Le complotisme, un contre-emploi qui sert très bien les systèmes en place
Par l’un des membres du formidable collectif italien Wu Ming, l’ouvrage décisif et très documenté sur l’absurdité des complotismes et la triste rationalité de la réaction qu’ils en sont venus à représenter face à la morgue inlassable des élites.
Dans les premiers jours d’automne de 2020, quand je jetais un regard sur les mois et les années consacrés à l’enquête, je voyais surtout de la solitude, de la tristesse, des existences au point mort ou au bout du rouleau. Il arrivait que quelqu’un me demande : « Tu écris sur quoi ? » Si je voulais couper court, je répondais « Sur les complots », et je n’ajoutais rien d’autre. Si en revanche j’en avais le temps et l’envie, j’égrenais un rosaire des mystères douloureux dont l’effet cumulatif laissait l’assistance bouche bée. Et à ce moment-là je devais m’arrêter : le sujet de mon livre, et la façon dont je l’affrontais, avaient le pouvoir de plomber n’importe quelle ambiance, de gâcher n’importe quelle soirée. Et l’annus, entre la COVID-19 et l’état d’urgence, était déjà assez horribilis comme ça. C’est pourquoi, la plupart du temps, je gardais pour moi ces énigmes et ces sales affaires.
Le 14 février 2020, Tobias avait posté sur YouTube une vidéo dans laquelle il s’adressait aux citoyens des États-Unis, en anglais, pour dénoncer l’existence sous leurs pieds de « bases militaires souterraines où on adore le diable et où on viole, torture et tue des enfants ». Tobias invitait à « localiser les bases, réunir une grande foule de personnes et partir à l’assaut ».
Il n’était pas le seul à dénoncer cette horreur. Deep underground military bases. Il y en avait dans tous les États-Unis, d’une côte à l’autre. L’acronyme était « DUMB ». Ceux qui y croyaient l’écrivaient avec des points abréviatifs : « D.U.M.B. ». Dans son usage le plus courant, l’adjectif voulait dire stupide, mais dans le cas présent il semblait avoir un autre sens, un sens plus ancien : incapable de parler. Comme dans struck dumb by fear, muet de peur.
Les monstres gardaient des millions d’enfants prisonniers dans les D.U.M.B., après les avoir enlevés ou fait naître là-dessous. Le but était de les violer, de les torturer et de boire leur sang pour en extraire une substance à la fois psychotrope et rajeunissante : l’adrénochrome. C’étaient des « enfants-taupes », mole children. Hillary Clinton était un de ces monstres. Dans une vidéo intitulée Frazzledrip, on la voyait arracher la peau du visage d’une enfant et se l’appliquer comme un masque.
Tobias avait les cheveux foncés et raides, et un visage sans signes particuliers. Dans la vidéo, il portait une veste bleue sur une chemise blanche, et pour parler à la webcam il regardait vers le haut. Derrière lui, une pièce sombre et sommairement meublée : des étagères remplies de dossiers, un fauteuil de couleur ocre et un lit avec une housse de couette à rayures vertes, beiges et violettes.
À 43 ans, Tobias était un homme solitaire. Il vivait avec ses parents, tous deux âgés de 72 ans, à Hanau, une ville de 90 000 habitants située à quelques kilomètres de Francfort. Il avait obtenu un diplôme d’économie des entreprises à Bayreuth en 2007, avait travaillé comme employé de banque et était alors consultant financier. Il détestait les races inférieures qui corrompaient l’Allemagne, et les journaux auraient qualifié ses idées d' »extrême droite » même s’il n’appartenait à aucune organisation. Il passait son temps libre sur internet à se consacrer à ce que les esprits comme le sien appelaient « recherche », research, Nachforschung : visiter des sites et regarder des vidéos qui dénonçaient des complots mondiaux, démasquaient les puissants et leurs réseaux occultes, révélaient ce qui se cachait derrière la trame apparente du monde. Comme dans Matrix. Die rote oder die blaue Pille ?
