoin ?
– Vous pouvez débarrasser, je vous prie, et garder vos sarcasmes pour votre usage personnel.

Depuis son troisième roman (« Là où les tigres sont chez eux », prix Médicis 2008) et son quatrième (« La montagne de minuit », prix SGDL 2010), Jean-Marie Blas de Roblès, philosophe et historien de formation, féru d’archéologie en général et d’archéologie sous-marine en particulier, a développé un art bien particulier du récit, qui lui confère certainement une place à part dans la littérature française contemporaine.

Cette véritable marque de fabrique (au meilleur sens du terme, celui qui signale avec force le caractère singulier d’une écriture) repose sans doute sur une vaste érudition joueuse et un profond mépris pour les barrières plus ou moins artificielles dressées entre les genres littéraires (comme le rappelle si joliment la « Bibliothèque de l’Entre-Mondes » de Francis Berthelot), tous deux mis au double service de l’aventure picaresque (émulant joyeusement la tradition du roman-feuilleton et du grand roman d’aventure, tels que le conçoivent par exemple Jean-Yves Tadié ou Michel Le Bris, celui-ci notamment à travers sa lecture de Robert Louis Stevenson) et d’une réflexion acérée (voire vertigineuse en plus d’une occasion) sur les pouvoirs et les pièges de la fiction littéraire (en miroir brisé ou repoli, selon les cas, d’un réel qui se déroberait).

Son cinquième roman, « L’Île du Point Némo », publié en 2014 chez Zulma, en constituait à l’époque de sa parution une démonstration particulièrement éclatante, en y introduisant comme à son habitude des saveurs pimentées bien spécifiques à l’entreprise du moment, dont certains détours savamment égrillards ne seront pas ici les moindres.

À ce point du récit, la voix s’arrête, aussitôt remplacée dans les haut-parleurs par une petite musique d’ameublement, de celles qui augmentent la production de lait dans les étables. Monsieur Wang regarde sa montre et hoche la tête devant l’exactitude de la performance. Dix-sept heures pile, du bon boulot. Pas une mauvaise idée d’engager ce type, songe-t-il en rajustant ses boutons de manchette. Une fois de plus, la sagesse des proverbes se vérifiait : sans entrer dans la tanière du tigre, comment espérer mettre la main sur ses petits.
Wang-li Wong, « Monsieur Wang » comme il tient à se faire appeler pour éviter que les autochtones n’écorchent son nom, est le directeur chinois de B@bil Books, une usine d’assemblage de liseuses numériques située à La Roque Gageac, dans le Périgord Noir. Duvet de moustache juvénile, malgré ses quarante ans, cheveux ramenés vers l’arrière en courtes vagues raidies par le gel, c’est un homme en costume trois pièces, avec cravate et col blanc à boutons. Les dominantes asiatiques de ses traits sont peu marquées. Plutôt qu’à un Chinois, il ressemble à un Japonais moderniste des années soixante. Peut-être est-ce dû à la forme surannée de ses lunettes d’écaille.
Il est assis derrière son bureau, dans un espace design que relèvent quelques antiquités asiatiques, dont une coquille de nautile enchâssée de vermeil, avec tritons, sirènes et pied en serre d’aigle.
Sur la terrasse attenante, un petit pigeonnier de luxe aligne plusieurs nichoirs en bois précieux. Monsieur Wang est colombophile ; il possède six couples de pigeons voyageurs, dont une star – Free legs Diamond – payée cent mille euros, qui le place en tête de la plupart des concours.
Adepte du « lean management », Wang-li Wong s’efforce de rationaliser l’activité au sein de son entreprise. C’est dans cette optique, et sur la suggestion d’Arnaud Méneste, le Français qui possédait la manufacture que son usine remplace, qu’il tente l’expérience d’un « conteur » chargé de lire à haute voix pendant le travail. Il a suivi la première lecture jusqu’au bout, étonné de s’être laissé prendre par ces fadaises. Le nom de l’auteur, un feuilletoniste du siècle passé,  lui échappe déjà ; en tout cas, les ouvriers ont paru captivés, sans pour autant lever les yeux de leur ouvrage. Les premiers chiffres étaient formels : loin de ralentir la production, cette lecture l’augmentait. Même les allées et venues aux toilettes avaient diminué.
Cette pensée ramène le regard du directeur sur son iPad. Caressant du doigt diverses icones, il matérialise sur l’écran les plans larges de la surveillance vidéo, puis zoome sur les chaînes de montage en attendant l’heure de clôture. Les postes sont distribués en longues parallèles que séparent des allées rutilantes de propreté. Tracées au sol, des bandes jaunes indiquent le passage réservé aux chariots de manutention, rappelant la stricte limite à ne pas dépasser avec un tabouret ou une caissette. Une centaine de travailleurs sont alignés au cordeau, tête baissée sous la lumière crue des rampes d’éclairage ; blouses vert amande, gants de latex, calots et masques respiratoires : autant de chirurgiens courbés sur les entrailles dorées qui leur sont dévolues. Seules les femmes intéressent Monsieur Wang. Il ne se souvient du nom que de certaines d’entre elles, mais les distingue toutes par des sobriquets : la salope à cheveux blancs, la fouine, l’obèse à moustaches, sourire en coin, tristounette, la follasse, feu au cul, Charlotte… La belle, la douce Charlotte Dufrène. Il s’attarde sur l’ovale de son visage, scrute ses grands yeux verts sous les sourcils épais. Peau laiteuse, lèvres couleur de vulve tumescente, lourds cheveux en pétard qui s’échappent de la coiffe. Tous les quarts d’heure, elle jette un regard énamouré sur le jeune homme assis à sa droite. Fabrice Petitbout. Pas besoin de surnom pour ce bichon à tignasse délavée. Des yeux de chien de traineau, une barbichette de rouquin malade. Il a un piercing sur la langue, une perle noire en titane qui le fait zozoter les rares fois où il s’exprime. Ces deux-là se sont débrouillés pour être côte à côte sur la chaîne ; ils ont bien dû se tripoter un peu, mais ils n’ont jamais baisé, Monsieur Wang en mettrait sa main au feu.
Sirène. Le travail cesse. Les ouvriers ne réagissent pas tous de la même façon. Certains se dressent aussitôt, mus par un ressort, d’autres, les plus nombreux, restent assis encore quelques secondes, les yeux fermés, le menton bas, comme s’ils réfléchissaient ; certains étirent leurs muscles, coude replié derrière la tête.

