Se faire développer le personnel avec Camille Sova
Du magma foncièrement peu ragoûtant du développement personnel et de la psychologie positive, Camille Sova a su extraire une poésie riche en humour, en rêve et en incisions. Aux esprits chagrins ou blasés (ou arborant les deux emblèmes) qui aiment à prétendre que le cut-up a depuis longtemps épuisé sa puissance investigative et poétique, « Les branches des autres » démontrera avec éclat qu’il n’en est évidemment rien, et qu’à condition d’être pratiqué avec exigence, inventivité et un je-ne-sais-quoi de malicieux, peut-être, le copiage et le collage littéraires et performatifs ont encore de fort beaux jours devant eux.
28 mars
les fruits ne reviennent pas seuls
j’ai les genoux qui piquent et la poitrine qui coule
l’équinoxe me transperce le ventre
jusqu’à devenir parfois
une forme de cécité
les plantes jouent sur des trottoirs étroits
les allergies sur les souvenirs
et nous sur la lumière
derrière les arbres le rire du soleil
réveille le traumatisme
je laisse les maladies s’en retourner
les années prendront soin d’elles
rappelez-vous
nous sommes des symptômes désagréables
à la table des anges
Les mots contemporains du développement personnel (proposés chaque année davantage dans les fourgons du « Nouvel esprit du capitalisme », au sens de Luc Boltanski et Eve Chiapello), ont connu depuis un certain temps un coup de booster supplémentaire, par le biais de la « psychologie positive » envahissant « joyeusement » les médias, les réseaux sociaux et tant de cercles en quête d’influences-inspirantes™.
C’est ce corpus pour le moins ambigu qu’a choisi de dynamiter Camille Sova, à la fois fougueusement et subtilement, pour inaugurer en mars 2025 avec trois autres poétesses (Florence Jou, ainsi que Séverine Daucourt et Gabrielle Schaff, dont on vous parlera toutes deux également prochainement sur ce blog) la nouvelle collection Poésie commune crée par les éditions MF.
J’en profite pour vous signaler que le 6 décembre prochain, pour la deuxième édition de Créatine, le festival de poésie contemporaine animé à Ground Control par l’agence Book d’Alexandre Bord, une belle table-ronde réunira les quatre autrices en question et leur éditeur.
Aux esprits chagrins ou blasés (ou arborant les deux emblèmes) qui aiment à prétendre que le cut-up a depuis longtemps épuisé sa puissance investigative et poétique, « Les branches des autres » démontrera avec éclat qu’il n’en est évidemment rien, et qu’à condition d’être pratiqué avec exigence, inventivité et un je-ne-sais-quoi de malicieux, peut-être, le copiage et le collage littéraires et performatifs ont encore de fort beaux jours devant eux.
11 mai
dans les racines il y a toujours des bactéries
la douleur je la produis moi-même
mieux vaut cueillir ses propres brûlures
que s’éparpiller en cicatrisations
préférez-vous l’arrosoir ou l’univers ?
il existe un feu qui n’appartient à personne
un territoire enchanté où les êtres chers
ont encore cinq sens
je l’arrose depuis toute petite
mais il n’en sort que de la mousse
le mal a été fait
je n’ai pas pris l’univers
le géranium a changé
les étoiles apprécient malgré tout
À l’occasion de la publication des quatre recueils (celui de Camille Sova et les trois autres mentionnés ci-dessus), les éditions MF et le souple collectif qui incarne en leur sein cette nouvelle collection Poésie commune ont eu la superbe (et beaucoup trop rare) initiative de nous offrir, au même format, mais en accordéon à double sens), un petit ensemble de textes d’accompagnement particulièrement judicieux et précieux. À propos de ces « Branches des autres », on peut ainsi lire le superbe « Des branches à la branchie » de Frédérique Cosnier, mais aussi le rusé « Mais qui sait vraiment guérir ? » de Séverine Daucourt. L’un comme l’autre soulignent à leur manière le chemin hautement spécifique que l’autrice a su se tailler comme par enchantement du sécateur dans le maquis des injonctions réputées bienveillantes, injonctions masquant toujours aussi mal leur envie profonde d’un citius, altius, fortius, d’une efficacité renouvelée, repoussant les limites psychologiques humaines au service malin du capitalisme tardif qui, sinon, exténue et s’exténue.
10 juin
au plus profond du tambour
je descends avec la sauge
ensuite le monde change
c’est un pansement naturel
peut-elle avaler pour moi
les animaux du sommeil ?
regardez dans ma bouche
j’ai le deuil chronique
sur le chemin un détail et on doit partir
il faut que les fleurs du cerisier meurent
pour qu’on éprouve l’été
un nichoir n’est pas une vraie question
seule la nuit est à l’abri du crépuscule
Parmi plusieurs démonstrations implicites ou explicites que distille Camille Sova, comme mine de rien, dans ces « Branches des autres », il en est une qui me tient particulièrement à cœur : renouant avec certains fondamentaux du cut-up tels que les affirmaient hors de toute prétention aussi bien William Burroughs que Kathy Acker, il s’agit aussi d’illustrer – et avec quelle force ! – à quel point il n’y a pas de mauvais matériau (mais seulement, si l’on y tient, de mauvaises utilisations) en matière de littérature et de poésie, comme l’analysaient chacun à leur manière le Claro de « Cannibale lecteur » et de « Plonger les mains dans l’acide » (ou d’une mémorable rencontre à la librairie Charybde, en septembre 2011, dont on peut écouter des extraits ici, ici, ici, ici, ici, ici, ici ou encore ici) et le Jean-Michel Espitallier de « Caisse à outils » (2006), dont ses « Centre épique » ou « Tueurs », par exemple, fournissaient à leur tour une vigoureuse mise en application (on se permettra de mentionner ici, en guise d’addendum, l’incroyable travail d’Olivier Benyahya dans « Lazar » ou dans « Une bête se nourrissant d’elle-même »). Et c’est ainsi que la poésie, se nourrissant potentiellement de tout, du banal à l’impensable et du sublime au contaminé, est simplement grande.
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24 juillet
je ne sais pas me faire des amis au grand air
c’est dû à l’évaporation qui prend avec elle
les œufs comme les brumes
j’avais trouvé des antennes que je mettais dehors
l’ennui c’est qu’elles sont trop petites
pour humer un ami
j’avais aussi noué une amitié avec un lilas
puis il est parti
je l’ai attendu pendant la souffrance
mais la fleur était prise
j’ai bu ma distance et mes réserves d’eau
dans le silence végétal la tique dessine son sillage
partout à fleur de peau
c’était une parenthèse
entre une forme et une forme
Hugues Charybde, le 14/10/2025
Camille Sova - Les branches des autres - MF Editions
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