Tobias savait depuis des années qu’il était surveillé. Non pas par les services de renseignement allemands ni même par la Central Intelligence Agency (CIA), mais par une organisation secrète capable de lire dans ses pensées et de lui arracher son pouvoir : la vision à distance. Grâce à ce pouvoir Tobias avait vu l’horrible vérité cachée. Les conclusions qu’il en avait tirées avaient inspiré Donald Trump. Tobias avait été surpris de voir le magnat américain se servir de ses idées et devenir président grâce à lui. Devait-il en être flatté, indigné ou… atterré ?
Le 19 février, vers 22 heures, Tobias était sorti de chez lui, sur Helmholtzstrasse, était monté dans sa BMW et s’était dirigé vers le centre. Devant le bar La Votre, sur l’Heumarkt, il avait ouvert le feu avec un pistolet semi-automatique, un Glock qu’il détenait légalement. Sous ses tirs étaient morts le serveur, Kalojan Welkow, 32 ans, d’origine bulgare, et un client, Said NEsar Hashemi, 21 ans, d’origine afghane. Said était fraîchement diplômé et faisait un stage d’installateur chez Goodyear Dunlop.
Sorti de sa voiture, Tobias avait rejoint un bar à chicha tout proche, le Midnight. Depuis le pas de la porte, il avait tiré quatre fois, tuant le propriétaire, Sedat Gürbüz, 29 ans, et un client, Fatih Saraçoğlu, 34 ans, tous deux d’origine turque.
Tobias s’était éloigné à toute vitesse. Peu après il avait tiré sur un kiosque dans le quartier de Kesselstadt, tuant Vili Viorel Păun, 23 ans, d’origine roumaine, et Gökhan Gültekin, 37 ans, d’origine kurde. Vili travaillait comme manutentionnaire. Gökhan était maçon mais travaillait le soir comme serveur pour payer le traitement de son père atteint d’un cancer.
Tobias avait ensuite rejoint un autre bar à chicha, l’Arena, sur la Kurt-Schumacher-Platz, où il avait tué deux clients – Ferhat Unvar, 23 ans, apprenti plombier d’origine kurde, et Hamza Kurtović, 20 ans, étudiant d’origine bosniaque – et la serveuse, Mercedes Kierpacz, 35 ans, citoyenne polonaise appartenant à la communauté rom. Elle était mère de deux enfants et enceinte du troisième.
L’attaque n’avait duré que douze minutes.
Tobias Rathjen le savait : les satanistes des D.U.M.B. américaines et les allogènes qui infestaient tous les soirs le centre de Hanau faisaient partie du même complot. Lui, il avait agi. Maintenant c’était au tour des Américains. Lui, il avait envoyé un signal. Il s’était sacrifié, il ne pouvait plus rien faire d’autre.
Tobias était rentré chez lui, avait tué sa mère, s’était couché à côté d’elle et s’était donné la mort.
La police avait trouvé les corps à 4 heures du matin. Dans la maison se trouvait aussi le père, en état de choc mais indemne.
Le lendemain la vidéo sur les D.U.M.B. avait disparu, retirée par les administrateurs de YouTube.
Wu Ming 1 (pseudonyme de Roberto Bui) est l’un des membres du collectif bolognais Wu Ming – collectif que vous savez chéri dans ces pages si vous avez été un tant soit peu attentif au fil des années -, lui-même héritier résistant et persistant du collectif subversif et contre-culturel multinational Luther Blissett, qui opérait dans les années 1990.
Publié en 2021, traduit en 2022 par Anne Echenoz et Serge Quadruppani chez Lux, « Q comme Qomplot » – avec son sous-titre hautement significatif, « Comment les fantasmes de complot défendent le système » – est une somme monumentale, par sa masse documentée et par sa réflexion pénétrante, sur les « nouveaux complotismes » (dont bien des éléments n’ont, on le verra justement, rien de « nouveau » en soi), tout particulièrement autour des fantasmes satanistes et pédophiles organisés et orchestrés dans la mouvance dite QAnon, et sur leur formidable résurgence et extension depuis une vingtaine d’années. Présenté quasiment comme un « journal d’investigation », détaillant les étapes et les cheminements réalisés de proche en proche par l’auteur, avec d’inévitables et précieux retours en arrière, approfondissements passagers, lectures décalées, comparaisons internationales et liens tissés entre des « affaires » distantes dans le temps ou dans l’espace, « Q comme Qomplot » me semble une lecture fondamentale (en ne se laissant pas rebuter, bien au contraire, par son aspect pour le moins copieux, avec ses 515 pages bien denses – hors notes) pour mieux saisir l’une des composantes fondamentales des socio-politiques de notre temps présent.
