La croisade buissonnière de Rayas Richa
Vrai-faux roman d’apprentissage hilarant, sur le chemin des croisés vers l’Orient et des maisons closes qui jalonnent leur parcours. Une langue exceptionnelle d’inventivité pour introduire un étrange vertige au milieu des balises historiques apparentes.
Parmi les hommes… pas si facile ; entre autres causes leurs bouches, parfaitement édentées, à tous les bavardages ; propices.
« D’ici jusqu’à Constantinople ? Il faudrait être fort léger pour le prédire ou s’aventurer à une conjecture. Cela relèverait de la divination plus que de la raison ; et voyez-vous à mon âge, on se méfie des devins. Plus jeune, on prend garde aux femmes, mais le passage des années vous rend tout à fait imperméable à leur genre ; alors on réagence ses défiances.
D’ailleurs moi, à votre place, je ne me fierais à personne. Surtout que vous avez un long chemin devant vous, et… »
Il y en avait dix comme lui dans notre chariot. Des vieillards à l’affût de la moindre occasion de s’entendre parler. Des charognards de la causette qui vous sautent à la gueule et vous régurgitent spontanément leurs vies, leurs vits, leurs vices, leurs viols ; leurs victoires. Et ma pauvre question sur le trajet vers Constantinople suscitait à présent de concentriques bagous ; un cercle croissant de parlotte dont les rayons, naissant aux environs d’Ulm, s’étendaient au loin, par-delà l’horizon, jusqu’à…
« Constantinople ! Ha ! Faut compter au moins deux lunes, mon jeune seigneur. J’dirais même deux lunes et des poussières… pas moins que ça ! Là-dessus, vous pouvez me faire confiance. »
Constantinople ? Confiance ?
Pelleas bondit hors du sommeil. Sa figure aux aguets ! « Confiance ? » Et déjà il me sermonnait d’avoir dévoilé notre destination aux autres voyageurs. « Demain au plus tard, tes vieillards nous auront délestés de nos bourses… »
Vrai qu’alentour, les vieux polissaient des faces de tirelire – de ces fentes pour sourires ! À l’avant, le cocher empathique ânonnait : « Des escamoteurs sont susceptibles d’agir dans cette voiture. Nous vous prions de rester vigilants et de surveiller vos effets personnels. »
Après ça, impossible de voyager. Une partie de l’esprit couvait le viatique, tandis que l’autre scrutait les voleurs à venir… Je les observais à tour de rôle tentant de repérer celui qui pourrait nous dérober. Aiguiser, aiguiser son regard.
Mais la nuit ! Des mains rampent vers nos bagages. Elles courent partout autour de nos baluchons, s’immisçant dans les coutures. Se frayer un chemin vers
Vers le coin de la charrette : ici, les ridelles servent, sur deux flancs, de remparts aux assauts. Avec mon couteau, je protège le seul accès restant. Je pique les mains occasionnelles des maraudeurs et j’obtiens régulièrement de petits cris entre le rire et la douleur ; comme un aboiement avorté, un bruit étrange et désagréable. Ça m’a rappelé les rares visites de mon géniteur… Ah celui-là s’il pouvait crever avant notre arrivée dans son fief oriental !
À la simple évocation de mon paternel, les nuages filèrent et la lune dégueula sur la plaine et la carriole. Conséquence : les vieux, à découvert, se sont immobilisés.
Puis ils ont mimé le sommeil ;
Puis ils ont bâillé (Ignobles !)
Puis ils ont dormi.
Si seulement ça pouvait m’arriver… Entre l’énervement du départ et la promiscuité du chariot, je n’ai pas fermé l’œil depuis cinq jours. Nous sommes encore en terre souabe et pourtant je me sens parvenu à un lieu au-delà des fatigues humaines, un endroit où la simple idée d’un corps qui se meut suscite l’étonnement.
Et ces vieux ! Après les bavardages diurnes, les voilà qui ronflent ! Bavards en toutes saisons !