Si « L’Île du Point Némo » se plaît comme à condenser, avec un extrême brio, « Le Meurtre de l’Orient-Express » et « Le Signe des Quatre » aussi bien que « Le Tour du monde en quatre-vingt jours » et « Vingt mille lieues sous les mers », il est évidemment loin de se limiter à un hommage endiablé à Agatha Christie, Arthur Conan Doyle et Jules Verne.

S’il utilise avec une admirable science les clins d’œil et davantage encore l’atmosphère fin-de-(dix-neuvième)siècle, élégante et subtilement baroque, qui caractérise les œuvres devenues classiques de ses lointains devanciers, Jean-Marie Blas de Roblès travaille résolument un matériau tout à fait contemporain, voire futuriste, en mobilisant, contre toutes attentes et avec un à-propos qui tient parfois du pur tour de force, des spécialistes de reconstitutions de batailles historiques avec figurines, des opiomanes avérés, des détectives que l’on jurerait antiques, des majordomes hors du temps, des policiers naviguant juste à la marge du cliché confortable, des prestidigitateurs ne négligeant pas le prestige, des ingénieurs férus de cigares et d’histoire médiévale, des millionnaires asiatiques avides de surveillance grivoise et plus (que les affinités soient là ou non), des bandits maniant aussi bien le verbe que la kalachnikov, des cosaques en train blindé dont on aurait sans doute pu croiser les ancêtres chez Hugo Pratt ou encore des navigateurs de haute mer rompus aux voiles comme aux moteurs, et tant d’autres encore – sachant que tous ces personnages ou presque, et même les plus improbables d’entre eux, peuvent parfaitement se confondre, d’une part, et se révéler, d’autre part, au détour d’une action ou d’une conversation, comme autant d’amateurs éclairés de littérature…