Les fantasmes de complot. Je m’y étais intéressé de près dans les années 1990, lorsque je faisais partie du Luther Blissett Project (LBP), un réseau d’agitation culturelle et politique qui était aussi un jeu de rôle en ligne et dans la vie réelle.
À partir de 1994, des activistes, des artistes et des agitateurs de différents pays avaient adopté le nom de Luther Blissett pour signer des oeuvres, des performances et des actions de genres divers. Comme l’avait écrit le chercheur Marco Deseriis, en l’espace de quelques années « le nom à usages multiples avait été utilisé par des centaines d’individus dans diverses parties du monde pour revendiquer des canulars médiatiques, vendre des manuscrits apocryphes à des maisons d’édition, inventer des artistes et des œuvres d’art, dénoncer des chasses aux sorcières, signer des romans à succès, conduire des expériences psychogéographiques – ou, simplement, comme pseudonyme sur internet ».
Deseriis avait écrit la meilleure reconstruction et analyse du LBP. Dans son livre intitulé Improper Names: Collective Pseudonyms from the Luddites to Anonymous, il expliquait que Luther Blissett était plus qu’un simple pseudonyme : c’était un multiple-use name, un nom à usages multiples, et donc – heureuse création de concept – un nom impropre. […]
Luther Blissett était apparu dans divers pays, mais le phénomène avait surtout pris racine en Italie, grâce au réseau de collectifs qui formaient le LBP. Les deux groupes les plus nombreux, appelés « colonnes », étaient basés à Bologne et à Rome. Le projet avait duré cinq ans, de l’automne 1994 au 31 décembre 1999.
Le LBP avait fait grand bruit en peu de temps grâce à des canulars très élaborés aux dépens de la presse écrite et de la télévision. C’était là seulement une des nombreuses pratiques de Blissett, mais c’était celle qui attirait le plus l’attention. […]
En 1996-1997, le LBP avait déployé une vaste campagne de canulars pour contrer la panique morale autour de la prédophilie et du satanisme. La moral panic – concept introduit dans les années 1970 par le sociologue sud-africain Stanley Cohen – était une vague de peur agressive qui s’emparait de la société lorsqu’on lui désignait un ennemi présumé, mettant en péril ses valeurs et sa cohésion. En 1996, la bille de la roulette s’était arrêtée sur la case « Pédophile ». LA peur panique de la pédophilie – et du satanisme pédophile – s’était emparée de l’Italie, une tornade dans lquelle tournoyaient des paranoïas, des légendes urbaines, de fausses accusations, des titres tapageurs, des jugements sommaires, des réputations détruites. Pour toute réponse, Blissett avait inventé, dans le Latium et en Emilie, un réseau satanique qui se livrait à des viols rituels et, simultanément, un groupe catholico-fasciste de chasseurs de satanistes. Les exploits des deux groupes avaient plusieurs fois été mentionnés dans les journaux et à la télévision. La machination et son relatif dévoilement s’étaient retrouvés dans les journaux télévisés nationaux de première partie de soirée. […]
Un malentendu revenait souvent dans les évocations du LBP : on disait que nous faisions des fake news. Non. Les histoires de Blissett étaient des histoires complexes, conçues pour devenir des milieux à habiter longtemps, même pendant des années. Tandis que nous les habitions, nous explorions et exploitions leurs répercussions sur le système des médias, jusqu’à ce que nous décidions qu’il était temps d’atteindre le sommet : l’exploit final, la révélation, l’explication de la façon dont nous avions travaillé.
Et les faux de Blissett avaient des finalités précises.
Une finalité contre-informative : modifier le regard d’une partie de l’opinion publique sur un thème ou un problème donné en faisant surgir des doutes et des questions sur la façon dont les médias en parlaient.
Une finalité pédagogique : nous faisions de l' »ingénierie inversée », nous ne nous limitions pas à révéler et à revendiquer des faux, mais nous les démontions, exposions nos tactiques, en expliquant quels automatismes culturels et déformations du système d’information nous avions exploités pour les diffuser. L’explication du canular était plus importante que le canular lui-même.