Dans un Moyen-Âge pas tout à fait situé (on y reviendra), le narrateur s’avance sur le chemin de la croisade. Du haut de ses dix-sept ans, il n’est pas lui-même croisé, mais emprunte l’itinéraire désormais plus ou moins bien balisé pour rejoindre son géniteur, presque inconnu de lui, qui au soir de sa propre vie, semble-t-il, l’appelle à ses côtés pour lui remettre le fief qu’il s’est taillé là-bas, en Orient, auprès des mécréants. En plus d’un solide viatique en numéraire sonnant et trébuchant pour parer aux nécessités pécuniaires du chemin, il est accompagné par Pelleas, solide mentor et homme de confiance, riche en expérience et en ressources de tout ordre, et par un journal de route transmis par le lointain commanditaire parental, journal qui s’avère, en guise de guide de voyage, être surtout une revue en bonne et due forme des divers bordels et autres auberges interlopes à fréquenter (ou non) tout au long du chemin.
Sur la première partie de cet itinéraire (que l’on pourrait imaginer de Paris à Jérusalem, comme d’autres, ou bien s’en approchant), trois moments et trois atmosphères subtilement graduées dans leurs différences et leurs transitions.
D’abord, la Souabe, ses voyageurs rompus à toutes les manoeuvres (y compris les plus sournoises), son opulence matoise, ses ripailles volontaristes : Brueghel l’Ancien n’est certainement pas loin, et moins encore la version échevelée et itinérante qu’en offraient Sergio Aquindo et Pierre Senges dans leur « Cendres – Des hommes et des bulletins ». Entre Ulm et Memmingen, une piste d’envol formidable se met en place au gré des soubresauts du chariot collectif qui véhicule le narrateur.
Ensuite, l’Alémanie, aux confins de la Suisse, de l’Autriche et de ce qui deviendra bien plus tard le paradis fiscal du Liechtenstein, pour une longue montée vers le col alpin du Brennero en italien, du Brenner en allemand : jalonnée de trompeuses indications villageoises menant à autant de guets-apens possibles, et ne proposant un salut provisoire que par des sentes dérobées et forestières où pulluleraient d’éventuelles sorcières et des maléfices qui ne seront pas nécessairement ceux qu’ l’on imagine tout d’abord, entre une obscure tentation de « Douze corbeaux » ou de « Cavalier suédois » et un cheminement beaucoup plus bonhomme – et amoureusement salace, le cas échéant.
Enfin, l’Italie, avec pour horizon, déjà, Venise, porte maritime de l’Orient – et havre d’un capitalisme qui n’a ici plus rien à voir avec les manières cauteleuses et anciennes (immémoriales, néanmoins ?) rencontrées de l’autre côté des Alpes : ici, on voit grand, on compte large et on investit à moyen et long terme (même si le petit profit issu d’un low hanging fruit ne se néglige pas s’il se présente). Une autre école de la vie, et des découvertes qui s’avèreront certainement précieuses pour le narrateur, à l’aube d’entamer la traversée – qui fera l’objet du deuxième volume de la trilogie doucement annoncée.
De Balzheim ne subsiste à présent qu’un douloureux balancement dans le noir ; la branche d’un arbre cognant aux carreaux de ma fenêtre.
Par moments, depuis la grande salle de l’auberge me parviennent des éclats de voix : les voyageurs boivent à la nuit… qui ne fait que commencer et discutent des curiosités du bordel : Bettina la butineuse, Odile la ductile… et la nouvelle recrue Claire Chairnubile, une beauté atomique !
Voilà à quoi s’occupent nos croisés ; des demi-hommes – par demi, j’entends naturellement la partie inférieure. Et ils prétendent s’en aller civiliser l’Orient ! Si les Arabes savaient que contre une semaine au bordel, ces hommasses céderaient dix Jérusalem…
Le tavernier, qui prétend avoir reconnu dans mon visage les traits de mon géniteur, m’a servi des « Glorieux libérateurs de Jérusalem de père en fils » / « Centurion du Christ » / « Fossoyeur des hérésies ». Il ordonna de préparer cette chambre privative, dans laquelle je m’ennuie… pas longtemps… car me voici, pour la première fois depuis le début de ce voyage, usager EXCLUSIF de ce qui ressemble fort à un lit. Mais oui !
Mais oui : J’aurai donc débuté ma vie sentimentale en confondant apprentie catin et nymphe délicate. Avec les femmes aussi, je manque terriblement de pratique. Aiguiser, aiguiser son regard.