Ses doigts caressent ce qui ressemble à des reliures colorées de la collection Hetzel. Il y en a des milliers, comme des livres rangés à plat le long des murs de la cave où il s’est enterré vivant. Montecristo, Roméo et Juliette, Le Roi du monde, Sancho Panza, Antoine et Cléopâtre, Don Diègue, Diamant de la Couronne, Excalibur, Haleine du Jaguar, des marques qu’il avait importées, pour leur rapport plus ou moins affirmé avec la littérature, d’autres qu’il avait produites, créées de toutes pièces, Athos, Des Esseintes, Vintage Peeperkorn, Héloïse et Abélard, Raskolnikov spécial, Baskerville… Après tant de passion et de soin à fabriquer en France des cigares qui ne le cèdent en rien aux meilleures productions des Caraïbes, Arnaud ne parvient pas à digérer l’injustice de son échec. Un ressentiment diffus lui noue en permanence les entrailles, au point de le faire hurler parfois, plié en deux, au fond de son repaire. Aujourd’hui que le Périgord est transformé en parc d’attractions pour touristes en mal de préhistoire, on a peine à imaginer que sa campagne était il n’y a pas si longtemps l’un des hauts-lieux français de la culture du tabac. Il est facile pourtant, au hasard d’une promenade, d’y repérer de grandes remises en bois munies d’ouvertures à ailettes qui leur donnent un petit air de clocher. Ce sont d’anciens séchoirs de tabac abandonnés. On les trouve plantés-là, au milieu des champs où les agriculteurs font encore un peu de maïs ou de colza, quand ils ne se sont pas reconvertis en cabaretiers rugueux dans leurs fermes transformées en gîtes. Son grand-père avait échappé à cette déchéance. Son père aussi, d’une certaine façon. Lorsque la SEITA avait refusé de payer ses balluchons au prix juste, Louis Méneste s’était mis au colza, mais seulement pour arriver jusqu’à la retraite et continuer à payer les études d’ingénieur de son fils. Le jour où ce dernier était sorti major d’EPITECH, Louis l’avait appelé pour le féliciter, puis il s’était pendu. Sa mère l’avait suivi dans la tombe peu après.
Fort de son diplôme, Arnaud Méneste avait accepté l’offre lucrative d’une firme américaine de sécurisation informatique et s‘était expatrié en Floride, sans se douter qu’il reviendrait vingt-deux ans plus tard reprendre ici le métier de ses ancêtres.
En s’installant sur les terres familiales, Arnaud comptait beaucoup sur le réseau d’habitations troglodytiques qui mangeaient la falaise, en bordure de Dordogne. Pour avoir passé son enfance à explorer ces labyrinthes, il en connaissait les moindres détours et savait avec quelle intelligence des lieux les gens qui s’étaient réfugiés là au Moyen-âge les avaient aménagés. Au plus fort de l’été, il y courait toujours une brise fraîche comme au cœur sombre des médinas sahariennes. En Hiver, c’était l’inverse, la pierre n’y exsudait que la chaleur emmagasinée, et il suffisait de quelques braises dans un âtre pour maintenir une température agréable ; de mémoire d’homme personne n’y avait jamais constaté la moindre trace de moisissure.
Comme il l’avait prévu, ces grottes s’étaient révélées de parfaits séchoirs pour les feuilles de tabac. Suspendus au plafond par des crochets, les plants brunissaient sans pourrir, tout en gardant la souplesse nécessaire au façonnage. Une hygrométrie parfaite. Même les ouvrières dominicaines qu’il avait fait venir à prix d’or pour former son personnel s’en étaient étonnées.

Parmi les grands noms de la littérature contemporaine, il n’y a peut-être que le si regretté Valerio Evangelisti – celui de « Nicolas Eymerich inquisiteur » comme de « Tortuga » ou de « Anthracite », par exemple – capable de manier avec un tel mélange de brio et de ferveur la confluence des genres littéraires.

Mixant par plus d’un aspect la fougue du grand maître italien et sa connaissance intime des littératures (dites) de genre, l’auto-dérision vis-à-vis des détournements complotistes ou mystiques de l’érudition d’un Umberto Eco, le sens du jonglage entre thématiques également érudites et fort disjointes en apparence d’un Pierre Senges, et même la poésie glissée dans les interstices techniques – et, bien sûr, archéologiques – d’un Pierre Cendors, Jean-Marie Blas de Roblès s’affirmait ici, sans équivoque, comme une grande voix de ce qui se trame, juste et fort, au carrefour des littératures savante et populaire.