Une finalité mythopoétique : chaque revendication faisait croître la réputation de Luther Blissett, ce qui rendait l’adoption du nom impropre plus intéressante, plus fascinante et chargée d’affectivité. En utilisant ce nom nous nous sentions appartenir à une communauté ouverte dans laquelle on partageait un certain style et un certain imaginaire. Tel était le sens que nous donnions au terme « mythopoésie » : la création de narrations partagées qui stimulent l’imagination collective et la coopération. […]
Les fantasmes de complot, nous les avions étudiés, nous les avions démontés, nous en avions inventé. Pour lancer le LBP nous avions pillé des textes ésotériques et conspirationnistes en réadaptant des termes et des phrases, en ajustant ces stratagèmes rhétoriques à notre objectif. Au fond, qu’était notre plan quinquennal sinon un complot, aussi particulier fût-il ? Il s’agissait de stimuler les bons fantasmes. […]
« Un mélange extraordinaire d’internet et de templiers ». c’est ainsi qu’un titre de l’Espresso qualifiait le LBP. La conspiration était une allégorie opérationnelle, elle servait à mettre les énergies en mouvement. En faisant allusion à de mystérieuses généalogies, en inventant des ascendances, en jouant avec les sédiments d’autres réputations, nous avions enveloppé le nom impropre d’une aura qui non seulement fascinait mais poussait à agir.
Tobias Rathjen et ses neuf victimes, Jessica Prim et sa folie aux 18 poignards, Cecilia Fulbright et sa chasse automobile aux passantes et passants de hasard qu’elle cataloguait satanistes et pédophiles : trois faits divers, l’un tragique en Allemagne, les deux autres plutôt ridicules aux États-Unis, mais dans les trois cas, abondamment relayés par certains réseaux. Wu Ming 1, en les documentant dans le détail, les utilise comme triple point d’entrée quasiment phénoménologique pour nous entraîner dans l’hallucinante nébuleuse à bras spiralés multiples, dans laquelle on parcourt le « Pizzagate », Alex Jones et le massacre de Sandy Hook, Edgar Maddison Welch et son « Mes informations n’étaient pas fiables à 100 % » et les « Veterans On Patrol », mais aussi la fausse mort de Paul McCartney (que l’on reliera avec bonheur au travail de Pacôme Thiellement dans « Poppermost » en 2002), la complaisance ésotérique des années 60 (l’auteur revisite et incise le trop fameux « Matin des magiciens » de Jacques Bergier et Louis Pauwels – et l’on notera ici à quel point le « Cours secret du monde » de Hugues Jallon, publié en 2025, constitue un complément parfait du présent ouvrage), et quantité d’autres « affaires », tragiques ou comiques, de témoignages de paranoïa, de montage en épingle (ou de montée dans les tours, à l’occasion).
Si le travail de Wu Ming 1 prend aussi nettement une allure de quête personnelle à vocation générale, c’est bien que les fantasmes de complotisme sont au moins depuis l’époque du projet Luther Blissett, comme il l’explique dans l’ouvrage, l’un des cœurs vibrants de la propre entreprise de désincarcération du réel et d’émancipation collective que conduisent au fil du temps les trois, quatre ou cinq Wu Ming (selon les périodes concernées). Le personnage de Q, dans le roman éponyme (devenu en français « L’Œil de Carafa »), fondateur de leur œuvre, tisse une toile secrète, incarnant une forme bien avant la lettre d’état ecclésiastique profond (dont on trouve assez logiquement des échos chez le Valerio Evangelisti de la saga « Nicolas Eymerich, inquisiteur »), dès 1999 – comme dans sa « suite », « Altai », en 2009 (non traduit en français). Le choc d’un évident hasard créatif et d’un possible complot occulte (le « Stay Behind » qui hante le sublime « La fabrication du réel » de Caroline Hoctan n’est peut-être déjà pas si loin) irrigue toute lecture de leur deuxième roman, « 54 » (également toujours non traduit en français), en 2002. Le « Guerre aux humains » de Wu Ming 2, encore lui, en 2004, faisait la part belle aux sectes, réelles ou imaginaires, comme aux chasseurs de satanisme et de choses beaucoup plus prosaïques et rémunératrices. « L’Armée des somnambules », de l’ensemble du collectif, en 2014 (et toujours non traduit en français !), aurait pu aisément être sous-titré « Hypnose et révolution » ou encore « Occultisme et contre-révolution ». « OVNI 78 », enfin, qui paraîtra quelques mois après « Q comme Qomplot », en 2022, se lit aisément comme une formidable mise en application pratique, romanesque et machiavélique, d’une grande partie des thèses développées patiemment ici par Wu Ming 2 à propos des fantasmes de complot.