Une occasion ? La servante est restée me regarder manger. Elle a planté au pied du lit des odeurs mêlant le savon au cochon. Le reste du temps, elle m’a servi du vin en me murmurant d’une voix très décolletée : « Je suis votre soubrette. »
Ses épaules ont longtemps fait glisser-rattraper la bretelle des désirs. J’ai poursuivi son regard afin de vérifier l’invitation. Mais elle était affublée d’un terrible strabisme. Ses yeux couraient partout sur le parquet, heurtaient les fauteuils ou s’empêtraient dans les draperies… Après quelques ricochets, les mirettes meurtries et le ventre plein, je n’ai plus osé. Elle est repartie et j’ai pu consacrer toutes mes facultés à des occupations plus familières : digestion et sommeil.
Ce sommeil des stupides profondeurs je l’appelais de tous mes vœux. Et afin de l’encourager, J’ai feuilleté le journal. J’y découvris que mon géniteur avait effectivement nuité dans ce même lit !
Balzheim. Auberge des croisés. On a voulu me faire le coup des ancêtres et me facturer 2 sous, une chambre qui n’en vaut pas la moitié.
J’ai juré à la servante l’avoir déjà payée à son patron. Elle m’a laissé prendre mes aises. Je l’ai baisée 3 coups (2 secs et 1 profond). Cela me fait 2 sous la chambre, le repas et la vidange ; quand le bordel seul m’en aurait coûté 4 ! Voilà qui s’appelle ménager sa monture.
C’était donc cela les syllabes déshabillées et les sourires ancillaires… De père en fils ! Vite, mettre un point à ce vendredi.
[…]
Interlude insomniaque (alors que pour moi seul, un lit !) : J’ai été regarder par la croisée, la face vérolée de la lune en pensant à mes contractions morales. Pourquoi avoir refusé le bordel ? Là-bas, avec Claire, des rires, des baisers ; là-bas la nuit avec une peau que j’aurais… Au lieu de quoi je reste là. Je regarde la lune comme un con. Je suis vide et creux et j’ai froid. Je suis nu à l’intérieur de moi.
Essayer, essayer de vivre avec ce corps.
Et j’entendais le fantôme de Pelleas : Voyager mon enfant, ce n’est rien d’autre.
Initialement publié chez L’Arbre Vengeur en 2016 (avec quatre illustrations de Donatien Mary dont deux sont reproduites sur cette page), « Une croisade buissonnière », réédité par Quidam (dans sa belle collection de poche, Les nomades) en ce début 2025, se présente désormais comme le premier volume d’une trilogie, « Les jeunes constellations », dont le deuxième tome, justement, « Prédilection pour un naufrage », a été publié simultanément chez Quidam (on vous en parlera bien sûr très prochainement sur ce même blog). Comme l’indique son nouvel éditeur inspiré, sur son site, Rayas Richa, né en 1978 au Liban, travaille en permanence ce projet « romanesque-lent », comme on aime aujourd’hui à pratiquer – en pensant par exemple avec Hartmut Rosa – un certain nombre d’activités en refusant sciemment l’accélération perpétuelle – et le plus souvent pernicieusement décérébrante – du capitalisme tardif.
Jean-Didier Wagneur, dans Libération en 2016 à lire ici), évoquait « sur un canevas de roman d’apprentissage, un récit médiéval tout à fait achronique, drôle, provocateur, parfois hirsute ». , tandis que le blog La viduité (ici) insistait à raison sur le rapport du narrateur lui-même au temps long du récit, malgré et à cause de l’urgence de telle ou telle péripétie (car l’aventure – celle du roman du même nom selon Jean-Yves Tadié ou Robert Louis Stevenson – sait prendre autant de formes que l’imagination de l’auteur le suggère et le permet). Et cette humeur aventureuse passe bien évidemment, dans cette « Croisade buissonnière », par la langue.
« LA PLUS REMARQUABLE CITÉ D’ALLEMAGNE » reprit le cocher ; on croisait des affiches signalétiques annonçant l’état des routes jusqu’aux Alpes. Pelleas repoussait un essaim de mouches crépusculaires : « Sens la pestilence de l’esprit pratique. » Justement, on longeait un large bâtiment abritant l’invention memmingoise qui avait fait la fortune de la ville : la foire au fumier.