Laissons Holmes et Grimod rassembler leurs esprits en devisant sur les curieux passagers de cette nef des fous, pour suivre Canterel après qu’il eut laissé ses compagnons derrière lui et traversé deux voitures pour regagner sa chambre.
Au moment où il pénétrait dans le dernier couloir, il aperçut le nabot aux lunettes bleues qui essayait d’ouvrir la porte de son compartiment.
– Eh, là, vous ! l’interpella Martial, on peut vous demander ce que vous faites ?
– Vous le voyez bien, répondit l’inconnu avec un accent belge très marqué, j’essaye de rentrer chez moi, mais la clef ne fonctionne plus…
– Quel est votre numéro de cabine ?
– Le 15, voiture 6.
– Ici, nous sommes dans la voiture 7…
L’homme se confondit en excuses, souleva son chapeau et se hâta de décamper. Cet individu paraissait décidément rien moins que louche, mais à sa décharge, songea Canterel, les numéros de voitures étaient si mal indiqués que tout le monde avait un peu de mal à s’y retrouver.
Une fois dans sa chambre, Canterel se déshabilla pour se doucher. Bien qu’elle fût beaucoup moins spacieuse que celle installée dans son automobile, la salle de bains dont il disposait permettait de vraies ablutions à l’eau chaude, luxe qui lui semblait naturel dans un train à vapeur où la suie finissait toujours par vous graisser la peau. La séance aux extenseurs élastiques et au vélo-room l’avaient étourdi ; sa douche le requinqua sans l’apaiser. À peine eut-il revêtu un complet adapté à la soirée, qu’il ouvrit les deux battants de sa pharmacie de voyage, un coffret de noyer renfermant de nombreuses fioles bouchées à l’émeri ; du tiroir qui existait sous cette armoire, il retira ce qu’il appelait pour lui-même son « livre de cave », un carnet où il notait scrupuleusement les doses des médicaments consommés et les effets qu’il en avait ressentis :
Dimanche 10 février. 17 h : 6 Phanodorme ; 6 autres vers 1 h 30 du matin. Dormi 4 h.
Lundi 11. 3 Rutonal à 4 h 30 ; 3 à 6 h. 18 en tout pour trois heures de sommeil.
Mardi 12. 4 Sonéryl à 17 h ; 4 à 18 h 30 ; sommeil à 22 h, plus 13 durant la nuit. Dormi 12 h 1/4, euphorie extra.
Mercredi 13. 1 bouteille Neurinase. Peu d’effet.
Jeudi 14. 20 Somnothyril ; 1 bouteille Neurinase, pas déjeuné, euphorie toute la journée.
Vendredi 15. Rutonal à 9 h = 34. 3 h de sommeil, formidable euphorie.
Samedi 16. 2 bouteilles Veronidin. Angoisses, peu dormi. Euphorie désordonnée.
À la lecture de la dernière page, il se décida pour 15 comprimés de Rutonal, en attendant de voir venir. L’opium, hélas, sentait trop fort dans le wagon ; des voyageurs s’étaient plaints.
Assis dans le recoin de la banquette, Canterel sortit son chronographe et vérifia une fois encore que l’heure ne correspondait plus à la luminosité extérieure. Ce train, somme toute, rattrapait le temps ; ou le distançait, ce qui revenait au même quant à la sensation de flottement produite par le phénomène. Plutôt agréable, admit-il en ran­geant la montre dans son gousset ; autant ne plus la remettre à l’heure jusqu’à l’arrivée.
Son premier grand périple, il l’avait fait enfant, en compagnie de sa mère. Femme de tête, excentrique au point de paraître anglaise, veuve de fraîche date, Marguerite avait décidé un jour qu’elle ne pouvait se dispenser plus longtemps de faire le voyage aux Indes. Elle avait loué un yacht et son équipage, convaincu une dizaine d’amis de venir avec elle, et embarqué à Cannes, avec son chef cuisinier, sa femme de chambre, et le cercueil en bois d’ébène où elle rangeait ses robes. Après plusieurs semaines d’une croisière agréable, ce petit monde arriva en vue du port de Bombay. Le navire n’était plus qu’à quelques encablures, lorsque sa mère demanda qu’on lui passe une paire de jumelles. Elle scruta la côte un moment, tordit sa bouche comme à l’écoute d’une fausse note durant un concert et se tourna vers le capitaine :
– C’est donc cela les Indes ! dit-elle en lui rendant les jumelles. Inutile d’aborder, Monsieur, donnez l’ordre de faire demi-tour, je vous prie ; nous rentrons.
Les invités eurent beau récriminer contre cette folie, puis se fâcher, le yacht avait viré de bord et mis le cap vers la France. Durant tout le voyage de retour, sa mère était restée cloîtrée dans sa cabine, n’acceptant auprès d’elle que la présence de son fils, et tous les soirs, de dix heures à minuit, celle de sa dame de compagnie qui lui faisait la lecture de Vingt mille lieues sous les mers.
Bon sang ne saurait mentir, songea Canterel en installant ses avant-bras sur l’accoudoir qu’il venait de crocheter à la barre nickelée du porte-bagages, un dispositif en forme de balancelle qui permettait de se reposer en conservant au corps une position décente. Visage tourné vers la fenêtre, il regarda un instant défiler la taïga, puis ferma les yeux. Le paysage aussi était une chose mentale.

Hugues Charybde, le 2/06/2025
Jean-Marie Blas de Roblès - L’île du Point Nemo - éd Zulma

l’acheter chez Charybde, ici