Autant dire que l’existence même, et la logorrhée davantage encore, du prétendu QAnon avait tout d’un défi beaucoup plus politique que littéraire pour Wu Ming 1 comme pour l’ensemble de la mouvance activiste complexe qu’incarne au quotidien le collectif bolognais.
Non seulement QAnon semblait citer des parties de la trame de notre livre, mais il remettait en avant les fantasmes sur le satanisme et la pédophilie que nous avions étudiés et contestés à l’époque de Luther Blissett.
J’avais entendu un appel et je ne pouvais pas ne pas répondre. Cette histoire me concernait.
Je m’étais donc prestement mis au travail. En deux ans et demi, j’avais énormément lu, vu et écouté des dizaines et des dizaines de livres, des centaines d’articles, des discussions sur divers forums, des vidéos, des films, des chansons, des podcasts. J’en avais discuté au sein du collectif et avec une multitude de personnes. J’avais publié des articles et des enquêtes, donné des conférences en Italie et à l’étranger, un cours à l’université de Rome Tor Vergata et commencé à écrire un livre qui avait grandi sous mes doigts et semblait déborder de toutes parts.
Il ne s’agissait pas seulement d’écrire une histoire, mais d’historiciser une narration. Et de comprendre comment et pourquoi cela fonctionnait. Pour ce faire, il fallait avoir les idées claires et les bons concepts.
Pour m’orienter j’avais relu Le pendule de Foucault. Il me semblait impossible de parler des complots sans passer par ce livre. Et en effet la relecture m’avait mis sur la bonne voie. À chaque étape de la recherche, je me remettais à fouiller dans cette boîte à outils, car chaque nouvelle découverte me la ramenait à l’esprit.
À la différence par exemple du travail plus ancien d’un Pierre-André Taguieff (« La foire aux illuminés – Ésoterisme, théorie du complot, extrémisme », 2005), plus étroitement focalisé malgré les apparences, ou même de l’excellent « Énigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes » (2012) de Luc Boltanski, qui privilégie logiquement une approche sociologique à une approche directement politique, « Q comme Qomplot » (comme d’ailleurs le « Cours secret du monde » d’Hugues Jallon, déjà cité plus haut, ou le précieux « La totalité comme complot » de Fredric Jameson) tire pleinement parti de l’imaginaire romanesque du complotisme (que le collectif Wu Ming, dès ses racines Luther Blissett, aura, on l’a vu, largement contribué à explorer).
Directement ou indirectement, par analyse, par allusion ou par simple résonance, la fiction authentique joue son rôle ici. La trilogie « Illuminatus ! » de Robert Anton Wilson et Robert Shea, « Le Pendule de Foucault » d’Umberto Eco, bien sûr, Thomas Pynchon ou Jim Dodge, mais aussi « L’île du Point Nemo » de Jean-Marie Blas de Roblès, « Une bête se nourrissant d’elle-même » d’Olivier Benyahya, « Apocalypse blanche (la sirène sous la cime) » de Jacques Amblard, « Canopus dans Argo : Archives » de Doris Lessing, et bon nombre d’autres romans, servent tous d’une manière ou d’une autre de point d’appui ou de mur de rebond pour mener à bien ce travail d’historien (la formation d’origine de Roberto Bui alias Wu Ming 1) pour proposer cette gigantesque boîte à outils permettant de mieux repérer et affronter les narrations toxiques qui déferlent désormais sur nous par vagues presque ininterrompues, menaçant nos libertés au-delà des réflexes paranoïaques, et profitant plus que jamais, fût-ce de manière d’abord légèrement contre-intuitive, aux riches et aux puissants bien en place.