Chaque semaine, les fabricants, les négociants, les revendeurs, les concessionnaires, tous les professionnels du fumier se retrouvaient aux halles de Memmingen. Grâce au génie memmingois, la matière fécale s’échangeait dans toute l’Europe selon les besoins et les ressources, aboutissant à une harmonie, un équilibre général en matière de purin. Autour du marché, les échoppes affichaient des banderoles : Double ton fumier, double ton pré / Le fumier toscan, l’or des champs ; chacun y allait de son slogan, jusqu’à l’abbaye cistercienne dont la façade était rehaussée d’un Nourris la terre et la terre te nourrira.
Le cocher nous arrêta devant une maison de pierres grises. Trois étages sévères soutenaient un toit d’ardoise. Le halo d’une lanterne voisine, concentré sur le perron, renforçait l’obscurité de la façade. Des langues de lumière rampaient depuis le perron vers le bas de la porte, découvrant un bois de chêne ciré de neuf. Pelleas souffla : « Un cousin » avant de réveiller le heurtoir de la porte.
On entendit des pas prudents dans l’escalier, des gonds discrets et la porte s’ouvrit sur : « Pelleas ! »… Nom d’un hareng de Boulogne ! Tu es encore en vie !
Mon Pelleas ! Entre ! Entre donc ! Par tous les escargots de Bourgogne ! Par les oies de la Sainte Trinité ! Il faut festoyer ça ! » Et tout en lançant des ordres à ses domestiques, le cousin nous pressait :
« Mais entre, entrez donc ! Les amis de mes cousins sont mes cousins. Entrez, entrez, à la bonne heure ! Loué soit le Seigneur !
Aujourd’hui même, j’ai reçu deux douzaines de bécasses noires d’Ummendorf fumées au bois de sorbier. Et par un fait qu’on dirait exprès, un débiteur m’a remis hier un chevreuil de lait qui est déjà à rôtir. Nom d’un nom, je suis bien content de vous voir. »
Moi = très spirituel : « Enchanté. Je sens que tout le plaisir sera pour moi. » Lui, me broya la dextre en hurlant au plafond : « Dressez la table, n’oubliez pas les jambons en croûte, les terrines, les fromages, du pain noir, du blanc, une miche de six céréales, les oignons confits et surtout les cornichons. »
Et tandis qu’il libérait mon pâté de mains, sa voix cajoleuse : « C’est votre première visite ? Vous me direz ce que vous pensez de nos cornichons. Ce sont les plus gros et les plus dodus d’Europe. »
Puis il flatta le dos de Pelleas, qui le précédait dans l’escalier, d’une immense tape :
« C’est un miracle, cousin. Je pensais justement à toi il y a deux jours ! Vrai comme je m’appelle Jehan. Je mangeais une andouillette dans un restaurant de Kempten. Une auberge ce qu’il y a de plus fin. Parce que je suis comme toi quand je voyage, j’aime à ménager la monture mais plus encore le monteur. Et voilà qu’on me sert un de ces nectars, le plus beau vin du Frioul. Ni d’une ni de deux, je mets le cap chez le récoltant et je m’en suis acheté trois muids. Pour sûr que c’est pas donné mais ça vaut la dépense. Toi au moins tu sauras apprécier. Ah tu m’en diras des nouvelles… Que je suis heureux de te voir ! »
Comme dans les réimaginations médiévales de Céline Minard (« Bastard Battle », 2008), de Guillaume Lebrun (« Fantaisies guérillères », 2022) ou même de Marc Graciano (« Le sacret », 2018), en y insufflant une dose de jeu encore supplémentaire, c’est bien la langue en effet qui donne sa situation à un Moyen-Âge que l’on laisserait volontiers flotter sinon au pur gré de l’inspiration. Mais Rayas Richa y associe une science de l’anachronisme de tonalité tout aussi aiguisée (peut-être même davantage) que celle des Wu Ming de « L’Œil de Carafa » (1999) et d’« Altai » (2009) : c’est ainsi que, parmi tant d’autres, des phrases aussi réjouissantes que « Les arbres bien alignés, semblaient des sentinelles en charge de veiller le droit à la propriété » peuvent surgir, ou que l’on peut se délecter, parmi des dialogues toujours hilarants et inattendus, de celui d’un banquier vénitien adoptant avec quelques siècles d’anticipation le vocabulaire de la City londonienne ou de Wall Street pour « acheter le récit » d’un candidat à l’accompagnement.
Avec une verve imaginative qui n’a rien à envier à celle du Léo Henry de « Hildegarde », avec un sens de l’actualité rabelaisienne qui résonne avec celui du Mathias Énard du « Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs », Rayas Richa nous offre, en un peu plus de 200 pages, un cadeau presque inestimable, qui nous donne évidemment envie de se précipiter sur le deuxième tome, déjà disponible, et de terriblement ronger notre impatience en attendant le troisième.
Massari nous interrogea sur : patronyme, origine, destination, motivation. Pelleas répondait avec son sens de la mesure, causant de mon futur fief : digne d’Alexandre ; Babylone pour potager ; le krak des chevaliers pour pigeonnier, etc.
Pour conséquence : méfiances de Massari. Il s’étonnait du faible équipage d’un si grand seigneur et du péril à entreprendre pareil voyage en menue compagnie. Son menton rectiligne et carnassier obliquait légèrement. Les mots faussaires, hâbleurs, fanfarons ne franchirent pas ses lèvres, mais l’idée générale flottait dans l’air. Déjà, il cherchait un moyen civil de nous congédier.
Pelleas jugeant que la blague ne valait pas le cochon, plaça son « déjà quatrième voyage », avant de démontrer – autorité de l’expérience ! – que les pèlerins démunis avaient les meilleures chances de parvenir en terre sainte : « Car tout au long du chemin, les armées barbares soupirent aux équipages luxueux comme les fauves à la saison des amours. »
Zbelli loua le Seigneur de nous avoir guidé, vers les vertueux pâturages du signore Massari, dont la générosité et la prévenance nous assuraient un passage paisible en Vénétie. Ce dernier bien que sceptique voulut en savoir davantage. Il fit signe qu’on nous resserve à boire.
Et Pelleas (intenable) : « Oui c’est Sa volonté sans doute ; et le Christ aime à épargner ceux qui voyagent à sa mode. » Il laissa pour mézigue un silence très haute-couture avant d’ajouter : « Car comment eussions-nous autrement échappé aux embuscades alémaniques dans lesquelles ont péri tant de puissants voyageurs. »
Le cerveau pratique du marchand exigea tous les détails. On raconta l’auberge des croisés à Kempten, les indications données quant aux cols à emprunter, la mobilisation des villages alentour, les miliciens prenant à rebours les fuyards.
« Il faut reconnaître aux Alémans un certain génie pour l’organisation collective », déclara Massari. « Naturellement, la barbarie de leurs manières est à exclure, mais si l’on s’inspirait de leur bonne gestion des initiatives individuelles, on permettrait à la Sérénissime de prospérer à une allure plus véloce. »
Il tenait là, tout à la fois, une marotte sienne et un parterre nouveau.
Il fit servir des fruits et se lança dans un discours sur l’importance de l’organisation pour l’opulence de la race humaine, « à commencer, comme Dieu le préconise, par la sienne propre. »
Avec le liquoreux, il déclara avoir « acheté notre histoire » (?) et entreprit de m’éclairer sur la manière de valoriser l’héritage devant m’échoir.
« Avoir à Venise des partenaires sérieux vous permettra de choisir les semences d’avenir et d’affréter judicieusement vos navires. La majorité des seigneurs d’Orient croit suffisant de s’adonner à la cannelle ou à la muscade […] Sans même parler des risques inhérents aux monocultures, il faut avant toute chose, tenir compte des fluctuations de la demande et des capacités d’absorption du marché local. Voyez-vous, l’arrivée d’un de ces navires, surchargés d’une épice, conduit le plus souvent à un effondrement des cours. Et ceux-là creusent des pertes qui croyaient oeuvrer à leur fortune.
Non pour s’assurer les meilleures parts de marché, il faut impérativement… »
Ses mots s’organisaient en droites parallèles, orthogonales, sécantes. Tout cela fomentait des plans à suivre, des empires à bâtir, des vies à réussir.
Je pensais à ces existences, à ces destins mathématiques – réduits à une équation unique : vivre = maximiser sa richesse – où le corps n’est qu’un véhicule pour transporter bourse et malice.
Comme cela devait être reposant…
Hugues Charybde, le 19/05/2025
Rayas Richa - Une croisade buissonnière (Les jeunes constellations 1) - éditions Quidam
l’acheter chez Charybde, ici