Ce qui frappait les commentateurs mainstream – qui appartenaient presque toujours aux élites libérales côtières – dans la narration de QAnon, c’était que le héros soit le président. Les fantasmes de complot n’étaient-ils pas, d’ordinaire, tournés contre les « pouvoirs forts » ?
Il y avait une autre façon de poser le problème : les partisans de Trump ont gagné, ils ont envoyé leur héros à la Maison-Blanche, alors pourquoi se sentent-ils encore marginaux, dans l’opposition, exclus du pouvoir ?
Des questions dénotant une piètre connaissance de l’histoire et une grande distance par rapport aux contradictions du corps social.
D’une part, les fantasmes de complot tournaient souvent autour de l’idée d’un double pouvoir. Il y avait un pouvoir occulte, officieux, et il y avait un pouvoir visible, officiel. Dans un renversement particulier, le pouvoir officiel était vu comme un contre-pouvoir révolutionnaire, occupé à combattre le pouvoir occulte, bien plus puissant. Les deux forces agissaient dans les mêmes espaces et se disputaient les mêmes institutions. Dans la propagande de QAnon, le méga-lobby sataniste et pédophile qui contrôlait l’État profond représentait le pouvoir occulte, et le contre-pouvoir révolutionnaire était la Maison-Blanche de Trump. Dans la propagande nazie, qui fournissait le précédent le plus évident, le pouvoir occulte était détenu par l’Internationale juive et le contre-pouvoir révolutionnaire était le régime d’Hitler.
D’autre part, c’était Trump qui avait gagné les élections, pas son électorat. Le « peuple » n’arrivait jamais au pouvoir avec les « populistes ». La classe moyenne blanche qui avait voté pour Trump avait nourri de grands espoirs de revanche, et même de catharsis. Mais on était désormais à mi-mandat, et il n’y avait encore eu aucune renaissance, aucune palingénésie. Selon l’éditorialiste du New York Times, Michelle Goldberg, QAnon servait à réduire « la dissonance cognitive causée par le décalage entre Trump tel que ses fidèles disciples se plaisent à l’imaginer, et Trump tel qu’il est dans la réalité ». Plus Trump se révélait incompétent, plus se renforçait la narration compensatoire et fanatique : « On ne crée pas une histoire délirante pour faire croire que son leader est un génie caché, si on ne se rend pas compte qu’aux yeux de la majorité, il paraît tout autre. Nul besoin d’une histoire ésotérique dans laquelle son camp est en train de gagner secrètement, s’il est réellement en train de gagner. »
Mais la dissonance se situait encore plus en amont : un milliardaire fils à papa élevé dans un cocon doré posait en défenseur de la classe ouvrière contre les élites. L’idée qu’il existait un autre pouvoir – monstrueux, de surcroît – et que Trump le combattait de l’extérieur était un moyen de résoudre la dissonance. Au fond, cela arrivait chaque fois que les classes ouvrière et moyenne prolétarisée soutenaient un politique qui les « représentait » bruyamment, mais faisait partie de la classe dominante et servait les intérêts des riches.
La conclusion la plus rationnelle aurait été : Trump n’est pas des nôtres, il ne fait rien pour nous. Mais cela revenait à admettre qu’on avait été leurré, qu’on avait cru à des diversions : la sécurité, les migrants, le mur à la frontière du Mexique… Croire en QAnon aidait à ne pas se sentir floué : on dirait que Trump ne fait rien, mais en réalité il mène une bataille secrète contre les pédophiles qui contrôlent la planète.
Le nationalisme des électeurs de Trump qui criaient « Make America great again ! » était inconciliable avec le scénario de l’enquête Mueller. Le président allié avec la Russie, l’ennemie historique des États-Unis ? Inconcevable. En disant que la mission de Mueller n’était pas d’enquêter sur Trump mais, en accord avec Trump, de frapper la Cabale, QAnon dénouait aussi cette tension et rendait au locataire de la Maison-Blanche son costume de patriote.
Hugues Charybde, le 21/10/2025
WU MING 1 — Q comme Qomplot - Comment les fantasmes de complot défendent le système - Lux
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